| Retour

CHAPITRE 10 (part I) : Chronique d’un galeriste

Première partie de la chronique proposée par Alexandre De La Salle de la semaine, consacrée à Peter Klasen...

Peter Klasen et la Galerie Alexandre de la Salle
Comme Peter Klasen le raconte lui-même, nous avons fait connaissance à Vence au début des années 70, grâce à mon ami Francis Parent, très grand critique d’art, « critique et historien engagé » comme le désigne Gérard Xuriguera dans l’introduction de « Entendre l’écrit », recueil de textes critiques de Francis paru en 1999. Peter Klasen m’est alors apparu comme un artiste très important, faisant une analyse de la modernité à la fois fondamentale et originale, et dans le Paradoxe d’Alexandre, catalogue de l’exposition du même nom (août-septembre 2000 au CIAC) j’ai écrit ceci :
« Peter Klasen, dont les démembrements du réel par pans, par phases, construisent délibérément un monde structuré, mais en proie à l’obsolescence, à la déstructuration. Une œuvre en phase avec cette étrange fin de siècle qui n’en finit plus de déqualifier ses productions pléthoriques. Il est pour moi l’un de ceux, très rares, qui ont su lire et dire les mariages subtils d’une Forme et de ce que, par derrière, elle implique. Vision, prémonition, avertissement ».

A partir de 1977 il a été exposé en permanence dans ma galerie, et en septembre-octobre, je lui ai organisé une exposition individuelle.

Plaquette de l’exposition Peter Klasen Galerie Alexandre de la Salle (1977)
DR

Nous avons récidivé en 1982, en 1985, en 1991 (« Gouaches »). Il fut évidemment présent au CIAC en 2000 pour le « Paradoxe », et voici ce qu’il a écrit pour l’occasion :
« Alexandre de la Salle n’est pas un marchand de tableaux comme tant d’autres, Alexandre de la Salle aime les artistes ! Ce qui le signifie - davantage que la curieuse appellation marchand d’art dont personne n’a encore vraiment trouvé de définition convaincante - c’est son irrésistible envie de découvrir une démarche artistique novatrice et d’en rencontrer son auteur.

Je me souviens de notre première rencontre à Vence grâce au critique d’art Francis Parent, au début des années 70. Nous avions parlé de nos passions, de nos convictions. J’avais eu l’impression de subir un examen de passage (mais peut-être avait-il ce même sentiment face à moi !) Tard dans cette nuit d’été du Midi, nous sûmes que nous allions faire un bout de chemin ensemble. Alexandre de la Salle est un homme de convictions qu’il défend avec passion, avec véhémence parfois. J’ai rencontré dans le milieu de l’art peu de marchands de tableaux qui parlent avec autant de force, de lucidité et de connaissance de l’histoire de l’Art et de ses protagonistes. Alexandre de la Salle aime découvrir de nouveaux talents. Prendre des risques et donner une chance à un jeune artiste fait partie de l’idée qu’il se fait de son métier, mais également contribuer à la redécouverte ou au soutien de nombreux artistes qui ont participé à l’aventure de l’art abstrait de la première partie du XXe siècle (Leppien, Nemours, Arden Quin etc.) Alexandre de la Salle n’est pas le marchand d’une tendance, d’un courant, d’une mode, mais un homme qui défend avec intelligence et courage les idées qu’il s’est forgées sur l’importance et la signification d’une démarche artistique. Le lumineux espace de sa galerie à Saint-Paul fait désormais partie de l’histoire de l’aventure de l’Art Contemporain dans cette magnifique région et bien au-delà. Alexandre de la Salle laissera un manque en tant que marchand de tableaux inspiré et original, mais il reste, j’en suis convaincu, un spectateur et un acteur attentif de la scène artistique, ami chaleureux et proche des artistes. (Peter Klasen, Mars 2000)

Couverture de la plaquette de l’exposition Peter Klasen Galerie Alexandre de la Salle (1977)
DR
Dans la plaquette de l’exposition Peter Klasen Galerie Alexandre de la Salle (1977)
DR

Signes impérieux et universels de l‘enfermement

En réponse, j’ai repris un texte qui avait paru dans « Galeries magazine » en 1985 :
« En 1977, j’ai exposé des œuvres de Peter Klasen où portes, grilles, serrures et bâches figuraient les signes impérieux et aveuglants d’un système universel de l’enfermement. Depuis, cet univers qui semblait vouloir défier le temps, en a subi les meurtrissures (macules, coulures, rouille, fissures, étiquettes déchiquetées, bâches lacérées...) et les agressions de mains anonymes : graffiti, slogans, ordres de destinations pour d’absurdes voyages. La machine cafouille, une sorte de NON abyssal s’enfante. Fin de partie ou au contraire, dévoilement proche d’un monde autre, comme s’il avait entendu ce cri de Heidegger : Le monde se dévoile à l’horizon des instruments détraqués... Et, comme toujours, la technique de Klasen suit précisément les amples mouvements de sa pensée : c’est dire qu’elle est parfaite. Fasciné par la trajectoire inexorable de son œuvre, j’ai voulu en présenter les derniers développements. Et ainsi pouvoir dire à quel point, pour mettre en perspective le XXe siècle dans ses monstrueux avatars technologiques, il faudra voir et revoir, penser et repenser, l’Œuvre déchirée et glacée de Peter Klasen. Sans aucun doute un des plus pénétrants regards portés sur les 40 dernières années de ce siècle dantesque. On ne pourra pas ne pas revenir à lui, sur les aspects à la fois réalistes et prophétiques de cette œuvre, qui, par sa seule présence, dérange certaines bonnes consciences taraudées par les modes et par le refoulement ». (Alexandre de la Salle, Galeries Magazines, 1985 et 2000)

« Je de peintre, jeu de sociétés, je, demain… »

Dans la plaquette de l’exposition de 1977, nous avions évidemment demandé un texte à Francis Parent, chantre de la Figuration Narrative ou Nouvelle Figuration fondée dès 1962 par Peter Klasen, Valerio Adami, Erró, Jacques Monory, Bernard Rancillac et Hervé Télémaque. Sous le titre « Je de peintre, jeu de sociétés, je, demain… », il a écrit :

« Arrivé à Paris en 1959 Peter Klasen fut l’un des promoteurs du mouvement qui, dans ces années d’avènement de nos civilisations post industrielles, replaça l’objet et son image dans le champ de l’esthétique. Mais, contrairement aux Pop’ artistes américains qui découpaient dans la luxuriance de leur société de consommation des morceaux de réalités sociales s’offrant comme images métonymiques d’un bonheur soi disant général, et à l’inverse des Nouveaux Réalistes qui haussaient sur l’autel de la divinité Janus Art Consommation les reliefs accumulés, compressés, du festin capitaliste, Peter Klasen et toute une Nouvelle génération d’artistes portèrent sur cette nouvelle réalité un regard plus incisif. De plus, c’est avec leurs moyens et leurs sensibilités de vrais peintres que ces artistes, au lieu d’en être les caudataires, disséqueront notre société dans ses contradictions, ses angoisses, ses mythes. Une Nouvelle figuration froide, distanciée va ainsi émerger dans les années 65, et Peter Klasen en sera une des deux ou trois figures les plus marquantes. Si, dans l’évolution de cette figuration vers une forme plus Narrative (se rapprochant du Politique) ou vers une forme plus Représentative (se rapprochant de l’Esthétisme) certains peintres auront parfois une pratique ambiguë au regard de leurs intentions, Peter Klasen, lui, saura conserver une problématique personnelle extrêmement signifiante tout en atteignant une qualité esthétique parfaite, cela grâce à une maîtrise technique exceptionnelle.

Article de Georges Bertolino dans Nice-Matin en septembre 1977 (Photo Gomot)
DR

Cette technique, amorcée par les Pop’artistes, perfectionnée par les Hyperréalistes, Klasen l’a portée en effet à un point qui le fait reconnaître entre tous ; des documents choisis pour leur signifiance dans l’icono mythologie personnelle du peintre sont projetés par épiscope sur des surfaces de papier ; les formes retenues sont délimitées, méticuleusement découpées, puis apposées sur la toile. La peinture dont les couleurs et le velouté sont spécifiques à Klasen peut ensuite être pulvérisée sur la toile à l’aide d’un aérographe, au travers de ces découpages servant en quelque sorte de pochoirs. Chaque tableau nécessite donc une multi-tude de caches pour réaliser chaque petite ombre, chaque petit détail. Aussi, contrairement à la dérive improvisatrice de l’abstrait, cette technique extrêmement fragmentée nécessite t elle une maîtrise de la composition mentale du sujet, indéfectible en cours de réalisation puisque le résultat est conçu dès le début par Klasen comme totalité signifiante. Mais ces images ne sont pas simples reproductions hyperréalistes de documents in signifiants agrandis tels quels par l’artiste. Les documents choisis étant en général très petits, leurs détails se perdent dans l’approximation de l’agrandissement, et c’est dans cet écart focal comblé par la création visionnaire de Klasen que la nouvelle signifiance de l’imagerie photographique apparaît ; c’est dans la conjugaison d’un nouvel ordonnancement des espaces iconiques dé/reconstruits, et d’un traitement pictural autre que naît le sens Klasénien.

Sens qu’il voudrait d’ailleurs complètement exogène puisque ce peintre n’a pratiquement aucun contact direct, charnel, avec son œuvre. Une telle distanciation lui permet en effet d’exclure toute gestualité qui, apportant une source supplémentaire d’information, occulterait en partie le discours qu’il souhaite intrinsèque à l’œuvre. Peter Klasen investira de moins en moins dans ses tableaux le je avec ses contradictions, mais plutôt le jeu des contradictions de la société qui le surdétermine.

Ce jeu du je a donc évolué avec la démarche même de l’artiste. Peintre de la quotidienneté urbaine, Kiasen exprimera très vite dans ses thèmes une sensibilité du vécu écorchée par la contraignance de notre société techniciste avancée. La parcellarisation du corps social /individuel confrontée à une phantasmatique personnelle de morcellement d’objets manufacturés à connotations sexuelles, s’inscrira alors spéculairement en figures multi iconiques sur des toiles où domineront des camaïeux de gris mais où apparaîtront aussi des plages de couleur très vives. C’est donc le corps féminin qui, dans cette première période, sera le lieu dissécatoire de l’ubiquité du jeulje Klasénien puisque lieu perpétuel de l’équivoque du désir exprimé/refoulé.

« Supplice N°7 » (1964) Catalogue d’une exposition à la Galerie Eva Poll (Berlin, 1986)
DR

Univers suspendu entre le temps du désir et le temps de son assouvissement, la peinture d’alors de Klasen est métaphore d’actes toujours différés et pièges à désirs mettent « en branle » l’inconscient du regardeur, le transportant de l’entre-deux du gris de la toile au neutre de la société qui inhibe la possibilité de toute réalisation » (…)... Ayant atteint dans une dernière phase une maîtrise technique absolue, et donc un degré de distanciation supérieur, Klasen va pouvoir parfois se départir du sur-signifiant gris, et réintroduire d’autres coloris - d’ailleurs très acidulés - sans que la tension dramatique de ses images en soit diminuée. Mais surtout on assiste depuis quelque temps à un glissement progressif d’une signalétique de la frustration à une frustration de la signalétique. Des chiffres, des lettres sur les portes de wagons, ou de camions, ne prennent plus sens en nombres ou mots désignatifs, mais forment une oblitération tautologique (tautologique puisque ces signes sont peints en réalité et en représentation grâce au même système de pochoirs) sur l’identité du peintre - son je - qui renvoie encore à un propos plus globalisant : celui d’une société qui fiche, ordinateurise, contrôle les je mais qui du même coup désigne les jeux de sa propre carcéralité. (Francis Parent, Paris, août 1977, extrait)

A suivre...

Artiste(s)