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Chronique 31 : FRANTA (Part V)

La vie à l’état primordial selon Jacques Lepage
Franta a exposé dans le monde entier, particulièrement en Angleterre, Allemagne, Italie, Etats-Unis, Suisse, Tchécoslovaquie, Argentine, Belgique, Suède, Norvège, Espagne, Portugal, Danemark, Israël, Taïwan, Pologne, Tunisie, Terezin, Liban, Afrique du Sud, Japon (où il a maintenant un mur permanent dans un musée pour « En souvenir… », Afrique, Pays-Bas, en 1962, ce fut le Musée d’Art Moderne à Paris, en 1979 la Fondation Maeght, en 1980 le Grand Palais (Paris), en 1981 les Ponchettes (Nice), en 1986 le Guggenheim (New-York),et les plus éminents critiques d’art ont écrit sur lui, entre autres Jean-Jacques Lévêque, Anne Tronche, Alvaro Egidio, Michel Gaudet, Olivier Kaeppelin, Jean-Louis Pradel, André Verdet, René Déroudile…, et j’ai pu retrouver dans ma collection d’Opus International quelques articles un peu rares, mais d’abord, dans le recueil des textes de Jacques Lepage (« L’emploi du temps, 50 ans d’Art, 50 ans de critique »), l’article qu’il écrivit pour l’exposition Franta à la galerie Genêt, Paris, en avril 1962 :
Expressionniste, une peinture ne peut surprendre un amateur averti, les expositions tenues en1960 ayant amené l’attention sur cette forme d’art. Franta, prix de l’Académie de Prague, participe de l’esprit romantique propre à cette tendance qui s’est manifestée avec force de Norvège à l’Autriche. Dans cette perspective on le doit envisager. En commun avec les héritiers de Edward Munch il peint un destin qui va l’écraser.

« Jacqueline » 1965, huile/toile, 73/60cm

Son œuvre, charnelle, a une sensualité, une force, qui se libèrent dans des formes tourmentées et violentes où explose la vie à l’état primor¬dial. On trouve ici la motivation du mouvement qui l’emporte vers la représentation de la femme, la femme féconde, la femme mère. Et qui donne puissance à l’enfant appréhendé comme virtualité.
Franta doit peu aux peintres de Paris. Il porte avec son sang tchèque le goût de la violence qu’il ne surmonte que par un équilibre plastique toujours menacé. Œuvre conçue pour nous communiquer le senti¬ment dramatique de l’existence, elle répudie l’intellectualisme et se livre avec vigueur. Un jet, un élan l’emporte ; la liberté de l’émotion fait éclater sur la toile, dans la complexité d’une texture déchirée, l’instinct exacerbé dans l’angoisse de la condition humaine.
Dans cette voie, l’œuvre de Franta doit atteindre à la plus haute expression de l’émotion pure. S’y livrant, réagissant aux sollicitations des civilisations, il nous fera entendre, dans le sévère registre qui est le sien, le sens d’un monde en perdition. Témoin inquiet et généreux de la détresse humaine, il en dresse un inventaire avec des moyens picturaux qui lui assurent une place enviable dans la jeune peinture contemporaine. (Jacques Lepage)

« Masaï » 1985, Huile/toile, 195/130cm, collection particulière, Nice

Franta ou l’indicible plaisir
Et dans l’Opus International n°26 (juin 1971), on trouve un article de Jean-Louis Claverie sur Franta qui commence ainsi : « L’obsession de Franta n’a rien à voir avec un fantasme abstrait, elle est physique, matérielle… » C’est bien dit. Et dans l’Opus International n°77 (été 1980) une quadruple page de Michèle Démoulin est illustrée par « La Chute » (1978), « L’escalier mécanique » (1978), et « Naissance » (1979). Le titre en est « Franta ou l’indicible plaisir », et en voici le début, avec pour premier sous-titre : « Un questionnement de la mise en forme » - bienvenu - car il mène à l’idée primordiale qu’en peinture c’est avant tout de peinture qu’il s’agit :
Chaque fois que la peinture met en cause et en scène l’homme lui-¬même dans ce qu’il a de plus pathétiquement humain la fra¬gilité de sa chair , elle appelle immanquablement un discours hu¬maniste. C’est particulièrement vrai dans le cas de Franta. On a beaucoup écrit déjà, et parfois avec un grand talent, sur le contenu moral, philosophique, politique et social, véhiculé par ces images de corps réduits à l’état de viande, broyés par une machinerie technologique figurant à l’évidence l’or¬dre de sociétés plus soucieuses de la bonne marche du système que de l’individu. Et il ne fait pas de doute que le choc que produisent ces images tienne d’abord à cette somme de souffrances et de révol¬tes, avortées déjà dans l’écrasement des corps, étouffées dans le mo¬ment même de leur émergence. C’est pourquoi un tel discours est à la fois légitime et nécessaire. Le danger cependant, et comme tou¬jours lorsqu’on se mêle de parler sur des images, est de laisser supposer que celles ci valent sur¬tout par ce qu’elles disent ou ce qu’on leur fait dire – ou si l’on préfère, que ce que l’on dit est plus important que ce que l’on montre et la façon de montrer. C’est oublier que, pas plus que la bonne littérature, la peinture n’est faite avec des (bons ou « mauvais » ) sentiments, et que la sincérité de l’engagement, la force des idées, passent ici par un système de signes picturaux irréductibles à un point de vue unique : celui par exemple d’une psychologie de la solitude, du désespoir, etc. ou d’une sociologie de l’univers concentrationnaire. Car si tout dis¬cours puise son sens dans l’image, aucun n’en épuise jamais tous les sens. Du moins quand l’image est suffisamment riche par elle même. Le langage obture la signification en même temps qu’il la révèle : la mettant à jour il ne le fait qu’en l’enfermant dans l’univocité rigide des mots. Car si « mettre à jour » c’est découvrir, deviner, percer, c’est aussi en finir avec, en avoir terminé. L’ouverture par la parole d’une lecture possible est toujours, d’une certaine manière, clôture de l’image. Celle ci du coup se trouve forclose, évacuée du discours dans ce qu’elle a de plus proprement pictural : sa polysémie.

« Maternité », Huile/toile, 162/130cm

Il n’est peut être pas inutile de rappeler cela en ce qui concerne Franta. Car ici en outre la littéra¬ture et le pathos risquent, si l’on n’y prend garde, d’occulter ce qui se joue sur la toile : le double jeu de la peinture qui, au delà de ce qu’elle exprime explicitement le « message » si l’on veut , ne cesse de questionner le commenta¬teur ; et cela dans la mesure où elle est aussi questionnement d’elle-¬même comme façon de dire, ques¬tionnement de la mise en forme picturale, et, par là, de toute mise en forme, quelle qu’elle soit : ce qui fera question, on le verra, c’est aussi bien la mise au pas par le pouvoir que la mise en formule par le langage lorsqu’il s’agit d’écrire sur la peinture. Questionnement qui surgit avec d’autant plus de violence qu’ici il ne se donne jamais pour tel. Nous sommes loin des inconsistantes illustrations d’un discours à la mode et né hors de la peinture sur la production et le mécanisme des images. Si ces questions s’imposent devant une toile de Franta, elles se posent comme de surcroît et à l’insu du peintre lui même, à l’inté¬rieur d’une organisation formelle qui prétend signifier autre chose. Il faudrait donc, au moins provisoi¬rement, pouvoir renoncer au dis¬cours sur l’homme, ouvrir une parenthèse ou une échappée (du reste aléatoire), et se demander comment cela fonctionne, cela que j’appelle peinture. Comment cela fonctionne ici. Donc s’en tenir, dans un premier temps, à ce qui exactement se donne à voir, se laisser guider par l’agencement des formes, essayer à travers elles de discerner une direction, un sens à donner au discours, et se frayer, si possible, un passage vers ce dire de la peinture sur elle même.

« Femme Touareg », Acrylique/toile, 150/150cm

Un parti pris de l’informe et de l’in nommable
Or, parler de forme, chez Franta, c’est avoir affaire d’abord à l’in¬forme. C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce qui est montré.
Si l’homme est présent, dans les toiles comme dans les dessins, il l’est à partir d’un manque. Et ce qui manque est justement ce qui permettrait de l’identifier à coup sûr, tout ce qui caractérise l’être humain : les pieds, par quoi il se tient debout, les mains qui assurent sa puissance sur les choses, la tête et le regard qui le désignent comme être pensant, parlant et voyant. Chez Franta, c’est le sujet qui est absent. L’homme décérébré, comme ces grenouilles de labora¬toire dont tous les écoliers gardent le souvenir, ne vaut que son pesant de chair. Non investi de sa forme humaine, l’individu privé de sa finalité n’est rien d’autre qu’un magma informe de vie sans conscience.

« Huitième jour », Bronze, 215cm

Et c’est bien sur ce in privatif, sur ce « sans » du sans forme, qu’il faut insister, sur cette carence essentielle. Car ce défaut n’est point chez Franta malformation ou déformation d’un modèle humain reconnaissable et perceptible à tra¬vers ses altérations mêmes, comme c’est le cas dans l’expressionnisme. C’est lui au contraire qui fait défaut, au départ. Ce que le peintre donne à voir c’est un « avant » de la mise en forme, et non un « après » ; un en deçà de la forme et non une distorsion de celle ci ; un refus de figurer et non une défiguration. Encore qu’il y ait de l’indécidable là dedans, et cette am¬biguïté ajoute encore à la jouis¬sance, au jeu du regard et de la parole. Car lorsque nous tentons de dire ce que nous voyons, nous avons spontanément tendance à parler de corps tronqués, amputés. Corps meurtris et méconnaissables, certes. Corps néanmoins et corps humains. Mal reconnus peut être, mais reconnus tout de même comme tels. Seulement la référence à la forme humaine se joue moins sur la toile que dans l’esprit du spectateur qui projette et anticipe. Ici un besoin de formula¬tion, un effort pour nommer, puis¬que reconnaître c’est bien cela : pouvoir mettre un nom sur ce que l’on perçoit. Là une bouillie rosâtre et sanguinolente, proprement in¬nommable. Il semble bien que l’on touche ici à quelque chose de fondamental. Ce parti pris de l’informel, à l’intérieur d’une peinture à l’évidence figurative, est aussi, chez Franta, un parti-pris de l’informulable ». (Michèle Démoulin, extrait)

« Homme assis », Bronze, 1987, 38cm

Franta ou l’informulable
Ce « parti-pris de l’informulable » est sans doute la formule-clé concernant l’œuvre de Franta, et Michèle Démoulin, à la toute fin de son texte, prête aux toiles de Franta une dynamique pulsionnelle telle que décrite par Freud. C’est crédible.
Pas la place pour l’article de Jean-Luc Chalumeau dans le dossier sur le Dessin du n°72 (Printemps 1979) d’Opus International, juste cette phrase sur Franta : … les dessins ne se limitent pas à une sorte de recommencement de la peinture, ils en sont l’avant-garde au contraire et, à partir d’une problématique déjà repérée et parfaitement maîtrisée dans la peinture antérieure de Franta, ils inaugurent des pistes nouvelles… etc. »
J’y tenais, car Franta est un grand dessinateur, aussi. Et un magnifique sculpteur, trois manières convergeant vers le pétrissage de corps frémissants, quoique mortels. Frémissants au-delà de la mort.

Retrouvez les parties I, II, III, et IV de la Chronique 31 :
Chronique 31 : FRANTA (Part I)
Chronique 31 : FRANTA (Part II)
Chronique 31 : FRANTA (Part III)
Chronique 31 : FRANTA (Part IV)

Artiste(s)

FRANTA

Né en 1930 à Trébic en Tchécoslovaquie. À l’âge de dix-huit ans, il étudie à l’École des Arts Décoratifs de Brno, puis à l’Académie des Beaux-Arts à Prague. Après avoir séjourné dans un camp pour réfugiés en Allemagne, il réussit à venir en France, et s’installe à Nice. Dans ses oeuvres on retrouve (...)

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