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Chapitre 74 : Colette Peignot ou la Laure de Georges Bataille (Part V)

Texte de France Delville sur « L. la sainte de l’abîme » dans les actes du séminaire 1999-2000 de l’AEFL intitulé « Les destins de la pulsion de mort »

Laure est considérée comme un grand écrivain par des écrivains reconnus comme grands, il est dit qu’elle a eu « sur Leiris et Bataille une profonde influence par le caractère d’exigence extrême qu’elle apporte dans sa révolte, et par sa soif d’absolu ».
Lorsque vivre est à ce point « vivre contre » : contre une famille, une société, considérées comme abjectes. A ce moment l’on devient ce qu’on appelle un révolutionnaire : quelqu’un qui veut changer la vie... Pour une partie de ces révolutionnaires là, il s’agissait de retrouver la pulsion comme un élément de vérité (en Allemagne le mouvement Sturm und Drang annoncera ce but, Drang signifie pulsion).
Pulsion, pour Laure et ses amis, comme mouvement inconscient branché sur les forces signifiantes interdites par le social castrateur, et, pour ce faire, hypocrite. Ils ne veulent pas manger de ce pain là, ce qui produira non une anorexie mais une boulimie, d’expériences. Le biographe de Bataille, Michel Surya, parlera d’avidité. Forces psychiques fondamentales qu’ils savent « hégéliennement » liées à la mort.
Alors : ne pas exclure la mort, ne pas exclure le ver dans le fruit ? Mais est-ce comme Manque ?
Pas du tout sûr qu’il s’agisse de castration symbolique au sens freudien, et pourtant ils se réfèrent à Freud, ce qui pourra apparaître comme un nouveau paradoxe, mais l’on connaît les ruses du système de défenses. Ce nouvel objet qui se précise : s’affronter à la mort, il semblerait que ce soit pour constituer une nouvelle Jouissance. Selon cette hypothèse, la pulsion de mort comme soumission à une jouissance liée à de la soumission liée elle même à de l’insoutenable (dans l’enfance de Bataille, dans l’enfance de Laure), cette douleur qui s’épanouit en fleur du mal, et se recherche, telle une drogue, continuera d’agir comme inexorable fureur à vouloir sortir du labyrinthe... De l’enfance à la mort, chez Laure comme chez Bataille, vacillation entre jubilation de l’extase et dépression. Cela fait écho au Saint Pécheur du Judaïsme, Shabataï Tsvi. L’auto-anéantissement, mais pour traverser l’Expérience. Se faire « déchet », mais pas « rien ». Que cela puisse se clamer, à un autre, à l’Autre, que cela soit entendu. Dans la sublimation souvent c’est la vie imaginaire qui vient se nouer pour fonder du symbolique structurant. La différence, c’est qu’ici, on est dans la réalité du risque, on est dans la recherche du Réel, d’une dimension spéciale où, à traverser ce réel, de l’excrément par exemple, la vie se déréalise, rejoint la dimension du cauchemar : ce trou, lorsqu’il broie ou calcine le signifiant. L’invite, le défi qui permettent de rencontrer cette dimension d’abysse font passer le sujet en quête par des phases de déstructuration presque totale. Etre capable de l’écrire n’est là, semble t il, que pour indiquer ces phases de délire perceptif, les noter : « Journal d’un voyage dans les zones infréquentables... »

Capture d’image, Lisa Patrignani

Pourquoi cette sorte de libération…

Pourtant quelle sorte de libération était-elle recherchée ? Les surréalistes parlaient de « sexualité libre, détravée de toute entrave sociale », de « valorisation du problème sexuel moteur de la révolution », de la « recherche d’une libido généralisée et polymorphe, conçue comme un retour à l’innocence de la pureté originelle », de « culte de l’amour fou et idéalisation de la femme... ».
Et que cherchait Bataille, qui ne se voulait pas surréaliste ? En faisant peur, en ne laissant personne en paix, y compris soi même. Il faut « dénuder la vie et la pensée jusqu’à l’extrême  », jusqu’à « l’évanouissement du réel discursif ». « Volonté de tout dire et de dire l’impossible de tout dire, que révèle le non savoir », dit un exégète.
Cette dernière phrase fait bien écho à tout le discours contemporain sur le manque, avec Freud comme initiateur. C’est un peu la clé de ce qu’on appelle une épistémè, avec Leiris, Bataille, Lacan, Derrida, tous les autres... Mais pour Bataille et Laure dans cette histoire - Laure et Bataille peu importe l’ordre - pour tous les deux c’est le mot TOUT qui est important. Face au mortifère état des choses, à la mortifère société, chercher la VIE/TOUTE, toutes voiles dehors. Si à l’origine la MORT creuse la vie comme un ver mort du destin mortel et mort par la constitution même du langage alors il faut danser avec la mort, la sucer, l’être, l’avoir, la mettre dans sa poche, la regarder en face, se faire voir par elle, écouter ses confidences, et se faire entendre : par le cri. La violer parfois, jusqu’à faire l’amour à un mort, sa propre mère morte, qu’on le fasse ou qu’on le dise. Mais : « Se maintenir à hauteur de ce qui effraie » dit Marmande à propos de Bataille. Avec avidité. Oui, c’est la soif du TOUT.
Mais parlons de la mort première, la châtration selon la Nature : c’est, pour Bataille, un père syphilitique, aveugle, paralysé, qui sera abandonné sur un champ de bataille, sous les bombes, et mourra en 1915. Et une mère dépressive, et, au Séminaire de Saint Flour, l’éloge fiévreux de la Cathédrale de Reims. Une fièvre non anodine. Il s’agit de Bataille et non de Laure dira-t-on. Mais comment parler de Laure sans parler de Bataille, à beaucoup d’égards c’est la même quête, sauf qu’il est un homme et elle une femme, effectivement ce n’est pas anodin... Dans la passion amoureuse « LA femme » est réputée se donner particulièrement TOUTE...
Peut être y a-t-il une fièvre masculine et une fièvre féminine, mais peut être en l’homme c’est la fièvre féminine qui fait exploser le thermomètre, et la personne avec ? Bataille, en tous cas, après la tentation de la vie religieuse, perd la foi - cette foi là en tout cas – et s’en cherche d’autres, et peut être la trouve-t-il en partie en 1922 avec la découverte de Nietzsche, sorte de jumeau pour philosophie « paradoxale », puisqu’entre la vie et la mort se glisse le rire. Quête intellectuelle, oui, mais en laissant la vie déborder dans les voyages, la curiosité, l’excès... cante jondo à Grenade, tauromachie, à Madrid Bataille voit mourir le jeune torero Manuel Granero, le crâne éclaté d’un coup de corne dans l’œil. Grâce à Alfred Métraux ce sera la découverte de Marcel Mauss et du sacrifice, du don sans fin (le potlatch), découverte parallèle de la débauche (Le Joyeux Cynique), mais, en quelques mois, patient du psychanalyste Adrien Borel, Bataille va devenir le premier écrivain français psychanalysé. Devenir selon lui même plus viable, plus ouvert, mieux capable d’écrire. C’est Borel qui l’a incité à rédiger Histoire de l’œil, lui aussi qui lui a montré les photos d’un supplicié chinois, que Bataille s’exerce à regarder en face, jusqu’à une forme d’extase glacée qu’il transformera en « expérience ».
1928 : Anus solaire, Histoire de l’œil... comment ouvrir au soleil l’œil pinéal ? A l’utopie ethno esthétique succèdera l’activisme politique, l’utopie théorico militante au CCD de Boris Souvarine. C’est là qu’il rencontre Colette Peignot, puis sera importante toute cette période de réflexion autour de Hegel avec Alexandre Koyré, le Séminaire de Kojève sur La Phénoménologie de l’esprit, en compagnie de Queneau, Lacan, Caillois, Klossowski, Raymond Aron et Merleau Ponty....

Capture d’image, Lisa Patrignani

A propos du couple maître/esclave

A propos du couple maître/esclave, Bataille se positionne : si la faille est constitutive de l’être, elle ne va pas sans la nostalgie d’une séparation douloureuse avec le monde animal et sans l’angoisse où, dans la fêlure, se trouve abandonnée la conscience. Publiée en 1932, « La Critique des fondements de la dialectique hégélienne », qu’il rédige avec Queneau, déclare la pensée nécessairement ouverte à la sociologie, à l’ethnologie, aux théories de Freud, dont l’introduction est une opération « qui ne peut aller sans dégâts ni sans casse ». Apparemment chez Hegel le traitement du maître et de l’esclave n’avait pas pour but l’expression de la nostalgie, ce n’était pas une négativité sans emploi mais le moteur de l’Histoire.
Alors interroger la pulsion de mort ici, en compagnie de Laure et Bataille, deux chercheurs du « monde », c’est le faire autour de la phénoménologie, dans ces lieux même où l’on a (Heidegger le faisait déjà) commencé à écrire autrement « ek sistence », « ek stase », et où, pour certains, ce ne fut pas une simple manière de parler. Des mathématiciens, et d’autres, dont Colette Peignot peut être, se sont peut être un peu trop penchés sur le Trou Central, n’en sont pas revenus... De quelle distance à l’abysse trop peu adaptée s’agit il ?
Lorsque Laure rencontre Bataille, ce qui compte pour lui c’est « la dépense et l’excès, avec ce qu’ils impliquent de jouissance et de souveraineté acquise dans la transgression (..) beaucoup plus que toute analyse de la pénurie ou de l’accumulation selon des méthodes classiques ou marxistes ».
Une impatience d’agir contemporaine du début de leur liaison conduisent ces deux là à manifester en 1934 dans la rue aux côtés des antifascistes. Autour de la Revue Acéphale (religion, sociologie, philosophie), du Collège de sociologie, Bataille, Caillois, Leiris se proposent d’étudier la présence du sacré dans les faits sociaux. Entre idéologie et sacré se lève une question brûlante, celle du Maître. Après la disparition de Laure, en novembre 1938, une déclaration hostile aux accords de Munich marquera la fin du Collège. Isolé, malade, Bataille fera l’expérience d’une méditation sans objet, puis surviendra la rencontre avec Blanchot, et le premier tome d’une Somme athéologique.
Entre l’angoisse et une extase déprise de la morale, des valeurs, et de toute idée de Dieu, l’homme peut encore viser au « pur bonheur » et au « système inachevé du non savoir » : tels étaient les titres de tomes à suivre. Bien sûr se soustraire à la « servitude dogmatique, au mysticisme », l’expérience étant la mise en question de ce qu’un homme sait du fait d’être...

(France Delville, en commentaire de la projection de « L. la sainte de l’abîme » à l’AEFL, dans les actes du séminaire 1999-2000, extrait)

Colette Peignot
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Photo de Une : Capture d’image, Lisa Patrignani

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