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CHAPITRE 51 (part I) : Du Sauvage au Lisse

France Delville vous propose sa chronique que vous pourrez suivre en plusieurs épisodes.

Marc Piano à son vernissage Vallauris 23 juin 2012 © DR

Si d’emblée une filiation à Picasso s’impose au regard que l’on porte sur l’œuvre de Marc Piano, c’est loin d’être réducteur : il fallait bien que Marc soit capable, enfant, dans une ville, Vallauris, où tout s’appelle « Picasso », de se saisir des sources qui avaient déjà abreuvé le grand Espagnol lui-même pour son œuvre en général et sa céramique en particulier. Vallauris, Pablo Picasso y a débarqué en 1946, visitant l’exposition annuelle des potiers de Vallauris, au hasard d’une rencontre avec Suzanne et Georges Ramié, propriétaires d’une fabrique de céramique, l’atelier Madoura. Car Pablo Ruiz Blasco est natif de Malaga, important centre potier hispano-mauresque. Et, à Vallauris, il a pris figure de mythe, fondateur de quelque chose, nouage de la Création après lui, même si une merveilleuse tradition avait mis cette « cité d’argile » au travail bien avant lui. Alexandre de la Salle, dans sa dernière chronique, a montré, grâce à une interview d’André Verdet, que celui-ci devait à Picasso l’initiation de sa peinture (initiation à la Peinture). C’est que Picasso, par une maïeutique personnelle, était capable de livrer, d’un mot - une espèce de koan ? - à celui qui était sur la voie de lui-même, l’injonction : deviens ce que tu es, deviens ce que tu peux, apprends à connaître ta puissance, au sens deleuzien. Recevoir la transmission de Picasso, cela a été pour beaucoup (et aussi des photographes, comme André Villers), un cadeau du ciel, mais aussi une charge : celle de s’écarter de la source pour aller à sa propre embouchure. Certains se sont perdus, on n’en parle plus. Ceux qui restent ont été abreuvés, par Picasso lui-même, par sa démarche, aux arcanes de cette création qui est de pouvoir se couper de la répétition pour innover. Arcane de la Liberté.
Tout est grand chez Picasso, de la source à l’embouchure. Ce sont les énormes racines qui font le baobab. Leur profondeur. Celle dont parle Marc Piano à propos de sa propre recherche. Son « rouge », actuel, il dit qu’il l’a trouvé comme par un esprit de profondeur. Et c’est là qu’il faut rappeler, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que Vallauris, c’est autre chose qu’un endroit folklorique apprécié de touristes en quête de « distractions ».

Gros plan de « Structure » (2007) Photo prise dans Catalogue Malmaison © DR

On est ici au contraire dans la plus grande concentration. De sens. Un peu sur un point d’acupuncture de Civilisation. Entre la Grèce, ou plutôt la Crète, le Labyrinthe, et l’Espagne, Malaga. Le taureau de Picasso, il faut absolument le rappeler à propos de Marc Piano, ce n’est pas une figure folklorique pour vendre des assiettes à des touristes, c’est la racine même de l’Occident : le Minotaure. Le passage de l’animalité à l’humanité, la menace jamais résolue de la bestialité, la mise à l’Epreuve, donc l’Initiation, donc une possibilité de Connaissance. Ce n’est pas rien.
Et il faut évidemment retourner à « Minotauromachie », l’eau-forte de Picasso de 1935, pour s’en convaincre. Rien de naturaliste, mais une mise en scène de la vie et de la mort, et de l’histoire humaine comme effort permanent pour sortir du hors-temps évoqué de manière très impressionnante par Marc Piano. Un hors-temps qui est un dépassement du temps du côté de l’origine, là où il n’est plus compté.

Taureau rouge exposition Vallauris juin 2012 © DR

Si Marc Piano, enfant, baignant dans le monde « picassien » comme il l’appelle lui-même, a saisi, chez Picasso, au-delà du fait que son collège, et qu’une rue, et que tant d’autres choses, portent le nom de Pablo à Vallauris, s’il a saisi cette dimension de l’archaïque incontournable comme aleph de l’alphabet et de l’histoire de l’art, alors tout était joué, tout était gagné. Et la force de travail nécessaire, et la force de son travail, d’hier et d’aujourd’hui, n’est que la mise en acte d’un projet relié, d’un projet enraciné. Dans la question des trois temps de l’Imprononçable : a été/est/sera.
Est-ce grandiloquent ? Non, si l’on est saisi violemment par les figures primordiales et au-delà du primordial, donc intemporelles de Marc Piano, et même – et surtout – au moment où il glisse vers cette nouvelle étape du lisse (d’Ulysse, si j’ose dire), d’une matière glissante (afin que ?) plus rien n’arrête le regard jusqu’aux arêtes, aux crêtes, aux lignes, à ces limites que sont le trait.

Du Sauvage au Lisse, même abstraction, même Symbolique

Il y avait longtemps que l’on était, dans les figures sauvages de Marc Piano, loin d’un réalisme quelconque, et il s’est peut-être toujours agi – même dans les commentaires de pièces de musées méditerranéens, comme le Trio marin de 2002 - d’énergies.

Vue de l’exposition © DR

De ce que leur beauté, à ces formes anciennes, leur sens, leur forme - au sens de la gestalttheorie, de la puissance de cette forme - nous transmet. Marc Piano cherche plutôt à atteindre un dessin. Un dessin dans l’espace. C’est ce que tracent les avions supersoniques et les constellations. Dessin de leur énergie. Parcours d’une force.
Mais cette fois la couleur rouge ajoute encore à l’abstraction, cette couleur-symbole dans toutes les civilisations. Un certain rouge très fort, très intense, vermillon, est présent dans un certain « Vallauris ». Marc Piano l’a comme détourné, allégé, « approfondi », comme une laque est une superposition qui ne se voit pas. Profondeur énigmatique, profondeur de l’énigme. Mais la rouge laque chinoise, gorgée de sang de bœuf, est sans poussière, on l’enferme dans un meuble pour qu’elle sèche hermétiquement. La laque rouge de Marc semble marquée par l’atmosphère, caressée par l’air et ses particules. C’est bien, car c’est à la fois aérien, volatile, et estampillé par la vie. Les photos qui accompagnent l’exposition ont aussi tout d’éponges aquarellées de l’ambiance. J’y reviendrai dans la quatrième partie de ce chapitre.
Que Marc Piano me pardonne, mais un détour par le propre rapport aux civilisations de Picasso ne peut qu’éclairer son œuvre. Tout artiste refait l’histoire de l’art pour son propre compte, chacun allant trouver dans la Racine sa propre racine, surtout, si, comme y insiste Marc, la racine est perdue dans la nuit des sables, un temps originaire qui se trouve à l’intérieur de chacun de nous comme un savoir, une saveur, un filon. D’autant plus fécond qu’il est sans mots, sans voix, sans image. Une manne pour qui sait y puiser, qui sait y accéder – ce n’est pas facile – mais une manne à informer. Car elle est le sans forme. Certains appellent cela le Tao. Avec un nom il n’est pas le Tao (c’est la première phrase du texte de Lao Tseu), et l’artiste va nommer, nommer et renommer, dans un artisanat cosmique, métaphysique, et qui passe donc par les figures de ceux qui l’ont précédé, les hommes archaïques qui ont élaboré à Lascaux, dans le Tassili, etc.
Dire le monde pour qu’il existe, c’est ce que toute Genèse prête aux dieux. Génie de l’homme d’avoir créé des dieux créateurs, pour que le nom des choses lui revienne, embué de sacré. Le sacré n’étant que la division du monde en deux : d’un côté les forces obscures de la sombre forêt, de l’autre la clairière où les humains pourront être entre soi, épargnés des dieux à qui ils auront fait allégeance par des offrandes, qu’ils auront remerciés pour la fécondité de la terre et du ventre des femmes.

Marc Piano et un certain sacré

Entre le sauvage et le lisse © DR

Marc Piano a raison de proposer un sens sacré à ses colonnes comme d’un genre d’objet qui aurait servi au culte. Il n’y a pas si longtemps on abandonnait les « masques qui ont dansé » dans les cavernes pour une décomposition, pour un retour à la terre. L’Occident, Malraux en tête, saura les récupérer pour le Musée planétaire. La question n’est pas résolue de la pertinence de ce sauvetage, et cela devient la question de l’Art – en Occident - qui se serait coupé du sacré ? Or cette dimension résiste chez les artistes, et c’est mondial. Le sacré comme évocation du mystère qui nous fait.

(A suivre)

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