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Chronique 31 : FRANTA (Part II)

Franta et l’encre de Chine
Je ne sais si Franta est l’inventeur de son utilisation sur de grands formats, mais cette encre de Chine - ce noir particulier -, est tellement importante dans son œuvre qu’il faut rappeler cette exposition au Centre Culturel Le Parvis de Tarbes, pour le catalogue de laquelle V ?ra Linhartová, sous le titre « Les dessins de Franta », a écrit :

Mertl Frantisek dit Franta

Les dessins de Franta
Les dessins de Franta, grands lavis en encre de chine, sont comme une quintessence distillée de son univers de peintre : tout ce qui fait la force de ses toiles s’y retrouve à l’état pur, porté à un degré extrême de puissance. Si le ressort qui anime sa peinture est un jeu de contrastes transformant chaque tableau en un champ de bataille où les tensions adverses viennent se mesurer, s’affronter, se tailler, chacune sa part incertaine d’un territoire mal assuré, alors ce même élan, dès qu’il n’est pas filtré par le truchement de la couleur, parvient à son expression la plus dépouillée, s’accomplit à l’optimum de ses moyens : un combat acharné que rien n’atténue, une collision directe entre le noir et le blanc. Réduit à l’essentiel, le caractère implacable du spectacle que le peintre nous communique par son œuvre entière, se dévoile ici dans une lumière particulièrement crue.
Qui dit jeu de contrastes dit déchirement et harmonie. La tension originelle, celle qui véritable-ment articule l’espace surface de ces lavis, naît d’abord d’une rencontre brutale entre deux éléments, le corps et le mur, entre la fluidité sans bornes d’une vague apparence humaine, et, en face, l’imperméabilité des plans rigides qui l’entourent, l’agressent, ou l’enferment. Cette tension, ensuite, est alimentée par un autre dilemne, non moins évident : la figuration humaine, malgré son mouvement vers l’illimité, doit, de gré ou de force, s’accommoder de l’inertie tranchante de ces pans d’espace où elle est inscrite à demeure. D’où le malaise instinctif, irrémédiable, de tout être humain engagé dans le monde, d’où ses écartèlements et ses blessures. Car, de quelque côté qu’il s’élance, partout, il se heurte à des cloisons dressées, à des barres tombant en sorte de lui obstruer le passage.

Couverture du catalogue de l’exposition au Centre Culturel Le Parvis (Tarbes, fin 1979)

Tandis que, d’emblée, la forme humaine tend à échapper à toute définition plastique, de son côté, la matière inerte, aussi rigide qu’elle paraisse, aussi déterminée dans le grillage de ses lignes droites et de ses angles perçants, ne se prête guère davantage à un agencement rationnel ni prévisible, à un ordre rassurant. Car, en réalité, elle s’étale dans un espace à deux dimensions, elle s’échelonne en plusieurs plans superposés, sans cohérence, sans transition, sans continuité. Comment peut on songer à intégrer au sein de cet univers intermittent, sectionné une quelconque forme humaine, insaisissable, amorphe mais épanouie en plein volume, prétendue y faire admettre cette aberration patente que constitue la douce pénombre du modelé charnel parmi ces aplats noirs, ces débris éclatés de quelque édifice immuable ? A moins que le blanc, échappé plutôt que supporté, ne s’ouvre sur un espace radicalement différent au-delà de l’étendue et des dimensions qui embrassent le corps et le mur où le noir devient transparent et la lumière opaque.
Cependant, au cœur même de ce champ déroutant, où les lignes de perspective s’ébauchent sans converger vers quelque point de fuite, la présence du corps constitue le nœud de l’énigme : masse de chair, flottante, instable. Si provisoirement, elle épouse courbes et replis d’une apparence humaine, se pliant à l’impératif du sans équivoque, aussitôt après elle se confond dans un amas indiscernable. La clarté d’un volume conçu sans doute souhaitée mais intenable, s’estompe tout en débordant des limites, et s’enfuit. C’est là que, dans son ambivalence, ses incertitudes, sourd l’irrésistible attrait provoqué par l’image : ce corps mal formé, de quel désir est il incarnation ? Est il l’effet d’une vision particulière à l’intimité de l’amour, au moment où tout autant le corps d’autrui et le sien propre cessent d’être conçus comme distincts, comme entités closes, prisonnières de leurs contours ? Serait ce de l’amour cette attaque violente qui fait fondre les corps jusqu’à les rendre anonymes, méconnaissables, étrangers à toute individualité ? Ou alors cet embrasement procède t il d’une rage profanatrice ou d’une fureur sacrificielle, si voisines l’une de l’autre, et que seule pourrait venir apaiser une offrande expiatoire ? Qu’est ce qui régit le cérémonial de ce carnage, de quelle source s’abreuve la tendresse très réelle qui préside à la moindre touche, à l’ombre la plus légère éclairant le relief de la chair pénétrée, fragile ?
Entre le noir et le blanc confrontés, entre les demi teintes délicates, dans une cadence incessante de brisements et d’accalmies, s’établit l’image, suggestion d’un équilibre précaire, irrésolu. Alors, se refusant à jamais au leurre d’une solution factice, ces lavis sont chargés nécessairement de toutes les tentions intimes d’un monde qui, lui non plus, ne cesse de se contredire. (V ?ra Linhartová)

Encre de Chine, 50/60cm, Coll. Musée d’Art Moderne Prague, catalogue Tarbes

Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour
Malgré la saveur qu’a pour moi la relecture des catalogues anciens, et surtout lorsque leurs préfaces sont écrites par des critiques tchèques, je vais tout de suite citer Jean-Luc Chalumeau qui a produit le texte de fond de l’énorme catalogue « Franta » de 2004, Jean-Luc Chalumeau donnant à Franta sa place définitive dans l’Histoire de l’Art du XXe siècle. Sur la couverture du catalogue, un fragment de « Rage » (1995, 200/200 cm), tableau que Franta a peint après avoir assisté, à New-York, à l’agression d’un SDF par deux molosses, prolongements de la haine de leur maître.
L’œuvre de Franta évolue entre deux pôles : la vie, d’une part, avec par exemple l’emblématique Maternité de 1999, et la mort, d’autre part, avec la non moins significative grande composition, aujourd’hui au musée de Nagoya (japon), Pour le souvenir Témoin (1994) qui évoque des charniers. Franta, témoin direct des principaux drames du XXe siècle, me semble avoir conduit sa quête picturale non loin de la méditation d’une Hannah Arendt constatant que le IIIe Reich détes¬tait l’humanité en général et l’apparition d’un enfant en particulier, puisque l’humanité était selon lui viciée à la racine et que, le peuple juif en étant la cause, il importait d’en programmer la disparition pour régénérer l’espèce humaine. Contre tous les responsables des charniers de notre temps, Franta, comme Arendt, affirme que la seule réponse à leur opposer réside dans la vie d’un enfant et donc dans sa naissance. « Chaque fin dans l’Histoire contient un nouveau commence¬ment », écrivait la philosophe allemande en écho à saint Augustin (« l’homme a été créé pour qu’il y ait un commencement »), en ajoutant que « ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance. Il est en vérité dans chaque homme ».

Encre de Chine, 90/70 cm, catalogue Tarbes

Cette idée est métaphoriquement inscrite dans chaque tableau de Franta en tant qu’il est animé par le jaillissement de la peinture, c’est à dire par la vie de la création. L’expressionnisme de Franta manifeste ainsi la présence de la vie, même dans les œuvres dont le sujet apparent est la mort. La maternité triomphe des charniers : la peinture de Franta ne cesse jamais d’être un commencement qu’il faut étudier.
Mais, avant toutes choses, il n’est peut être pas inutile de préciser quelle fut l’origine de ma relation à l’œuvre de Franta. En janvier 1974, dans le même numéro 48 (janvier 1974) de la revue Opus international, Pierre Gaudibert publiait un article sur Franta, et moi même un autre sur Velickovic. Gaudibert écrivait de l’artiste tchè¬que : « Franta poursuit une des démarches les plus significatives des arts plasti¬ques dans le milieu du XXe siècle : celle de l’anonymat organique opposé à la tradition du portrait de l’individualité humaine. » Et, comme en écho, on trouvait dans mon texte la question suivante à propos du peintre yougoslave : « Et si aujourd’hui, comme réalité épaisse et première, comme objet difficile et sujet sou¬verain de toute connaissance, l’homme était en train de disparaître ? » C’était une coïncidence, et sans doute davantage : une convergence d’analyse par deux auteurs (qui ne s’étaient nullement concertés) à propos de la peinture d’artistes de la nouvelle figuration, tous deux porteurs de questionnements plastiques fonda¬mentaux sur ce qu’il en était de la condition humaine.

Catalogue « Franta », texte de Jean-Luc Chalumeau (2004)

On devine que Franta et moi avons aussitôt cherché à faire connaissance. Notre première rencontre eut lieu quelques semaines plus tard, et voici donc main¬tenant un tiers de siècle que j’observe l’œuvre de Franta, que je l’admire et que je cherche à la comprendre. Nous sommes parvenus à l’heure des bilans et des rétrospectives, et il me semble que les commentateurs de la peinture de Franta qui se sont succédés depuis plus de trente ans ont peut être un peu trop souvent pro¬posé de simples variantes sur le thème si bien défini, dès le départ, par Gaudibert : « C’est toujours le même dialogue d’une bouillie sanguinolente et quasi viscérale avec une rigidité agressive. Cette défaite de l’homme crie une souffrance infinie, sans recours, rachat, ni justification... », variantes certes quelque peu corrigées par le constat de la mutation qui s’est opérée à partir du début des années 8o, quand, justement à l’initiative de Pierre Gaudibert, Franta a découvert l’Afrique, ses déserts et ses peuples ayant conservé une sorte de pureté originelle. « J’ai dû réap¬prendre à voir et regarder le monde extérieur, a t il dit à propos des premières expériences africaines. » Il n’empêche : si Franta est bien un profond témoin de son temps ce n’est pas un hasard si je l’ai placé d’entrée de jeu aux côtés d’Hannah Arendt , il est aussi et surtout un peintre, un peintre trop peu analysé en tant que tel, dont l’œuvre dans son extension sur plus de quatre décennies est maintenant assez riche, variée et aboutie, pour justifier une approche principalement esthétique.

« Maternité II » (2003, 230/185cm) ) dans catalogue « Franta », texte de Jean-Luc Chalumeau (2004), Somogy Editions d’Art

(A suivre)

Retrouvez les parties I, III, IV, et V de la Chronique 31 :
Chronique 31 : FRANTA (Part I)
Chronique 31 : FRANTA (Part III)
Chronique 31 : FRANTA (Part IV)
Chronique 31 : FRANTA (Part V)

Artiste(s)

FRANTA

Né en 1930 à Trébic en Tchécoslovaquie. À l’âge de dix-huit ans, il étudie à l’École des Arts Décoratifs de Brno, puis à l’Académie des Beaux-Arts à Prague. Après avoir séjourné dans un camp pour réfugiés en Allemagne, il réussit à venir en France, et s’installe à Nice. Dans ses oeuvres on retrouve (...)

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