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Chronique 31 : FRANTA (Part IV)

Franta : chairs et structures selon Pierre Gaudibert
Alors évidemment la rencontre avec Gaudibert, qui est aussi une rencontre avec l’Afrique, est majeure dans le parcours de Franta. Apparemment Pierre écrit sur lui pour la première fois en avril 1974, une préface pour une exposition au Musée Galliéra, ville de Paris), un texte intitulé « Franta/chairs et structures » :

« Investigation » (2006, 130/130cm, acrylique/toile) catalogue « Franta »,

Chairs et structures
Amas et tas de chairs humaines blanchâtres, rosâtres, amorphes. Chairs tassées, pressurées, laminées, aplaties, étirées, écartelées, écrabouillées. Des paquets plus ou moins déformés, parfois encore identifiables en tant que corps ou morceaux de corps, telles des viandes de boucherie à l’étal. Un magma confus qui a cessé d’être un corps humain individualisé avec son ossature, ses articulations, ses tendons, l’axe de la colonne vertébrale, l’arc du désir. Autour, des mécanismes agressifs prolifèrent de toute part : bandes géométriques aux couleurs nettes et stridentes, découpage rigide des surfaces, fusils, tuyaux, barreaux, ferrailles, éléments de machinerie monstrueuse, tantôt réduits à des figures peintes, tantôt assemblés en volumes proéminents.

L’un des panneaux de « Témoin » Huile/toile, 1995, 200/670cm, en permanence au Musée de Tokyo

Ainsi se présente l’univers plastique de Franta. Franta est Tchèque et vit en France : cela résume un itinéraire historique douloureusement éprouvant, qui a mis à vif nerfs et sensibilité. Une tension acharnée le pousse à peindre ses thèmes obsessionnels. Mais il ne s’agit point d’une simple transcription de traumatismes de son histoire individuelle. L’ordre agressif de ses œuvres est universel : ce pourrait être la « technostructure », qui menace d’écraser les hommes, qui comprend aussi bien l’ordre policier, militaire, carcéral, concentrationnaire que bureaucratique, technocratique et industriel, ce que Bataille nomme la rectitude du « mode d’existence géométrique ». Par là Franta poursuit une des démarches les plus significatives des arts plastiques dans le milieu du XXe siècle : celle de l’anonymat organique opposée à la tradition du portrait de l’individualité humaine. Dans la suite d’aquatintes Songe et mensonge de Franco, Picasso avait fait surgir l’enveloppe flasque de ce qui avait été une femme, sac vidé de sang et de chair. Pour d’autres c’est cette intériorité du corps humain qui s’est imposée : écrasée dans la terre et la matière picturale avec les Otages de Fautrier, étalée comme un paysage, une géologie de réseaux innombrables dans les Corps de dame de Dubuffet. Dans tous les cas, ce qui est plastiquement nié, c’est l’image idéalisée de l’être humain, celle par exemple de la statuaire grecque et renaissante : un corps nu, plein et dressé, miracle de proportion et d’harmonie, canon de beauté. Cet humanisme dérisoire tentait de refouler l’animalité, la bestialité originelle, celle qui revient en force dans les sacrifices sanglants, les supplices, les chairs décomposées et pourrissantes. La peinture du passé magnifiait même l’animal dépecé, ouvert et béant, en le suspendant, comme la Raie de Chardin ou le Bœuf écorché de Rembrandt. Avec les œuvres de Franta, il ne s’agit plus de l’homme, « animal qui s’élève », ou de chair humaine suspendue : elle est affaissée, sans rappel de verticalité, même pas celle de l’érection de la croix.

Couverture du catalogue de l’exposition « Pour mémoire » (octobre-novembre 1997) à la galerie Hiroshi Hasegawa

La thématique des œuvres peut varier de l’une à l’autre selon les situations plastiques suggérées et les projections de chaque spectateur : accidents de voiture, prisons, salles d’opération, salles de torture.\ C’est toujours le même dialogue d’une bouillie sanguinolente et quasi viscérale avec une rigidité agressive. Cette défaite de l’homme crie une souffrance infinie, sans recours, rachat ni justification. L’homme n’est plus le souverain de la création ou le possesseur de la nature et de la machine. Le Système règne, autant de structures anonymes qui se reproduisent en le broyant. Il devient flaque de chair, charnier anonyme. (Pierre Gaudibert, 1974).
Dans le catalogue du Musée Galliéra, on trouve aussi un texte de Gérard Gassiot-Talabot qui se termine par cette belle phrase : « Il passe sur cette peinture un frémissement qui est une sorte de cri étouffé, une douleur grise et muette, une longue patience qui n’en finit pas ».

« Femme-plante », Huile/toile, 192/130cm, 1986, collection privée Saint-Paul, catalogue de l’exposition au Musée Picasso d’Antibes en 1987

L’Afrique - Franta - l’Afrique
Mais évidemment c’est quand Pierre Gaudibert parle de l’Afrique au sujet de Franta que l’on redouble d’attention, tant l’on sait leur passion partagée pour ce continent particulièrement tellurique, qui ressourça l’art européen au début du XXe siècle. Un texte de cette sorte se trouve dans le catalogue de l’exposition Franta au Château-Musée de Cagnes-sur-mer en 1996. Le voici, sous le titre « L’Afrique- Franta – l’Afrique » :

« Harlem », Huile/toile, 300/190cm, 1985/86, catalogue Musée Picasso

Il y a eu autour des années 1905 1910 un épisode capital, aujourd’hui bien connu, où la découverte par des artistes européens de statues et masques afri¬cains traditionnels dans les marchés aux puces ou les musées d’ethnographie, contribua à déclencher des révolutions plastiques au sein de l’organisation for¬melle de la peinture et de la sculpture occidentale et à déstabiliser l’art acadé¬mique encore dominant : l’exemple de Picasso avec « Les Demoiselles d’Avignon » demeure très significatif, encore qu’il fut un des rares créateurs à Paris sensible en même temps à la char¬ge magique présente dans ces œuvres, pourtant arrachées à leur environne¬ment, à leur fonction rituelle, à leur dimension sacrée. C’est dans le fouillis du musée du Trocadéro d’alors que Picasso comprend le processus d’exor¬cisme artistique, ce qui lui permet de déclarer plus tard : « ... Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres, ils étaient des choses magiques ». A présent, les plasticiens africains contemporains commencent à émerger sur la scène artistique internationale non sans difficultés ni sans résistances. Il ne s’agit plus d’un art « anonyme » ou « tribal »l, mais d’individualités créatrices affirmées ou naissantes, à l’égal de celles d’Occident. Au même moment, de plus en plus nombreux, des artistes européens rêvent de l’Afrique, s’y ren¬dent et y séjournent, non plus pour revi¬gorer un rameau épuisé de l’orientalisme et se livrer à une consommation complaisante d’exotisme pittoresque, mais pour aborder les paysages, les sols, les couleurs, les images, les signes et les êtres humains de ces régions au sud du Sahara, les faire entrer dans leur propre vie et dans leur démarche singulière de créateurs. On a pu penser qu’il s’agissait d’une recherche du lointain et de l’étrange, d’une quête de sang neuf pour un Occident exsangue, dépourvu de vitalité comme de spiritualité. Une manière de toucher terre et de connaître des peuples qui, malgré tous les drames et tous les maux qui les accablent, savent encore préserver des valeurs, vivifier du sens et même garder la joie et le rire. Franta, à travers plusieurs voyages, a découvert ainsi le Sénégal, la Gambie, le Kenya, le Mali. De telles rencontres, d’intenses chocs émotifs et visuels l’ont grandement aidé à rompre avec une thématique du désespoir, celle de l’homme torturé par les technostructures bureaucratiques et autres, laminé par le machinisme glacial, celle des amas de chairs écrasées de ses peintures antérieures. Il a puisé dans ces multiples Afriques la joie des corps, la célébration de la vie, la confirmation de son élan existentiel et de sa propre énergie explosive. Aujourd’hui, il cadre parfois des person¬nages isolés, mais le plus souvent il rap¬proche plusieurs figures : couple, conversation, rencontre, message, confession, autant de titres qui témoi¬gnent, à leur façon, d’incessants rap¬ports d’échanges oraux, véritable com¬munication qui sait aussi la force du silence, à l’opposé de la folle spirale vide de la « société de communication », à l’occidentale... C’est en Afrique que Franta a trouvé un autre corps innocent comme la terre, ainsi que l’a écrit Milan KUNDERA. Ces corps sont à la fois reliés et accordés à l’espace et au temps, car ils y sont entièrement « dedans ». Ils deviennent des « nageurs d’air » (Bernard Noël), pareils à ceux dont le corps épouse par¬faitement l’eau.

Franta, catalogue Musée Picasso

Ainsi que dans l’ani¬misme, la religion traditionnelle de ces régions, l’homme et tout le cosmos for¬ment un tissu continu sans coutures, traversé par les mêmes infinités de per¬pétuelles vibrations en métamorphose. Le contour des corps est souvent fluide, balayé par une circulation des lumières et de couleurs. Les chairs ne sont pas « noires » mais envahies en tous sens des teintes de l’environnement immé¬diat depuis l’ocre du sable jusqu’au vert tropical. Des frissons de chaleur, des épaisseurs de couches d’air, des glisse¬ments de lumière les pénètrent de part en part ; le dynamisme du macrocosme répond à celui de microcosme. Plus rare¬ment, des êtres sont égarés devant un désastre mécanique, cimetière d’autos et ferrailles, devenus présence charnelle dérisoire et incongrue, Des lavis à l’encre sur papier saisissent également des figures humaines, plus rarement un animal errant ou une car-casse abandonnée : œuvres de formats multiples, à la fois subtiles, violentes et tendres, dont la qualité est évidente pour tous. Des sculptures de femmes ou d’hommes assis révèlent une puissance de tension et d’ellipse, avec des têtes stylisées, des alternances mouvemen¬tées de creux et de rondeurs, équivalen¬te, à travers le modelage des chairs, au langage pictural de Franta. Je pense à une toute autre vision de corps puis¬sants de lutteurs venue du sculpteur sénégalais Ousmane SOW, qui achève aujourd’hui une série sur les Massaï, une ethnie qui a également fasciné Franta au Kenya. A l’heure d’un afro-pessimisme galo¬pant, il est réconfortant que des artistes ne nous parlent pas de la misère, la faim, la désertification, la corruption et le sida qui frappe de plein fouet une partie du continent noir. Franta est un des plus originaux d’entre eux, totalement impliqué dans un par¬cours exigeant, où il s’affirme de plus en plus par son regard fraternel et son humanité généreuse, selon un style qu’il a conquis avec une maîtrise et une liber¬té grandissante. Dans la splendeur des œuvres, il restitue à l’Afrique tout ce qu’elle lui a donné. (Pierre Gaudibert, Paris, mai 1990)

« Danseurs », encre de Chine 125/74cm, 1986, collection privée Saint-Paul-de-Vence

(A suivre)

Retrouvez les parties I, II, III, et V de la Chronique 31 :
Chronique 31 : FRANTA (Part I)
Chronique 31 : FRANTA (Part II)
Chronique 31 : FRANTA (Part III)
Chronique 31 : FRANTA (Part V)

Artiste(s)

FRANTA

Né en 1930 à Trébic en Tchécoslovaquie. À l’âge de dix-huit ans, il étudie à l’École des Arts Décoratifs de Brno, puis à l’Académie des Beaux-Arts à Prague. Après avoir séjourné dans un camp pour réfugiés en Allemagne, il réussit à venir en France, et s’installe à Nice. Dans ses oeuvres on retrouve (...)

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