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Chronique 31 : FRANTA (Part I)

Franta

Toujours dans l’optique de revisiter mes archives, je retrouve des catalogues d’expositions de Franta (1978, 79, 81) dédicacés par lui à l’époque. En 1974, quand j’ai ouvert ma galerie de Saint-Paul, j’avais l’intention de l’exposer, je ne sais plus ce qui s’est passé, dommage, Franta est un peintre de grande valeur, et, dans la même figuration intense et dramatique j’ai beaucoup montré Gérard Eppelé, et, dans cette catégorie je peux même placer Peter Klasen et Rosemarie Krefeld… donc Franta aurait eu sa place dans le monde figuratif dont j’ai témoigné. Aujourd’hui Franta est célèbre et son pays d’origine se prépare à lui faire une Fondation, tout est dans l’ordre, mais Franta vit et travaille à Vence depuis 1958, il fait partie de l’aventure picturale des Alpes-Maritimes, on peut voir dans son atelier des toiles magistrales (un extrait du film de France Delville le montre), et j’ai donc envie de rappeler, à travers les textes des plus grands critiques d’art français ou autres, le parcours de cet artiste singulier.
Mertl Frantisek dit Franta, né le 16 mars 1930 à Trebic, Tchécoslovaquie, travaille pendant cinq ans à l’Académie des Beaux-Arts de Prague, poursuit ses études en Italie puis vient en France. Derrière ces quelques lignes se joue un drame : la guerre, avec ses prémisses, l’annexion de la Tchécoslovaquie par Hitler, et l’engagement du père de Franta contre le nazisme. Le passage d’un membre de la famille par Terezin, et, après la guerre, pour Franta, la déception que le camp adverse, le camp soviétique, malgré les promesses d’un monde plus juste, ne devienne le nouvel oppresseur poussera Franta à quitter le pays, ce qui produira de nouvelles représailles.

« Cible », huile/toile 1972 (160/160cm) Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 » (1981), Collection Parcours

Il semble que tout l’œuvre de Franta tourne autour de l’inhumanité expérimentée, et de la recherche réparatrice d’une humanité, à travers la beauté des corps, leur énergie, leur diversité, à travers une présence de ces corps due à une expertise anatomique peu commune mais aussi à un je ne sais quoi qui saisit, une forme de danse peut-être, en tous cas un élan vital troublant... et quant à la chair devenue viande, elle est d’un rose horrifiant, un certain rose inoubliable, l’effet d’une alchimie personnelle. Car, avant le dépassement, c’est bien la chair qui dit le drame, chair malmenée jusqu’à l’inertie, encore chaude de la torture, chair déjà viande, encore rosée du sang sous-jacent, et là, d’une manière tout à fait différente de celle de Francis Bacon qui pourtant marqua Franta.
A l’inverse, une œuvre telle que "Naissance" - huile/toile de 1978, de 197/175cm puisque Franta aime les grands formats, nécessaires à l’ampleur de ses sujets - apporte un flash qui dépasse le réalisme des organes, une apparition de la puissance de la vie par quelque chose de satiné, de soyeux, de phosphorescent, et surtout par le mouvement.

« Frontière », huile/toile 1973 (160/160cm), Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 »

Franta semble-t-il peint avant tout le mouvement, et il sait le faire cesser ce mouvement pour exprimer de manière particulière, comme je l’ai dit plus haut, la mort. Car la caractéristique du vivant c’est qu’il bouge, se meut, le vivant est d’abord mouvement, dans l’espace et le temps. Et lorsque la chair devient inerte, on sort de la merveilleuse nature première, laboratoire de vie, pour buter sur le laboratoire technologique, pervers, issu du cerveau de l’homme pour le meilleur et pour le pire. A ce moment la chair informe, découpée, le corps rendu à l’anonymat - purs membres détachés - se retrouve dans des espaces civilisationnels qui ne sont plus que des machines à broyer ou "opérer" (on pense à Mengele), et à ce moment Franta rejoint Bacon ou Peter Klasen chez qui des surfaces hétérogènes, proches des panneaux indicateurs du nouveau réalisme, viennent glacer les organismes humains, leur chaleur, leur fragilité. Mais, je le répète, d’une manière tout à fait originale, comme Rosemarie Krefeld trouva aussi des solutions personnelles au contraste cinglant entre vulnérabilité des corps et impitoyabilité de l’acier, contraste réitéré dans la continuité de l’œuvre, mais qui n’est – à décrypter- que la répétition du traumatisme, celui dû à la dernière guerre. Et du côté allemand, comme chez Klasen.

« Grande grue », huile/toile 1973 (197/175cm), Collection Ville de Grenoble, Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 »

Et il se trouve que le critique d’art Francis Parent, l’un des promoteurs de la nouvelle figuration des années 70, a justement écrit sur Klasen et Rosamarie Krefeld, et sur Franta. Francis Parent est un ami, je l’ai connu dans ma galerie de Vence, place Godeau, et il a eu lui aussi une galerie dans le vieux Vence au début des années 60.
Et en octobre 1976, Francis Parent a écrit la préface au catalogue de l’exposition « Franta » à la Galerie Lornsenstrasse à Kiel (Allemagne), je n’ai pas ce catalogue mais j’ai trouvé la préface dans son recueil de textes critiques intitulé « Entendre l’écrit » (E.C. éditions, 1999), sous le titre : « Au bout de ces noirs corridors ». Le voici. Il n’a rien perdu de son actualité :

Au bout ce ces noirs corridors
« Il est significatif que Franta ne renonce pas à la couleur », écrivait récemment Jean Luc Chalumeau à propos des grandes toiles colorées de cette époque, voulant démontrer ainsi que mal¬gré la souffrance humaine tant individuelle que collective qui jaillissait de toutes ses œuvres d’alors, la peinture de Franta nous laissait entrevoir qu’un espoir dans la téléologie de l’homme subsistait.

« Naissance », huile/toile 1978 (197/175cm), Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 »

Quel plus grand renoncement à la couleur vie que cet emploi en larges aplats de la matière la plus noire qui existe, l’encre de Chine ? Fabriquée à partir de noir de fumée, n’est elle pas la matérialisation type de la mort, ce qui reste lorsque, brûlée, la vie s’en est allée ? Oui Franta a renoncé en tout cas en grande partie et pour le moment à la couleur. Oui, il est significatif qu’au bout d’un itinéraire souvent douloureux Franta en vienne à utiliser, sur des petits formats, l’encre de Chine. Car si les souffrances endurées par cet artiste sont certainement encore vécues avec la même intensité (comment effacer de tels souvenirs ? faut il rap¬peler que Franta, Tchécoslovaque émigré, a vécu les terreurs de la Gestapo, le despotisme du Stalinisme, sans parler des terribles acci¬dents survenus autour de lui), le ressenti des souffrances collec-tives, lui, s’amplifie évidemment. Comment pourrait il en être autrement pour un artiste dont les nerfs ont été mis à si rude épreuve, et dont la sensibilité ainsi exacerbée est branchée directe¬ment sur tous les exilés du bonheur, tous ceux qui par le monde n’ont que leur propre mort comme faire-valoir de leur pauvre vie, surtout lorsque le nombre de ceux ci ne fait justement que s’amplifier ?

« Pays 319 », huile/bois, montage (1974) 185/88cm, Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 »

Car enfin, il suffit de regarder autour de soi ; aux quatre coins du monde, on torture, on goulague, on tue, on emprisonne. Dans nos sociétés « libérales avancées » même, sans aller jusqu’à ces extrêmes (bien que…) l’individu est de plus en plus écartelé dans un système où l’ordinateur codifie, espionne, où la machine régente, obsolétise notre corps, et où les multiples agressions de la quotidienneté font que la course de la vie devient parfois une course contre la mort. Partout le tableau de la vie se noircit et les cimaises intérieures de la conscience d’un peintre concerné comme Franta ne pouvaient manquer de traduire à leur tour cet assombrissement. Est ce à dire que les derniers travaux de Franta sont encore plus désespérés qu’auparavant ?
Bien que colorés nous pouvions déjà reconnaître dans ses tra¬vaux précédents telle ou telle agression subie par des corps ano¬nymes dont l’écoulement des chairs n’était plus contenu que par quelques circuits charriant encore des germes de vie ou au contraire par des environnements mécanicistes achevant l’œuvre de mort. Ces viandes d’étal semblaient ainsi retourner à la néantisation d’un limon originel liquéfié. Le discours tenu, plus qu’une relation cathartique des fantasmes personnels de Franta, était un propos globalisant l’Homme dans une chair universalisée confrontée à une mécanique toujours particularisée.

« Sous-développé », huile/bois, montage (1973) 180/180cm, Catalogue « Franta, Peintures 1968/1979 »

Ici, malgré le noircissement apparent de ses derniers travaux, Franta tient un discours autre. Les chairs ne sont plus déliques¬centes mais se ressaisissent, les formes se redressent ; l’élément charnel se personnalise alors que l’environnement s’abstractionnise. Les mécanismes, appareillages, etc., qui maintenaient/suppri¬maient la vie dans ces environnements, ont fait place à une struc¬ture formelle, certes encore agressive par sa noire géométrisation anguleuse, mais non objectalisée et non incrustée dans ces corps retrouvés. Aux chairs résignées et pantelantes sur des toiles à la mesure de leur universalité ont fait place des corps individuels dans des espaces aux dimensions plus préhensibles et ressaisis par le désir de libération. Plus qu’une pause dans son œuvre – œuvre importante s’il en est, tant par sa place et sa signifiance que par l’émotion qu’elle procure cette série de petits formats à l’encre de Chine de Franta nous montre plus violemment encore jusqu’où on peut aller lorsqu’on s’enfonce dans les noirs corridors de la souffrance individuel1e/collective.
Mais cette fois, au bout de ces noirs corridors, une lueur blanche d’espoir indique que rien n’est irréversible : l’Homme finit toujours par se libérer de ses démons. Comme de ses chaînes…

(A suivre)

Retrouvez les parties II, III, IV, et V de la Chronique 31 :
Chronique 31 : FRANTA (Part II)
Chronique 31 : FRANTA (Part III)
Chronique 31 : FRANTA (Part IV)
Chronique 31 : FRANTA (Part V)

Artiste(s)

FRANTA

Né en 1930 à Trébic en Tchécoslovaquie. À l’âge de dix-huit ans, il étudie à l’École des Arts Décoratifs de Brno, puis à l’Académie des Beaux-Arts à Prague. Après avoir séjourné dans un camp pour réfugiés en Allemagne, il réussit à venir en France, et s’installe à Nice. Dans ses oeuvres on retrouve (...)

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