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Chronique 28 : Chubac pour mémoire (Part V)

Albert Chubac, Ben et Alexandre de la Salle pendant une exposition Albert Chubac (Photo France Delville)

A Aspremont, en 1995, son travail se déploya dans un espace qui lui ressemblait, entre Nature, Lumière et Silence. Depuis le début (milieu des années 50), le public, les critiques, les écrivains, les enfants, ont été impressionnés par la présence spéciale de cette œuvre. Toujours sur le mode d’une visitation de mes archives, j’ai trouvé des passages très émouvants sur lui, évoquant la joie qu’il procurait. Dans la très longue interview filmée dans son exposition d’Aspremont, Albert mentionne que plusieurs visiteurs ont dit considérer son œuvre comme un traitement de la dépression, faisant économiser le psychiatre. Dans le catalogue de l’exposition Chubac au MAMAC en 2004 il y a une phrase de lui que je trouve très belle : « Je voudrais arriver à la feuille blanche. Je n’en suis pas loin (…) je cherche à m’exprimer avec le minimum de choses ».

Au cours d’un vernissage à la Galerie Alexandre de la Salle (Saint-Paul) : Albert Chubac, France Raysse, Béatrice Heyligers, de dos Alberte Garibbo, de profil héléna Krajewicz (Photo France Delville)

C’est la beauté de son œuvre : on se demande comment quelques carrés ou rectangles de couleurs franches peuvent réaliser de si magiques effets. Il dit qu’il est né en Suisse mais qu’il est très italien, comme son arrière-grand-père, pur italien, et que c’est sa grand-mère italienne qui a épousé un français. Et que son père suisse avait une mère russe ! Il n’y a peut-être presque rien de suisse, chez lui ! Une anecdote à ce propos : à l’époque de son exposition chez moi à Saint-Paul en juillet-août 1989 : « Structures murales et spatiales », Avida Ripolin a écrit un texte qui a paru dans plusieurs revues, et qui avait pour titre « Albert Chubac ou l’horloge suisse ». Albert d’abord n’a pas très bien compris cette référence à la Suisse, à ce quelque chose d’obsessionnel et de rigide qu’on lui prête, et France a dû lui expliquer que pour elle la perfection d’une horloge, sa fiabilité, son exactitude absolue pouvaient être mises en rapport avec l’incontournabilté des associations des formes chubaquiennes, de ses combines comme il disait pour dire combinaisons. Quand une pièce existe, on ne peut imaginer qu’elle soit autrement, il y a un caractère d’évidence, et c’est ce que développe Avida Ripolin, et elle a raison :

Exposition “Ecole de Nice !” (1977) à la Galerie Alexandre de la Salle (Saint-Paul), au fond, œuvres d’Albert Chubac

« Plus les œuvres sont silencieuses, plus elles provoquent de commentaires, à la manière de trous noirs aspirateurs. Albert Chubac, l’humain le plus bavard qui soit, a produit une œuvre particulièrement silencieuse, et aussi particulièrement indispensable. Lorsqu’un peintre ou un écrivain, un musicien, un biologiste établit une nouvelle mesure des choses, on se demande tout à coup comment on aurait fait sans lui. Et plus la nouvelle livraison de formes, de formules, d’idées, est lumineuse, pertinente, incontournable, plus on se tape sur le front en murmurant : pourquoi n’y ai je pas pensé moi¬-même ? Devant le travail d’Albert/l’Evidence, nombre de pères de familles ronchonnent, au bord de la révolte : comme si mon plus jeune fils n’était pas capable d’en faire autant ! Ce que cette armée de pères de famille ne comprend décidément pas, c’est qu’il n’est rien de plus simple et de plus impalpable, quoique de plus performant, de plus vital, qu’un rayon de lumière, et que Chubac est définitivement un grand architecte de la lumière, un nouveau géomètre, le géomètre du Temps où les corps, leur habitat, leurs totems commencent à être reconnus pour ce qu’ils sont en réalité : des couloirs à photons.

Exposition “Ecole de Nice !” (1977) à la Galerie Alexandre de la Salle : André Verdet, Jean-Claude Farhi, Albert Chubac, Marcel Alocco

Si l’on permettait à Chubac de nous envahir de ses traits (de génie, matrices des autres formes, segments de pensée pure), puis de ses carrés, de ses cubes et de ses tri¬angles raccordés de directe façon, dans quel monde heureux et limpide ne vivrions nous pas ? (Avida Ripolin, revue Côte, été 89).
On peut parler de minimalisme à propos de certaines pièces, telle celle qui se trouve sur papier glacé dans la plaquette de l’exposition « Albert Chubac, Collages » chez Luisella d’Alessandro, à Turin, que j’ai organisée en novembre 1982 : deux simples petits carrés bleus et rouges. Mais je voudrais revenir à cette période des débuts où des journalistes, des critiques d’art ou des écrivains qui passaient par là ont reçu en pleine figure des œuvres d’artistes, ainsi Arlette Sayac, qui a écrit sur une exposition individuelle d’Albert Chubac, « Peintures », que j’ai organisée dans ma galerie de Vence du 30 mars au 11 mai 1968. J’aime beaucoup ce récit qu’Arlette a fait d’une visite chez Chubac à Aspremont, sous le titre : « Jusqu’au 11 mai à Vence, une exposition qui vous donne envie de vivre : CHUBAC ». Voilà ce qu’elle écrit :
« Un blue-jean, un vrai, délavé et usé, un col roulé, rouge la plupart du temps, une pipe et un rire truculent comme celui de Salvador, c’est Chubac chez lui, à Aspremont. Il a perdu son prénom en se rapprochant de la célébrité, il n’aime pas parler de lui, de sa vie d’avant et quand on essaie de savoir où et quand il est né, il répond : « « Il faut vraiment dire tout cela ? »

Albert Chubac, c’est, pour celui qui se trouve soudain en sa présence, un personna¬ge, une personnalité attirante par ses contrastes, par son dynamisme. Il vit, il a tou¬jours vécu en solitaire, mais il a besoin pour s’exprimer, pour ne pas perdre pied, de sentir et d’entendre la vie autour de lui. Il parle volon¬tiers, mais on ne se sent pas le droit de dire qu’on le connaît. Il y a chez lui une grande part de silence, un fossé difficilement franchis¬sable. On a souvent l’impression qu’il ne participe pas tout entier aux moments de sa vie qui se déroulent en public. Si vous ne connaissez pas Chubac, partez à sa re¬cherche à la galerie de la Salle à Vence. A partir de ce soir il expose jusqu’au 11 mai ». (Arlette Sayac)
Un jour Albert a écrit : « L’homme est condamné à créer, c’est sa seule liberté ». C’est très beau.

Ce n’est pas pour rien qu’au début des années 50 Albert a participé au Salon des Réalités Nouvelles, ou a été exposé par Denise René. La proximité de Chubac avec Mondrian et Aurélie Nemours est flagrante, sauf que ceux-là cherchaient le nombre d’or, l’absolu, la formule du monde, la disparition de tout accident, tandis qu’Albert semble avoir pris la chose à l’envers, dans une sorte de modestie de cour d’école, où la simplicité des moyens – une économie dans tous les sens du terme – l’aurait forcé ipso facto à une sorte d’artisanat cosmique à la poursuite des forces de vie, et du jeu qui les sous-tend. Tout cela étant un choix à la fois instinctif et très élaboré au sein de sa connaissance de la peinture, de son immense culture. Le plus difficile est de se débarrasser des références, et Albert a parfaitement réussi, il s’est vraiment libéré. C’est pour cela que son travail est magique, et que beaucoup de gens, même sans analyser – et peut-être surtout parce qu’ils n’analysent pas – se retrouvent à espérer de la vie, de la gentillesse, de la lumière, de l’écartement de la violence : cela s’appelle la Paix.

Vernissage Galerie de la Salle : Jo Girodon, Claude Belleudy, Albert Chubac, Marcel Alocco, Alice Heyligers (Photo Gomot)

Retrouvez les parties I, II, III et IV de la chronique 28 :
Chronique 28 : Chubac pour mémoire (Part I)
Chronique 28 : Chubac pour mémoire (Part II)
Chronique 28 : Chubac pour mémoire (Part III)
Chronique 28 : Chubac pour mémoire (Part IV)

Photo de Une : Exposition Albert Chubac, Galerie Alexandre de la Salle (Saint-Paul) (Photo Jean-Marc Pharisien)

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