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Chronique 30 : Question de mémoire : César et Jany Carré (Part IV)

Claude Belleudy
J’avais annoncé Claude Belleudy dans la partie précédente à propos de son cheval, mais il a été l’un des artistes de mon « écurie » depuis ma première galerie à Vence, Place Godeau, et c’est apparemment à l’occasion de son exposition « Etudes : 20 petits formats » (août-septembre 1981) dans ma galerie de Saint-Paul que César et Jany Carré l’ont filmé pour « Les Chemins de Saint-Paul » (sorti en 1982, clip avec la partie III de cette chronique). C’est l’artiste que j’ai le plus exposé : 19 expositions entre 1967 et 2000. En 2000, pour le « Paradoxe d’Alexandre », il écrit : « En 1967, Alexandre de la Salle organise une de mes premières expositions dans sa galerie de la place Godeau à Vence. Trente-trois ans déjà, l’espace à peine perceptible d’un lever et d’un coucher de soleil, une infime goutte d’eau dans le vaste océan du temps, peut-être la dérisoire quête des hommes à vouloir inscrire une trace indélébile dans la trajectoire des étoiles. Force intangible qui les pousse à oblitérer l’instant présent. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il y a 33 ans ce fut une belle aventure partagée entre Alexandre de la Salle et les chemins de la Création, qui, comme la vie, donnent l’illusion de l’éternité. (Claude Belleudy).

Dans GO n°5, page Bernard Faucon

Et moi : Oui, je l’ai abondamment exposé, l’enfant prodige, bien grandi, de l’Ecole Freinet. Il fut d’emblée peintre, sculpteur, et poète. Goût des lointains horizons, il fut également l’homme des grandes errances à travers la Turquie, le pays kurde, où il se fit de grandes amitiés, l’Inde, et l’Afghanistan sublime et terrible. Exilé en plein arrière-pays, entre montagne, garrigues, ruisseaux, et chants des ciels si Hauts, il a fini par atteindre la plénitude d’une abstraction géométrique personnelle, parfaitement maîtrisée, où la forme et la couleur inventent l’une et l’autre, comme, en écho, une vision planisférique du monde. Il a su faire avec succès des incursions dans les problématiques du Mouvement MADI. Chez lui, l’abstraction est toujours restée infiniment sensible. A fleur de peau, à fleur de toile ! A fleur d’étoile !
(Alexandre de la Salle)

Dans GO n°5, page Esther Morisse

Et Avida Ripolin (30 mars 92)  : Un jour une fusée partit dans la tête de Claude Belleudy, car l’Espace était là, s’ouvrant pour lui. Un jour un homme m’avoua qu’enfant il s’était rêvé sous une forme géométrique. Claude Belleudy se rêve Trajectoire, Aile, Pendule, Vibration, tous véhicules d’un mouvement intersidéral. N’a-t-il pas lui-même défini son travail comme une Abstraction Galactique ? Le tableau ne fait que fixer un moment du voyage à travers des atmosphères mouvantes, il n’est que le souvenir d’un mouvement. Dessin animé : la ligne traverse, devient, s’échappe, revient, se dédouble, s’adjoint des dimensions pour s’accrocher, vaisseau planant, à nos plafonds. Cadre hypothétique, seule réalité : mentalisation précaire. Le cadre est subtilité de la matière éphémère, de l’instant déjà perdu.

Dans GO n°6, page Marcelle Tannau

Et Claude Belleudy lui-même, en 1995
Fragmentation d’un espace linéaire
Oiseau de carton-pâte
Sur le rouge festin des couteaux
L’ombre blanche d’un ondulatoire
Ouvre ses cuisses horizontales
Aux plages bleues
D’électrique méthylène

Dans GO n°2, page Michel Magne

Mais dans « GO ! » n°3
… donc en 1985, parut un article d’Avida Ripolin sur Claude Belleudy qui correspondait à son exposition chez moi du 22 mars au 17 avril 1985 « Ondulatoires et oscillations pendulaires » :
Jung disait : « Comment peut on vivre sans peindre ou écrire... » En effet, cela aide beaucoup. Cela crée de la vie pour que la vie soit deux fois la vie. Cette aide et ce droit, peu de gens en profitent. Ceux qui le font, on les appelle des artistes. Mot pompeux pour dire vivants vivants, comme dirait J. Prévert. Belleudy est un de ces privilégiés à qui le don était fait de recréer le monde en sept jours. Et d’avoir un chemin. Un point de départ, de passage, et d’arrivée. Et un œil qui grandit, et une main qui devient virtuose. Une capacité d’approcher le feu central, l’essence. De voyager parmi les manifestations, de les cueillir, et, prenant appui sur elles, de s’envoler, d’oublier la pesanteur. Car Belleudy est parti du sol, et l’a abondamment exploré. On ne peut pas oublier ses débuts sensuels, empâtés dans la matière, ses épaisseurs, ses collages superpositions. Au début le monde de Belleudy était un riche chaos. Même si, dès cette époque, on pouvait remarquer deux sortes d’objets insolites, à part. Des sortes d’indices d’un futur encore invisible. D’abord les petites boules qui pendaient partout, accrochées à des fils invisibles, ensuite des espèces de petits boomerangs bien lisses et bien aérodynamiques.
Autre indice : les décollages qui refusaient le trop plein de matière, et n’en acceptaient plus que la trace, l’écho. Belleudy voulait vraiment échapper au matériau de base, à l’argile. Il voulait émerger, s’envoler. Aller danser près d’Andromède. On voyait bien que ce qui l’intéressait, c’était le moteur de tout ça, les forces, l’énergie. Ce qui meut autant que ce qui est mu. Comment cela s’assemble, et beaucoup moins ce qui est assemblé.
Comment ça se passe l’aimantation, comment tout ça se colle ensemble, et s’encastre l’un dans l’autre. Et on a com¬pris que ces petits boomerangs étaient en réalité des ÉLÉMENTS. Non pas des objets, mais des formes témoignant que la matière existe. Pas la matière illusoire des apparences, mais les particules constituantes, les briques fondamentales. Ces formes, Belleudy les a nommées Formes Témoin, et moi je dirais que ce sont les éléments constitutifs qu’il a fait un jour s’arracher aux couches matricielles et s’envoler. Il y a de la rampe de lancement dans ces tableaux, où les éléments planaient, où les boomerangs étaient aussi des toupies car ils avaient des fouets serpentins vibratiles, des spermatozoïdes qui les flagellaient et les faisaient tournoyer vers l’horizon.
Ce que nous faisaient pressentir les indices est né : et c’est un espace. Un espace aéré, aérien, où l’on respire plus librement, où la matière s’est dispersée, pulvérisée. Quant au temps, il s’est infiniment ralenti, la courbe ondulatoire s’est déployée et Belleudy nous montre ce qui se passe dans un minuscule fragment d’espace-temps au scalpel. Il a sus¬pendu les événements, et le seul acteur, la petite boule, glisse sur des pentes infiniment épurées (lignes droites) ou pend dans des triangles infiniment clarifiés (blanc ou rouge ou bleu sans la moindre scorie. La petite boucle qui est circulaire comme la perfection des géométries, ronde comme l’œuf originel, lisse comme les microscopiques chairs orgastiques des amours électroniques, la petite boule qui est l’être témoin de toute présence se promenant, sereine, dans les champs magnétiques et les gravitations. Elle est nous. Notre forme achevée, parfaite, notre esprit éternel qui court sans bouger dans ce minuscule espace témoin. Car le miracle de cette dernière série d’œuvres de Belleudy, c’est qu’elle montre qu’en même temps et dans le même espace, cela peut bouger et ne pas bouger. Et, en même temps, crier et faire silence. Et dans le silence, encore une dernière, minuscule voix. La voix des frontières subtiles, des franges. La voix de l’essentiel. Et encore un tout petit mouvement, une petite oscillation. Parce que des courants invisibles poussent la petite balle. D’un mouvement perpétuel, autonome. La petite boule qui oscille entre plus et moins, en passant par le zéro. Et quand nous tournons le dos, ils se débrouillent ensemble, la boule et les courants d’air. Et sur ces cartons ondulés blancs, fendus de blanc, encadrés de blanc, cernés de blanc, il court encore cette onde crête¬-creux, crête creux, subtile et silencieuse. Et les lumières du jour jouent sur leur surface comme sur un cadran solaire. Les photons qui jouent à saute mouton. Laissons les parler tout seuls ces tableaux capables de jouer tout seuls avec l’espace et le temps. (Avida Ripolin)

Dans GO n°2, page César et Claude Belleudy par Robert Vigneau

Toucher la terre
Sur la même page de GO n°3 était un article de Seund Ja Rhee, d’Avida Ripolin, intitulé « Toucher la terre » :
Seund Ja Rhee vient de retourner chez elle en Corée pour exposer ses œuvres récentes. Elle vient aussi de « retourner au pays, retrouver sa terre natale, se ressourcer, retrouver ses racines, réintégrer le sein maternel ». Les termes ne manquent pas pour désigner cet acte. Dans le taoïsme, l’Illumination, c’est à dire, en partie, la réunion des moitiés précédemment séparées, disloquées, schizophrènes de l’être, s’appelle « le retour à la maison ». Seund Ja Rhee vient d’être invitée à exposer chez elle et cela est tout à fait cohérent, puisque ce qu’elle peint, c’est la terre natale. Non pas la terre natale anecdotique, touristique, mais le sol fertile, les terres drues ou fines, les collines, les écorces, les fossiles, les stries, les débris, les scories, les grains, la poussière.
Seund Ja Rhee est née d’une très nombreuse famille, traditionnelle. Dans cette civilisation, naître c’est immédiatement bourgeonner à partir du grand arbre, la famille. C’est appartenir au sol. Puis la guerre en Corée et certains événements privés l’ont expulsée du sol natal. Sa maison a été rasée, ses biens perdus. Elle s’est retrouvée à Paris, aux antipodes, toute nue pour une seconde naissance. Son passé s’est dissout, est tombé dans la mer sous l’avion qui l’a transportée en Europe. Ses enfants sont restés là bas. Alors elle s’interroge : comment faire pour s’en¬raciner de nouveau et bourgeonner. Son père ne lui a t il pas répété toute son enfance qu’on est sur terre pour porter des fruits et les offrir. Elle rassemble des informations : Qu’est—ce que « Femme », et qu’est ce que « Terre ».
Dans sa culture, Femme = Terre, Homme = Ciel.
Elle accepte d’être une femme, mais pas seulement. Elle vit indépendante et peint, alors elle peint le ciel aussi. Quand elle peint la terre elle pense à son sol, à ses enfants, elle peint comme si elle donnait à manger à ses enfants, elle fait des tableaux qui sont comme une nourriture, un message qu’elle envoie en pensée à ses enfants. Elle pense à son père, au jardin de son père. Dans ses toiles, le fond, c’est la terre fertile, la nourriture, la femme. Une nourriture pour ces formes qui en surgissent, ces objets qui sont ses propres enfants.
Alors il suffit de recenser les mots, dans les titres des œuvres : été, matin, vent, arc en terre, montagne, sève, nuit d’été, Pan, jardin, branche, source, pierre, mère, anémone, silences, monts, brin d’herbe, graines, bourgeons, germination...
Et le titre générique de son époque 1959 68 est « Femme Terre ». Il suffit de lire les mots des titres et les mots de la peinture, et l’on a tout compris sur l’histoire d’un sol, l’histoire du sol de Seund Ja Rhee. (Avida Ripolin)

Et dans GO n°2, un article de Robert Vigneau sur Claude Belleudy…

(A suivre)

Retrouvez les parties I, II, III et V de la Chronique 30 :
Chronique 30 : Question de mémoire : César et Jany Carré (Part I)
Chronique 30 : Question de mémoire : César et Jany Carré (Part II)
Chronique 30 : Question de mémoire : César et Jany Carré » (Part III)
Chronique 30 : Question de mémoire : César et Jany Carré (Part V)

Photo de Une : Dans « Go » n°3, article sur Claude Belleudy et Seund Ja Rhee par Avida Ripolin

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