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FEUILLETON : Et si l’Ecole de Nice nous était contée ? - Chapitre 14 : L’Ecole de Nice et la question de la limite. Par France Delville pour Art Côte d’Azur

Malraux a dit que la mort transformait la vie en destin, et c’est sans doute cette idée inconsciente qui pousse à interpeller la question des limites, de la limite à donner à un Temps, à un Fait, pour passer à l’étape où l’on se retourne pour faire le point. Ben visitant avec nous l’exposition « Cinquante ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif, admit très volontiers pour cette manifestation le terme de commémoration. Et la kyrielle de films que Jean-Pierre Mirouze consacra aux artistes de l’Ecole de Nice donne jour après jour le sentiment que, oui, le destin de l’Ecole de Nice est scellé, et qu’il est temps de plonger dans la masse d’œuvres et de documents qui constituent un corpus historique incontournable.

Et combien la relecture – une lecture après coup, après le coup porté – est signifiante, riche, frappante, éclairante, passionnante.

A la vie, à la mort

L’exposition à la Médiathèque Nucéra d’un certain nombre de documents récoltés par Frédéric Altmann est un atout certain, et ce printemps verra également à Nice la projection concentrée de films de Jean-Pierre Mirouze.

Découvrant son documentaire « A la vie, à la mort » sur une manifestation de Ben à la Galerie Daniel Templon en janvier 2009, je me suis souvenue que la question présentée par Ben au public, celle de la mort et du suicide, était insistante dans son travail, que j’en avais eu encore récemment des échos dans un film de Gérard Patris où, en 1966, il la lance sous sa forme première, celle de l’anonymat.

Photo Pierre Lapijover

Je me suis souvenue aussi que moi-même (écrivant à l’époque sous le pseudonyme d’Avida Ripolin, manière de réhabiliter l’Avida Dollars de Dali), en 1993 je m’étais posé la question de la manière dont Ben allait pouvoir, dans le temps, maintenir son équilibrisme instable de danseur de corde nietszchéen, et son souci de la contradiction comme Foucault avait le souci des plaisirs, autre question brûlante, et j’ai retrouvé mon texte sur une disquette obsolète, que j’ai réussi à décrypter.

Il commençait ainsi :
« Ben, tout le monde le connaît maintenant, on l’aime, on le déteste, mais il fait parler, il déclenche des passions… Et s’il n’avait pas existé ? »

Se demander si on aurait pu se passer d’une chose peut être un critère intéressant, et je suis convaincue que Ben était nécessaire, en tant que fou du Roi, et maître Zen en même temps. Je sais, je vais faire hurler. Mais c’est quoi un maître Zen, avec ses « koans », ses petites questions absurdes qui soulèvent les questions fondamentales sur l’être, l’ego, la vie, la mort ? Et mon texte posait la question du suicide, non pas en tant que réel, mais en tant que dissolution, rupture, éloignement, que sais-je… Je me demandais si Ben allait toute sa vie répéter que tout était art, non-art, et que son rêve était de ne pas créer, en créant à chaque instant ?

Et cette question je la retrouvais intacte chez Ben à la Galerie Templon devant la caméra de Jean-Pierre Mirouze, Ben, un homme maintenant, qui déployait sa problématique avec peut-être plus de distance et d’ironie que le jeune homme tout mince du film de Patris, jeune homme électrique, presque timide… Mais c’était la même question, sauf qu’il avait derrière lui (dans le passé, et accrochées au mur, toutes ces petites enseignes dont il avait fait son carnet de notes, et qui sont reconnaissables par le passant dans le monde entier).

Comment ne pas être là ?

Le film de Gérard Patris, en 1966, montrait Arman, Raysse, Gilli, Ben tentant de définir l’Ecole de Nice. Où Ben déjà posait sa question obsédante : comment ne pas être là ? Est-ce que cela voulait dire « comment être vraiment vivant » ? Pour ne pas être mort, il faudrait s’absenter ?

photo Léo Moser, Luzern

C’est la réponse du moine zen : rejoindre le moyeu de la roue pour ne pas être un ramassis de projections, un amas d’imaginaire. L’un des panneaux de Ben chez Templon indique que ce n’est pas la mort qui tue, que c’est la vie.

D’ailleurs Ben cite Manzoni, Klein et Malévitch comme des gens qui voulaient être immortels. C’est-à-dire Dieu. Ben a écrit explicitement qu’il était Dieu. Mais dans sa plaidoirie contradictoire de toujours, Ben admet qu’il est impossible d’être immortels, d’être Dieu, puisque nous sommes mortels. Cela se mord la queue entre « être ou ne pas être », à la Hamlet mais surtout à la Ben, déjà en 1961, sur une affiche du Festival Fluxus d’Art Total à Nice, il avait inscrit « Mourir est une œuvre d’art ». Et il a répertorié les artistes qui se sont suicidés, Pollock, Rothko, Hemingway, Kirchner, Maïakovski, De Staël, Diane Arbus, Molinier, Bernard Buffet, Virginia Wolf… et Vatel… et Freud… Et de citer Levinas qui conseillait de ne pas vouloir se tuer à être, et, poussant cette morale jusqu’au bout, Ben a honte de se montrer, ou d’exister, et la solution absolue, la logique de l’affaire, c’est le suicide.

Alexandre de la Salle dans sa galerie de la Place Godeau à Vence, au mur une pièce de Ben « I am ashamed of myslf », Ben

Et qu’est-ce qui se passe quand on ne se suicide pas ?


Et qu’est-ce qui se passe quand on ne se suicide pas, qu’on continue de faire de l’art ? Les artistes qui se sont suicidés sont connus pour leur œuvre et non pas pour leurs suicides, souvent même les gens ignorent ce suicide. Mais il est vrai que le rapport à la mort est une grille de lecture incontournable pour la lecture des œuvres d’art. Et donc en 1966 le jeune Ben se débat dans ce paradoxe : comment regarder toujours ailleurs, comment être ailleurs, comment ne pas créer, dès qu’on dit : « je refuse de créer », c’est une œuvre, une affirmation, qui peut s’écrire, la preuve en est une simple écriture, anonyme, mais l’écriture de Ben est depuis longtemps une signature. Rien que de prendre son stylo et de poser une patte de mouche sur l’espace vierge de la feuille ou de la toile, c’est une manière de se faire voir et entendre…

Donc chez Templon, Ben bute à nouveau sur la question, et en public, manière de faire buter le spectateur. Et, comme il le dit, s’il est un amuseur, il est aussi un non-amuseur. L’on peut si on veut assimiler son œuvre à une « vanité » qui aurait pris des formes multiples. Et c’est dès le début qu’il a réussi à casser les images confortables, à poser les questions mal élevées, en sale gosse. Mais par une vraie inquiétude de la pensée. Ben a accueilli cette inquiétude, et c’est tout à son honneur. La vie ne lui sera pas passée dessus comme un filet d’eau tiède, il s’y est colleté. Par un art personnel, à sa manière Fluxus, où la Forme est ramenée à sa simplicité absolue : « je pense donc j’écris, j’imagine donc j’assemble des débris ». Et ça c’est parce que Fluxus a été touché par le Zen dans les années 50, en Amérique. On prend les choses comme elles apparaissent, au moins on essaie. Comme on tire à l’arc, à la fin, les yeux bandés, sans arc et sans flèche.

Quand Ben aimerait être – l’espace d’une hypothèse - la dame du quatrième, sait-il qu’il évoque homme ordinaire du Zen, qui n’a rien de banal puisqu’il a réussi à opérer le retour à la maison, et retrouver sa véritable nature, et même la fadeur des haï-kaï ? N’y aurait-il pas de cette fadeur chez Ben, ce qui est acrobatie bien connue des maîtres en la matière ? Et si en 1993 j’avais eu envie d’analyser sa démarche, c’était bien sur la question du suicide en tant que limite. La question de la limite est la seule question en art, surtout les peintres abstraits : que peut-on faire, au-delà du vide, du monochrome ? Aurélie Nemours et Alberte Garibbo en ont parlé, à ce moment le discours devient presque mystique, et justement en 1966 Ben dit : mon discours pourrait paraître mystique…Aller jusqu’au bout ? il demande. Serge III y a répondu en jouant à la roulette russe avec de vraies balles, en étant emprisonné pour avoir donné son passeport à un soldat tchèque, Pierre Pinoncelli s’est fait jeter dans le port de Nice enfermé dans un sac, muni d’un couteau pour ouvrir le sac, il a provoqué un taureau qui lui a à moitié arraché l’oreille, et lorsqu’il a fait gicler de la peinture sur le visage d’André Malraux, les gardes du corps armés auraient pu lui tirer dessus. L’œuvre de Pinoncelli est-elle suicidaire ?
La question reste entière.

Mais à l’époque je me disais bien que l’art de Ben n’était pas une sublimation au sens de Freud (l’un des suicidés de la liste mais, avec l’aide de son médecin le Docteur Schur, à la manière de Socrate, et pas à la manière du suicidé de la société qu’était Van Gogh pour Artaud), puisque la question se présentait toujours sous la même forme, que l’œuvre ne calmait pas l’homme, au contraire elle ne faisait que l’exciter, comme s’il n’avait pas droit au repos.

« Ma manie des listes », 1976

Ce n’est pas une critique, les œuvres les plus fortes sont les questions sans réponse. La réponse est, paraît-il, la mort de la question. Ben est une sorte de héros, de ceux qui meurent debout, un guetteur de l’hypocrisie. Et c’était dressé de fièvre qu’il défendait ses idées devant Arman et Raysse qui l’écoutaient plutôt décontractés improviser sur le paradoxe sans issue, l’aporie qui consiste à avoir pour règle « regarder ailleurs » (tableau qui est le premier plan du film, intitulé « L’Ecole de Nice »), pour, depuis Duchamp et Cage, n’aimer, ne rechercher que le nouveau. Mais, dit Ben, « c’est nouveau et ça ne l’est pas d’un coup ».
Et d’après lui ses interlocuteurs n’ont pas compris la révolution de Duchamp parce qu’ils embellissent les objets qu’ils produisent. Même si ces objets sont des objets de rebut, ils les sauvent de la ruine, en quelque sorte. De la mort. Ben essaie de ne pas tomber dans le piège, pour que l’art soit avant tout un enseignement, quelque chose qui apprenne à tout voir, l’art comme « focus »… Pour lui ses collèges sont des entrepreneurs qui bâtissent sur le travail de Duchamp, Cage et Klein. Pris en délit de construction. Ben est bien plus mégalomane : « moi ce qui m’intéresse le plus, c’est de ne plus être moi-même, et ça c’est difficile… mais j’aurais voulu : pas de personnalité, pas de recherche du nouveau, ne plus faire du nouveau, ne plus exister, ne plus être « Je »…

« J’aurais aimé être le plus grand à ne pas vouloir être le plus grand », Photo Pierre Lapijover)

Par exemple que vous ne me connaissiez pas, que je ne sois pas là, et que vous ne le sachiez même pas, ou peut-être que vous le sachiez, que je suis disponible, que je ne fais rien, que je suis l’artiste qui ne fait rien, et que vous ne me connaissiez pas, alors là ce serait de l’hypocrisie, si je voudrais (sic) ça… Il faudrait vraiment que je sois la personne du quatrième, vous la connaissez ? Non ? …. Je voudrais ne plus faire de l’art, mais est-ce que c’est possible ? Il (Duchamp probablement) a dit non, parce qu’il a dit, on ferait toujours de l’esthétique. Et moi je dis, ne plus faire du nouveau, est-ce que c’est possible ? Non. Donc les problèmes qui m’intéressent, ce sont par exemple le problème du suicide ou de la mort. mais en fin de compte si je meurs pour qu’on dise, vous avez-vu, ah, le Ben il est mort en tant qu’œuvre d’art, ça ne m’intéresse pas, et je me demande si je pourrais ne pas toujours être là à vouloir être le premier, à vouloir être plus fort qu’Isou, à vouloir être plus fort qu’Arman, à vouloir ne pas faire comme eux, ils font tous des œuvres, donc Ben méfie-toi, ne fais pas d’œuvre, ils font tous quelque chose, donc Ben méfie-toi ne fais pas d’œuvre.

dans un Arthèmes de 1988, interview par Marie-Lou Lamarque-Mouzon, avec à une autre page une photo de Ben et Daniel Templon

- Arman (en voix off) – Une anti-œuvre finit par être une œuvre d’art ;

- Ben – Oui, une anti-œuvre finit par être une œuvre d’art.

- Arman – Pauvre Ben, tu te cours derrière, tu ne rattraperas jamais, c’est ça qui est embêtant. Mais c’est de la remise en questions de Ben.

- Ben – Oui… mais ne parlons pas de moi… si je disparaissais…
Il sort du champ (si j’ose dire) de la caméra. Puis il réapparaît :

- Ben – Ah ! il faut que je revienne, mais vous voyez, ça c’est lâche, ça ne m’a pas plu de revenir… je vais repartir…
Etc. en de dos, photo anonyme

La séquence précédente montrait Martial Raysse posant un néon en forme de cœur rose sur l’un de ses tableaux, parce que la vie est un chaos, expliquait-t-il, et que le néon est un chaos sur l’organisation de l’œuvre - le néon, pure lumière, qui est la vie – le néon est un désordre qui vient bouleverser l’œuvre organisée. Visitant ensuite un Prisunic, il explique que le goût qu’il a pour les objets manufacturés vient de ce qu’ils sont aseptisés, inaltérables, insipides, semblant du même coup échapper aux contingences de mort. « Moi j’ai toujours été préoccupé par les idées de mort, et ces objets vivront éternellement, et donneront l’impression qu’on ne mourra jamais, qu’on sera toujours heureux », dit Raysse.

La question du suicide évoquée par Ben devant l’œil de deux caméras (celles de Gérard Patris et celle de Jean-Pierre Mirouze à 42 ans d’intervalle, 1967-2009, vient de toute autre manière que prise dans le corps réel comme ont pu le démontrer les artistes qu’il cite. Je voudrais à la liste ajouter Ghérasim Luca, suicidé de la Seine au début des années 90, qui s’était colleté à la mort à l’époque du Surréalisme roumain de ses débuts, la question était de tuer la mort œdipienne, c’est-à-dire comment s’attaquer au Destin, refuser l’inné, y compris dans la langue…Et son poème « Héros-Limite » commence ainsi : « La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie vice, la vivisection de la vie » étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de 16 aubes et jets, de 16 objets contre, contre la, contre la mort ou, pour mieux dire, pour la mort de la mort ou pour contre, contre, contrôlez là, oui c’est mon avis, contre la, oui contre la vie sept, c’est à, c’est à dire pour, pour une vie dans vidant, vidant, dans le vidant vide et vidé, la vie dans, dans, pour une vie dans la vie. Je dis je je jeu jeudi sept mai, mais, c’est à dire je dis ô, je dis jour et oui, jour et nuit je le dis, que oui aujourd’hui jeudi le le sept mai, jeudi je dis mort, je dis mort morte comme on dit on me dit trois, sept et trois faux fond font dix, on dit dix comme on le pense, c’est à dire comme le trois, le troisième dé de la terre, on se tait, on me tait, se taire comme le troisième terme issu de je pense qu’on me pense et de se se suis, je suis décidé de, je suis le dé qu’on jette sur le trois-sept, c’est-à-dire comme le trois, le troisième terme issu de se se se suicider ou être être suicidé au dé ou à la scie, le troisième terme ré ré réco, l’écho de la scie et du dé réconci réconcilia réconciliateur, oui il y a la ré, la réconciliation entre se suicider et être suicidé, à l’insu du troisième terme issu de l’insur, de l’insurrection et de la ré, sursur, de la résurrection ». Et le photographe Gilles Ehrmann a illustré son poème « Œdipe-Sphinx » par la série de photographies prises au cimetière de Palerme :

série Œdipe-Sphinx, 1960-1976

« je ne peux pas continuer, il faut continuer… »

Et Ben, dans une voie qui n’était pas nommément celle du Zen même si Fluxus l’a frôlée sans cesse, a joué avec chaque œuvre un pari en forme de bande de Moebius : comment ne pas être là en oubliant qu’on veut ne pas être là, le lâcher-prise n’existant que s’il y a une prise, etc. C’est encore du tir à l’arc, on n’atteint la cible que quand il n’y a plus personne pour tirer, et pourtant il y a un encore un corps, un arc, des flèches, qui ont tous travaillé au lâcher-prise, et durement travaillé, au sein d’un mental qui a cherché à s’évider vers la vacuité. Un mental qui tourne en rond jusqu’à ce qu’il réussisse à s’éterniser, dirait Verdet.


J’avais essayé de tourner autour de cette question de Ben en me demandant comment il allait faire, dans sa noria personnelle, pour ne pas tourner en rond jusqu’à la fin, quelles seraient ses voies d’échappement, tout en sachant que son œuvre n’est rien d’autre, dirait Sartre cette fois, que les non-coups de poings du type qui est en prison mais qui ne fait pas comme le voisin, qui ne passe pas son temps à se taper la tête contre les murs. Ben s’en sort (« Comment s’en sortir sans sortir » est encore un titre de Ghérasim Luca), par le renouvellement de la question.

Photo Frédéric Altmann

Question en effleurement, jamais il ne s’y arrête. C’est fort. Toujours remettre en question, c’est la phrase d’Arman sur lui. La question est une ouverture, et Ben est toujours dans la question suivante. Il aime visiblement la liberté, je comprends qu’il ait aimé Fluxus, car il est l’incarnation du « flux », c’est rare de voir ça, sa pensée n’est jamais où elle est, elle est déjà plus loin, et ça se voit et ça s’entend, c’est perceptible. Et tout son art aura consisté à mettre en visibilité les mouvements dialectiques de l’âme. Et dans le film de Jean-Pierre Mirouze (où Jean-Pierre apparaît lui-même, interpellé par Ben), elle est vraiment mise en visibilité, la longue méditation de Ben qu’aura été son œuvre, se confondant avec sa vie, l’intrication des deux étant l’un des ingrédients les plus marquants de la contemporénéité, comme y insiste Jeanne Moreau, cette merveilleuse actrice sœur jumelle de Marguerite Duras qui dit à son tour qu’elle n’a fait que retranscrire les propos de sa concierge. Quant à Ben, les deux monologues de lui que je compare évoquent irrésistiblement le discours de Samuel Beckett, fondé sur du paradoxe sans fin, et sans vérité ultime : « je ne peux pas continuer, il faut continuer… », réponse en intégration des contraires de la question d’Albert Camus dans les premières lignes du Mythe de Sisyphe : « Faut-il se suicider ? »

JEAN MAS

La réponse de Jean Mas à l’impermanence, à l’impuissance, sont tout autres. Par déplacement et condensation comme il le dit à un moment, oui, il sublime, à coup de bulles, ce qui est d’une polysémie folle. Ainsi dans cet extrait de Performas au centre International d’Art Contemporain de Carros le 24 mars 2007, où il passe de l’éphémère (effet-mère) à l’effet-bulle, c’est-à-dire, en avalant la couleuvre (la couleur-œuvre, ça c’est moi qui le dis), se mettre à jouer avec, et alors le « je », le « moi » deviennent pur JEU. On passe de la purge au jeu. Bulles, cages à mouches, fumée, toutes matières qu’il transforme en « Or bleu de l’Ecole de Nice », mais la fragilité de la matière première devient le gage d’une opération où ne subsiste que la parole, que l’être-là. C’est un deuil permanent de l’enflure, comme font les clowns, qui prennent plaisir à se prendre les pieds dans leur pantalon trop large. Comme outils alchimiques de la dé-narcissisation jubilatoire, il a aussi le « Peu » et l’ombre.

Attardons-nous un peu sur des Ombres prises dans le livre que préfaça Jacques Lepage d’une manière subtile, mettant en lumière le savoir de Jean Mas sur le fait que le soleil ne se regarde pas en face, que la vérité se dérobe. Savoir sur das ding, sur le réel, sur la différence entre discours et parole, sur le fantasme. Lepage écrit : « Avec Jean Mas, une volonté, un souci constant apparaît d’occulter l’objet que l’on semble vouloir proposer et auquel on substitue une trace qui en témoigne en le dissimulant dans une signification apocryphe. La mouche (invisible dans les productions de cages à mouches de l’artiste) s’efface devant la cage qui fonctionne alors comme un leurre, la bulle (de savon porteuse d’encre) dont l’empreinte restera, résidu, sur une page blanche, les peu qui se fondent dans les jeux de mots... et aujourd’hui les ombres d’Arman, de Ben...

On peut attribuer à Mas, à ses travaux, un propos de Jean Jacques Lebel parlant de John Cage « Œuvre ouverte, jamais achevée, irréductible à un message monosémique, toujours en devenir et en fluctuation ». Cette insécurité est le propre de Jean Mas et de ceux qui comme lui sont porteurs d’une nouvelle conscience de l’art, de l’art contemporain, ne le réduisant pas à redire le déjà-dit, à montrer le déjà-vu. Comme il conte l’histoire en la déconstruisant, il œuvre en art dans le refus de la séduction et des facilités du déjà-connu. Ses travaux récents sur et à propos des ombres, sur l’ombre et les ombres, le marginalisent en lui accordant l’accès d’un territoire où il défriche un sol vierge. En effet les travaux de Mas énoncent d’autres relations interprétatives que celles manifestées au répertoire d’ombre ; cette nouvelle approche plastique l’occupe de façon majeure dans son déchiffrement. On remarque que l’ombre chez cet artiste n’a rien d’un reportage photographique.

L’anecdote est évacuée, c’est une masse non modulée à laquelle on se heurte, relevant du discours plastique, sujet de cette discipline. Plastique certes, mais hors tout académisme. Œuvre autonome, détenant son langage propre, le créant en le découvrant dans sa matérialité même. Refusant virtuellement au discours de lui appliquer son insanité. L’originalité de cette approche prouve par ses transcriptions la maîtrise conceptuelle de la démarche de l’artiste. Jean Mas confère à son Art, ici celui de l’ombre, l’assurance qui fonde une œuvre dans son entendement avec une contemporanéité garante de l’importance de l’artiste, de sa valeur. Saisissons-nous de notre regard pour faire au fil de la découverte un repaire (repère) pour les ombres à venir ».

Préface de Ben : « Qu’on le veuille ou non Jean Mas non seulement fait du nouveau mais il fait rire, un rire surréaliste. Un jour il m’a emprunté une balance pour peser sa merde et connaître ainsi le poids de son déchet journalier. Parfois je me dis : c’est un poète, parfois je me dis : Mas est l’ombre qui tire plus vite que Lucky Luke, parfois je me dis : c’est un artiste d’art contemporain super-stratégique qui fait semblant d’être naïf ».

ombre de Ben

Dans le livre chaque ombre est accompagnée d’un texte de Jean Mas. Texte sur Ben : « Mai, le mois des cerises, le moi de Ben. L’arbre en était chargé, les branches ployaient. Il me dit : « Fais vite, j’ai du travail » et de sa main droite il se mit à cueillir les fruits rouges. J’eus l’impression qu’il les arrachait. « Ben, les cerises ça se cueille avec la queue ! » Il propulsa avec sa bouche le noyau si loin que seule une pratique quotidienne pouvait en garantir le succès. Je photographiais alors son geste de cueilleur : nul doute, nous étions bien à l’aube de l’humanité ! ».

ombre de Gilli

Texte sur Gilli : « Sur le parvis d’Art Jonction, il était dans son nouveau fauteuil électrique. Les drapeaux des nations claquaient de concert. Nous dûmes éviter l’ombre des mâts qui rayaient l’allée centrale. Il s’amusa de cette chose. Avec son engin ; il décrivit de grands cercles plus de plus petits autour de moi. J’étais au centre et je pivotais pour le suivre. Des gens s’arrêtaient, intrigués par ce manège d’ombre ».

ombre de Hains

Sur Hains : « L’idée l’amusait beaucoup. Plus vous gagnez d’estime dans son amitié et plus il vous fait attendre à l’occasion des rendez-vous posés. J’étais dans le parc de l’Hôtel Windsor : trois quarts d’heure s’étaient écoulés (ce qui est peu) lorsque, tout souriant, il apparut. Très observateur, les mains derrière le dos il se prêta à ce petit jeu tout en demandant au garçon de déplacer la table : il voulait déjeuner à l’ombre. Il demanda la carte et m’expliqua par le menu l’élaboration des mets chers à son palais. Nous goûtions tout en devisant à la douceur de l’ombre propre à cette saison.

ombre de Nivèse

Pour Nivèse, un événement non identifié. « Surprise : son ombre m’a échappé, il n’en est resté que le contour. TOUT s’est passé comme si elle traversait la surface de tout support. Seul le négatif de l’ombre pouvait témoigner de son passage. Elle pénétrait sa planche de travail, sa surface de découpe. Nul doute que ses dernières œuvres problématisent cette chose étrange qu’est son rapport à l’ombre. Cette absence momentanée ou partielle, seule réalité tangible du phénomène nous procure une lumière noire. Représentation d’une découpe, d’un vide, approche aux abords de la mystique d’où perce la lumière ».
Mon cher Jean, avais-tu oublié que Nivès signifie neige ? Et n’as-tu pas écrit dans ta propre introduction à ton livre « Ombres » : « L’ombre transpire l’être et le dissout dans l’inquiétante étrangeté qu’elle peut susciter ». Oui, tu as vraiment fait ton œuvre sur l’envers des choses…Une forme de prestidigitation. On ne te l’as jamais dit ?

Voir le film sur Jean Mas

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