| Retour

Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part III)

Avec « Fragments pour lui », de Georges Sammut et Daniel Cassini…

… une danse autour de la simple passion… décrite par Annie Ernaux… dans « Fragments autour de Philippe V. »
« Il m’avait écrit son désir de moi plusieurs fois dans des lettres mais depuis le début de la soirée que nous avions décidé de passer ensemble il restait intimidé, parlant peu. Sans doute parce qu’il est étudiant, beaucoup plus jeune que moi, que j’écris des livres. Après le théâtre ses bras avaient souvent touché les miens sur l’accoudoir je l’ai invité à prendre un verre. Nous sommes entrés dans un pub, rue Monsieur le Prince. Je n’étais plus sûre de vouloir faire l’amour avec lui, après avoir désiré pendant plusieurs semaines l’évolution de notre relation. Il était assis en face de moi et me regardait parler. Aux tables voisines basses, avec des tabourets il y avait des groupes de garçons et de filles. La serveuse en mini jupe noire passait et repassait près de nous. Il buvait un cocktail alcoolisé, moi un aux fruits. C’était un moment où tous les détails autour de soi semblent avoir un sens parce que rien n’a encore eu lieu, n’aura peut être pas lieu.
À la sortie du pub, je lui ai proposé de venir chez moi boire un autre verre. Il a accepté aussitôt. Je ne savais toujours pas si j’avais envie de faire l’amour avec lui. Je me laissais un délai supplémentaire pour décider, tout en ayant conscience qu’en l’emmenant chez moi je m’engageais de plus en plus dans cette éventualité. Dans la voiture, j’ai mis des cassettes de chansons. À chaque fois que je changeais de vitesse, ma main frôlait sa jambe.
Dans le living, nous nous sommes assis dans des fauteuils assez éloignés l’un de l’autre, sans réelle conversation (« Comment trouvez vous le saké ? » etc.), dans l’attente. C’était à moi de faire un geste, de commencer. Il était clair qu’il ne se passerait rien si je ne prenais pas l’initiative.

Capture d’écran du film de Georges Sammut et Daniel Cassini « Fragments pour lui » (1997)

Je n’ai pas réfléchi au geste que je ferais, j’ai seulement pensé qu’il fallait faire quelque chose. Je me suis levée du fauteuil, approchée de lui et j’ai passé ma main dans ses cheveux. Il a appuyé sa tête contre mon ventre, puis il s’est mis debout, me serrant violemment. J’ai senti son sexe encore inconnu me barrer le ventre à travers les vêtements, avec une force et une rigidité qui expliquaient son mutisme de la soirée ». (Annie Ernaux, Fragments autour de Philippe V. »
Non, pas de psychanalyse, pas de décryptage de la constitution inconsciente de l’objet :
« Quant à l’origine de ma passion, je n’ai pas l’intention de la chercher dans mon histoire lointaine, celle que me ferait reconstituer un psychanalyste, ou récente, ni dans les modèles culturels du sentiment qui m’ont influencée depuis l’enfance (Autant en emporte le vent, Phèdre ou les chansons de Piaf sont aussi décisifs que le complexe d’Œdipe). Je ne veux pas expliquer ma passion – cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier – mais simplement l’exposer. » (Annie Ernaux)

Expliquer la passion serait la considérer comme une erreur ?
Non, il faut l’exposer, se la dire, nous la dire, et, à un moment, entre eux – les deux corps hétérosexuels – faire parler autre chose, le corps lui-même comme on dit, le laisser exsuder sa magie organique, pour en faire – directement, de manière étrange, étrangère à l’habitude qui est de s’en débarrasser vite, l’escamoter – de l’écriture et de la peinture : une calligraphie.

Capture d’écran

La fascination pour l’organe-sexe dérivée vers la trace :
« Nous avons fait l’amour un dimanche d’octobre, une feuille de papier à dessin étalée dans le lit, sous mes reins. Il voulait savoir quel tableau naîtrait du mélange de son sperme et de mon sang des règles. Après, nous avons regardé la feuille, le dessin humide. On voyait une femme à la bouche épaisse dévorant le visage, au corps évanescent et coulant, informe. Ou encore une aurore boréale, ou un ciel couchant. Nous étions étonnés de ne pas avoir eu cette idée plus tôt. Nous nous sommes demandé si d’autres avaient eu la même. Le lendemain, il a encadré le dessin et l’a accroché dans sa chambre. Nous avons recommencé les deux ou trois mois suivants. C’était devenu un supplément de plaisir. L’impression aussi que tout n’était pas fini avec la jouissance, qu’il resterait une trace la date et l’heure figuraient sur la feuille quelque chose de pareil à une œuvre d’art. Écrire et faire l’amour. Je sens un lien essentiel entre les deux. Je ne peux l’expliquer, seulement retranscrire des moments où celui ci m’apparaît comme une évidence ». (Annie Ernaux, « Fragments autour de Philippe V. », Revue l’Infini n°56).
Mais avant de « peindre » l’acte sexuel, elle se le racontait, mettait des mots, pour ne pas le perdre, qu’il ne soit pas si vite renvoyé au néant ?

« Après son départ, le lendemain, j’ai repassé les scènes de la nuit, la vision de son corps, son sexe au moment où il m’était apparu instant toujours indicible plus tard emprisonné à moitié dans un préservatif trop étroit. Je revenais continuellement sur mon geste, ma main dans ses cheveux, sans lequel rien ne se serait produit. Le souvenir de ce geste, par dessus tout, me remplissait, de jouissance. J’ai pensé qu’il était de même nature que celui qui consiste à écrire la phrase inaugurale d’un livre. Qu’il supposait le même désir d’intervenir dans le monde, d’ouvrir une histoire. Et j’ai senti que, pour une femme, la liberté d’écrire sans honte passe par celle de toucher la première, avec désir, le corps d’un homme ».

Capture d’écran

Ecrire sans honte sur le sexe

Ecrire sans honte sur le sexe : Annie Ernaux ne fut pas tout à fait la première, mais comme les débuts de « Passion simple » disent bien ce mystère de la « chose » que notre époque cherche à banaliser dans les laboratoires de la Biologie, et la question se pose : est-ce banalisable ? Entre Phèdre et les films X, tout un parcours par lequel les dieux tentateurs et punisseurs (Vénus à sa proie attachée) ont pris visage de l’inconscient (ces pulsions impératives, impératrices, parfois dévorantes), mais le couple Eros/Thanatos a-t-il cessé d’œuvrer pour le meilleur et pour le pire ?
La rencontre, en tous cas, avec l’indicible de l’accomplissement sexuel aura été l’un des thèmes osés par le cinéma de Georges Sammut et Daniel Cassini, et combien d’images océaniquement violentes, improbables n’ont-elles pas traversé leurs montages subjectifs comme pour illustrer inlassablement cette phrase d’Annie Ernaux :
« On s’habitue certainement à cette vision, la première fois est bouleversante ».
Et :
« Ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir »…
Oui, Daniel et Georges semblent avoir tenté, à travers l’expérience d’un certain nombre de héros de la dépense et de l’excès, de rappeler que, peut-être, vivre c’est ne pas trop se laisser éteindre par l’habitude et savoir, dans le parcours unique et toujours à découvrir qui est celui du Sujet, rester dans « le premier pas ».
Pas étonnant qu’ils aient été séduits d’emblée par la démarche d’Ernaux.

Capture d’écran

Donc : première page de « Passion simple » :
« Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision, sur Canal +. Mon poste n’a pas de décodeur, les images sur l’écran étaient floues, les paroles remplacées par un bruitage étrange, grésillements, clapotis, une sorte d’autre langage, doux et ininterrompu. On distinguait une silhouette de femme en guêpière, avec des bas, un homme. L’histoire était incompréhensible et on ne pouvait prévoir quoi que ce soit, des gestes ou des actions. L’homme s’est approché de la femme. Il y a eu un gros plan, le sexe de la femme est apparu, bien visible dans les scintillements de l’écran, puis le sexe de l’homme, en érection, qui s’est glissé dans celui de la femme. Pendant un temps très long, le va et vient des deux sexes a été montré sous plusieurs angles. La queue est réapparue, entre la main de l’homme, et le sperme s’est répandu sur le ventre de la femme. On s’habitue certainement à cette vision, la première fois est bouleversante. Des siècles et des siècles, des centaines de générations et c’est maintenant, seulement, qu’on peut voir cela, un sexe de femme et un sexe d’homme s’unissant, le sperme ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir devenu aussi facile à voir qu’un serrement de mains.

Il m’a semblé que l’écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral ».
L’écriture comme angoisse et stupeur, l’écriture comme « vérité », donc ?

Capture d’écran

Le film « Fragments pour lui »

Le film « Fragments pour lui » mettant l’accent sur la discontinuité de tout « rapport » (il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire), le fait qu’Annie Ernaux elle-même ait présenté cette histoire incarnée par deux hommes décrits avec un écart invitait à ce que la femme auteur (dans le film) ne soit pas elle mais une autre, traversée et par l’amour et par l’écriture. Interviewée (à Radio Shalom, Nice), celle-ci, cet auteur, qui allait écrire dans le film la rencontre des héros d’Annie Ernaux (Annie Ernaux elle-même et… Philippe V. ou un autre…), avait déjà, dans la fiction mais dans la réalité, écrit « La revanche de Phèdre » où, contrairement à Annie Ernaux, son personnage – elle – avait résisté aux avances d’un jeune homme beaucoup plus jeune qu’elle (il avait la moitié de son âge, 19 ans), un Hippolyte moderne, qui, quoique fiancé, l’avait draguée de manière aveuglante. Un moniteur de ski, petit prince admirable de beauté et de séduction. Et cette « Phèdre-là » avait tenté d’analyser ce qui, dans l’apparition, puis dans le comportement du jeune moniteur de ski, la touchait si profondément. Il fallait bien qu’il vienne se lover dans une case préexistante élaborée par elle dans l’enfance, dans le ventre de sa mère peut-être, chacune de ses paroles et de ses regards allant se planter pile dans la cible de son attente de toujours. Et donc cette Phèdre-ci avait dénoué les nœuds qui commençaient à l’attacher au jeune homme, pour ne pas être dupe.

(A suivre)

Retrouvez les parties I, II, IV et V de la Chronique 75 :
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part I)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part II)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part IV)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part V)

Artiste(s)