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CHAPITRE 4 (part IV) : Chronique d’un galeriste

Frédéric Altmann – Robert Malaval a été très important pour toi ?

Alexandre de la Salle – Je l’ai connu dès qu’il est arrivé à Vence, et j’ai décrit notre rencontre dans le « Paradoxe… » : « La première image que je conserve de Robert Malaval est celle d’un jeune homme, longs cheveux au vent, sur une carriole tirée par un âne, il venait avec sa famille, en provenance de Forcalquier. C’était sympathique, un peu surprenant. Il quittait les Basses-Alpes pour venir s’installer à Vence, route du Riou, dans une maison que lui prêtait Alphonse Chave. On m’a présenté Robert, il est venu plusieurs fois dans ma Galerie, disant : « Tu es un jeune marchand, intéresse-toi à nous... » Je lui répondais qu’il avait raison, que c’est ce que je ferais un jour... Je suis donc allé dans sa maison du Riou, où le spectacle m’a stupéfié : de l’Aliment Blanc, cette chose proliférante, envahissait tout, des objets bizarres, des canapés, qui étaient rendus inutilisables, des machineries qui faisaient des bruits énormes : broum, broum, des masses montaient, descendaient, une espèce de vieille bite d’éléphant accrochée au plafond, en multiples cascades dégringolait jusqu’au sol. Une douzaine de jambes artificielles s’appuyait au mur, et dans l’espace laissé libre cavalaient deux petits enfants, Christophe et sa sœur. De l’humidité suintait du mur, c’était irréel, à la limite de l’inquiétant... Au milieu de tout ça, la sympathique épouse de Robert, Marie Thé, avait la beauté du chardon, et c’est un compliment. Ce fut ma première vraie rencontre avec Robert Malaval, après quoi il est venu régulièrement à ma Galerie. C’est à cette époque qu’il a fait sa première exposition, chez Chave, ensuite il en est parti, et m’a proposé de venir chez moi. J’ai accepté, mais évidemment j’ai demandé à Chave si cela ne l’ennuyait pas. Comme plus tard pour Gérard Eppelé. Si Alphonse m’avait dit non, je n’aurais pas exposé Malaval. Il m’a simplement dit : « Quand un artiste part de chez moi, il est mort, il n’existe plus... », ce qui bien sûr ne l’a jamais empêché d’être un vrai marchand découvreur.

Invitation de l’exposition à la Galerie Alexandre de la Salle en mai 1965 © DR
« L’aliment blanc » 15 mai 1965, au vernissage Robert Malaval et Edmée de la Salle © DR

Le 15 mai 1965, j’ai organisé l’exposition des dessins d’Aliment Blanc, tellement fouillés qu’ils auraient pu avoir été faits à la fin du XIXe siècle. Ils étaient denses, avec une écriture serrée, acerbe, très maîtrisée. L’Aliment Blanc était mis à contribution dans tous les sens. Des bulles d’Aliment Blanc sortaient d’un microscope, ou bien un doigt tenait une seringue qui injectait cette matière. Tous ces dessins étaient plus beaux les uns que les autres, je les ai conservés pendant des années, j’en ai acheté beaucoup. J’étais fasciné par cette œuvre, accomplie par une espèce de maniaque intelligent. Le « Triomphe de la prothèse » est particulièrement beau, je ne voulais pas le vendre, mais un collectionneur a tellement insisté que je me suis laissé faire. Ce sont de grands dessins, format/Raisin 65/50, avec en général une grande forme très dessinée, travaillée, des lignes composées de points, maniaquement déposés suivant un certain ordre, un certain rythme. Le « Triomphe de la prothèse » représente un homme à moitié mécanique, tête penchée à la calotte de métal. Le profil, montre la calotte ouverte sur un cerveau de science-fiction... Bras et jambes sont métalliques, le sexe également métallique est érigé, l’homme se penche dessus. Un schéma montre les trois positions possibles de la verge : canal obturé, ou bien en communication avec le conduit bleu ou rouge. Les testicules sont hérissés, c’est plus que des poils durs, presque des aiguillons. C’est un dessin, très intelligent, très maniériste, tragique. L’exposition a eu beaucoup de succès, il y a eu des articles de Duboclard, de Tabaraud, qui a titré : « Malaval à Vence », et dit, entre autres une chose très juste : « L’allégorie chez Malaval s’accompagne, fait reprendre, le terme déjà cité d’un dessin solide, incisif, narratif, qui sait raconter une histoire avec verve et rigueur, bien au-delà de l’anecdote, et jusqu’à composer un véritable tableau en noir, blanc et gris. » L’exposition a eu du succès, le vieux Chagall en a fait le tour, et, me tenant le bras de sa main dure et sèche comme les pinces des vieux oiseaux de proie, il a commenté chaque dessin, à la fin il m’a dit : « Il est très doué, il ira loin… ». Bien qu’il fût aux antipodes de ce qu’était Chagall, c’était un immense compliment pour Malaval. Robert et moi sommes devenus de grands amis. Nous avons échangé une longue correspondance, et j’ai fait une seconde exposition en 1966 : « L’Aliment blanc, sculptures ». Egalement forte, inquiétante, objets provocants, certains auraient pensé « maladifs », mais, en réalité qui mettaient l’accent sur des aspects un peu terrifiants de la condition humaine : un ventre de femme ouvert, avec ses ovaires... des têtes bizarres. L’aliment blanc fut, à l’évidence, la matrice obsessionnelle à partir de laquelle son travail s’enchaîna et se développa - par sa surabondance même il le propulsa jusqu’aux poussières d’étoiles - autre envahissement, autre dispersion, autre manière de se perdre.

« Deux moments successifs de face puis de profil » (1965) © DR

Maniériste, n’aimant que le travail poussé jusqu’à ses extrêmes limites, Malaval fut peut-être surtout un grand dessinateur : ses dessins donnaient le sentiment d’aller toujours au-delà de ce que d’emblée il leur avait assigné. « Kamikaze-fin du monde » ? Vision prémonitoire, comme si de lui aux choses, des choses à l’univers, tous cordons ombilicaux rompus, il ne lui restait plus qu’une insupportable flottaison, sans point de repères, sans espoir, sans rien, comme si tout était à rejouer, mais pour sans fin (« c’est foutu ! ») mener au rien, comme si la prolifération dévorante, belle même, ne pouvait, elle aussi, que mourir et mener au Vide ».

Affiche de l’exposition « L’aliment blanc » à la galerie de la Salle © DR

En mai 1965, ça a été « L’aliment blanc » (Dessins), et en août 1966 : « L’aliment blanc » (Sculptures). J’ai un paquet de lettres de lui, il aimait écrire, il écrivait très bien, on a une très belle autobiographie de lui. La lettre la plus ancienne, de lui, date de juin 1963 : « A présent je vais avec Marité faire un saut à Paris chez Denise Bretteau (le marchand de Martin Etienne) où a lieuune soirée en l’honneur du camouflage d’un hot dog de Lichtenstein par Alain Jacquet en une soirée (comme tu vois on est au courant) et nous allons nous payer le luxe de traverser la ville un jour de grève du métro, afin de voir si comme toujours c’est moins beau que ce qu’on attendrait si on ne savait pas déjà à peu près… Je suis crevé… Depuis ton départ, il flotte, il flotte… On te racontera le « camouflage » du hot dog. En voiture !... »

« Bon 1964 » © DR

Au milieu de la correspondance il y a aussi des vœux très drôles pour 1964 ! Le 22 mai 1966, il m’écrit : « As-tu appris que Verrière (de Cannes), veut montrer l’Ecole de Nice ? Il exposera si tout va comme prévu Gilli début août , et mes sculptures en fin août et début septembre. Peut-être viendront-ils te voir pour des dessins (c’est moi qui le pense, car je leur ai dit que toi et Yvon en ont et moi pas, ou peu ).
Et le 26 décembre 1966 : « Je n’ai pas très bien compris ta dernière lettre et de quel projet exactement tu parlais comme possible, aléatoire ou même impossible, peut-être : est-ce ton voyage à Paris, ou ton établissement dans cette ville ? Ou bien est-ce l’exposition de l’école de Nice ? Quand as-tu l’intention de la faire ? Je pense qu’il est trop tard à présent pour les Fêtes. Quoi qu’il en soit précise-le dès que tu le sauras ».
Je n’avais pas relu ces lettres depuis des dizaines d’années, et je peux donc voir avec surprise que je pensais à une exposition « Ecole de Nice » à la fin de l’année 1966.
Et donc il est dans mon exposition de 1967, dont Pierre Restany a écrit la préface du catalogue, comme il le fera tous les dix ans, sur Malaval, il dit : « Je suis les positions et prends acte des développements d’un Malaval ou d’un Gette »…
Mais c’est avec l’aliment blanc des débuts qu’il m’a le plus impressionné. Dans mon catalogue « Ecole de Nice. » en 1997 (Les 30 ans de l’Ecole de Nice), où, bien sûr, Robert était présent, j’avais mis des bribes de lui sur « L’aliment blanc », de 1951 :
« Très vite j’ai vu la vanité... »
« L’aliment blanc, c’était vraiment l’obsession du grouillement de l’envahissement. En fait, c’était une métaphore. En dehors de son origine obsessionnelle et névrotique, je me suis très vite rendu compte que ça exprimait autre chose, c’est à dire que derrière l’idée de grouillement organique que je représentais, se profilait à mes yeux le grouille¬ment qui est le propre de notre société. »...
« Ce qui m’a rendu moins névrosé, c’est justement d’avoir fait l’Aliment blanc, c’était pour moi une cure. »...
« ( ... ) Pour le peintre il est plus important de cultiver ses travaux et sa maladie que de faire des relations publiques »
. ( Robert Malaval, 1951).

« L’invisible (III) » © DR

En 1981 j’ai exposé ses « 100 demi-heures de dessin quotidien » et dessins d’aliment blanc », des chef-d’œuvres…
Comme « l’invisible (III) » :
16 – Quittant alors son milieu original, il arrive qu’il touche un humain.
17 – Parfois il s’y attache (Malaval 9/9/1965)

A suivre...

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