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Chapitre 70 : Sheila Reid, une place dans le futur (Part V)

Puis vinrent les « Imperceptible Icons » 1992 -1996

Bien nommées, toujours dans cette optique de décryptage où l’aléatoire – ce qui vient sous le crayon ou le pinceau a tout de l’écriture automatique – engendre une multiplicité qui confond. Tant de modules, et tous différents. Une sérialité qui échappe à la démonstration, à l’épuisement des possibles, mais fleurit comme la végétation d’un désert inconnu, sur une autre planète. D’autant plus que ces « fleurs » particulières, mises en bouquet au musée, ont été offertes au public, chacun pouvant, gratuitement, emporter la sienne :

Jane Burns - Ce mois-ci vous pouvez vous promener dans le Midwest Museum de la ville d’Elkhart, décrocher un dessin à l’acrylique du mur et l’emmener chez vous. Naturellement ceci soulève toutes sortes de questions. En permettant aux amateurs d’art de ramener chez eux une œuvre, geste qui dévalue le travail au sens monétaire, Reid demande aux participants d’approfondir leur perception personnelle de l’art et de la consommation. « Imperceptible Icons » a provoqué beaucoup de questions sur les problèmes de la création et de la diffusion de l’art. L’artiste Sheila Reid défie l’establishment avec une approche qui questionne les méthodes du monde de l’art. Nous avons voulu rompre avec les habitudes traditionnelles et envoyer un message, à savoir que le Midwest Museum est à l’avant-garde.
(Jane Burns, Directrice du Musée de l’Art American du Midwest à Elkhart, Indiana)

Deux photographies peintes des « Corps Mutations »

Sheila Reid – J’ai commencé les « Imperceptible Icons » à cause de mon besoin de dessiner, mais quand je fus à mi-parcours des séries, quelque chose de terrible arriva, ma chère amie Alexandra Tuttle mourut. Nous étions très proches, elle n’avait que trente-quatre ans, et à part écrire sur l’art, elle couvrait des guerres, Sarajevo, Somalie, Géorgie. C’est en Géorgie qu’elle fut tuée le 22 Septembre 1993. Elle faisait route vers une ville assiégée par des rebelles Sukhumi quand son avion fut abattu. Ce fut pour moi un terrible choc. Nous devions nous retrouver la semaine suivante pour mettre la touche finale au livre qu’elle avait écrit sur mon travail. Je suis allée à Paris pour le service funèbre, mais je dessinais à chaque moment de libre. Cela m’a beaucoup aidée. Peut-être aurais-je arrêté de faire ces dessins si Alexandra n’était pas morte. Dessiner, c’est lâcher prise. C’est une expérience naturelle, joyeuse pour un artiste, c’est aussi une sorte de libération. Quand Alexandra fut tuée, je ne fis que dessiner pendant des jours, des mois, je ne pouvais plus m’arrêter.

“Corps Mutations” 1990-1998

Imperceptible Icons

Il y a quatre séries d’icônes. La première, les « Imperceptible Icons », allèrent dans trois musées aux Etats-Unis, chacun avec une installation originale de 380 dessins à l’acrylique. Je n’étais pas présente. Un jour déterminé le public était invité à venir, à décrocher du mur un dessin, à l’emporte chez soi. Quand les murs étaient vides, le film vidéo tourné pendant l’événement continuait de se dérouler dans la pièce vide. Mes icônes suivantes sont faites sur de longues bandes de toiles brutes d’environ 12 mètres de long sur 26 cm de large, cette fois les symboles sont vierges et seul le fond est peint en doré. Chacun est différent, et tracé à la main. Dans ma tête je voyais les longues bandes flottant dans l’espace. Ensuite vinrent les « Icon Projects » qui incluent « Anita & Lucien’s Bench ». Il y a aussi la « Last Icon » (la dernière Icône), maquette pour une sculpture, qui fut achetée dans une vente aux enchères par Mr Alain Renner, le Vice-Président de Sotheby’s en France.

“Celebrate Life », 400 monoprints peints, 80 sont dans la collection permanente de la Bibliothèque d’Alexandrie

The Icon Projects (2005) Anita & Lucien’s Bench

Sheila raconte que plus les années ont passé, plus elle a laissé ses visions diriger son travail. Quand elle a « vu » ses « Icons Projets », les icônes avaient changé, elles semblaient vides, et sur une surface dorée. Les formes colorées étaient devenues des images refermées sur elles-mêmes, et entourées d’or, comme des symboles qui contiendraient des informations indirectes… à décoder… « Anita & Lucien’s Bench » apporta à Sheila Reid de nouvelles motivations, et aussi l’acceptation de réaliser des commandes. La voie naturelle pour les icônes n’était-elle pas d’entrer en correspondance avec des gens qui interpréteraient à leur tour ? Cette fois c’étaient Lucien et Anita, une rencontre heureuse des deux côtés. C’était la première fois aussi qu’une œuvre était installée à l’extérieur. Comment se patinerait-elle, avec le temps ?
Sheila Reid a l’impression d’avoir accompli un cycle, et que reste un or laissant entendre que quelque chose de précieux s’est trouvé là, s’y trouve encore pour qui est apable de le saisir. Une magnifique table en « Icon Projects » a été réalisée en 2009 chez Anne et Pierre Marchou, c’est toujours un plaisir de la voir.
En tous cas, à la fin du XXe siècle, la Revue du XXIe siècle m’ayant demandé de présenter des artistes qui me paraissaient avoir innové, en plus de Carmelo Arden Quin, Jani, Felipe Gayo, Alberte Garibbo et Jean Mas, j’avais évoqué Sheila Reid… mon texte avait pour titre : « Sheila Reid, un précurseur ? » L’exposition avec distribution gratuite d’œuvres n’était qu’en projet à ce moment-là, ainsi que les « Corpses mutations », que j’adore.

Maquette (pas encore réalisée) appartenant au vice-président de Sotheby’s France

Sheila Reid, un précurseur ?

Née à Minneapolis, elle fait ses études dans diverses universités américaines, puis aux Beaux-Arts à Paris. Jusque-là, classique. Elle veut devenir peintre. Mais comment ? Tout d’abord, elle vit dans cinq pays, parle quatre langues, et c’est à Milan que tout commence, avec sa première exposition, très bien accueillie, la route est toute tracée par les galeristes, critiques d’art etc. Mais elle comprend qu’elle a besoin d’une autonomie particulière pour refuser le pouvoir, l’assujettissement, la suggestion que fait peser le marché de l’art sur la création, elle comprend que la célébrité gâte parfois et l’homme et l’œuvre, elle désire s’en dégager, et continue d’apprendre l’histoire de l’art d’une manière bien à elle : non par les écrits des historiens et critiques d’art, mais par ceux des artistes, qui sont plus nombreux qu’on ne le croit. Elle refuse l’emphase, le délire interprétatif, s’intéresse à la mise en œuvre de la création, au-delà du narcissisme. A la démarche humaine sans discrimination. Et c’est en toute anonymité, pourrait-on dire, qu’elle s’adresse aux conservateurs de Musées pour donner son travail, en général sous forme d’installations. Les plus audacieux sont très intéressés, et acceptent, mais elle a prévenu qu’ils ne la verraient pas, c’est l’œuvre qui est importante, pas la personne physique du concepteur. Par ailleurs elle écrit un livre, « Art without rejection », un peu le mode d’emploi de cette nouvelle attitude de l’artiste, et beaucoup d’Universités Américaines lui demandent de venir raconter son expérience aux étudiants. Cet état d’esprit neuf, ces gestes nouveaux étant susceptibles de développer la confiance en soi, la liberté, l’authenticité. Sheila Reid a décidé que ses œuvres n’étaient plus à vendre, et propose de gagner autrement sa vie, pour que les rapports d’argent ne viennent pas pervertir la création. Le livre est une petite révolution, il est accueilli avec enthousiasme par les critiques, les professeurs, les étudiants et les artistes eux-mêmes, comme moyen d’échapper aux lourds systèmes en place. Il est aujourd’hui utilisé dans les Universités de vingt-trois Etats des Etats-Unis, au Canada, etc. Et les œuvres de Sheila sont entrées dans les collections d’un grand nombre de Musées, dont le Guggenheim à New-York.

Mais le travail lui-même ? Il est en parfaite cohérence avec ce projet de donner à chacun sa place unique sans « rejet ». Le Professeur Jaccard a dit récemment que l’ambition féroce de l’un, son désir de vaincre, fabrique automatiquement, en face de lui, un vaincu. Quant à Isabelle Stengers, épistémologue qui a écrit avec le Pr Prigogine « La nouvelle alliance », elle écrit : « Apprendre à raconter des histoires sans vaincus, des vérités qui s’enchevêtrent sans se nier ». L’art de vivre sans rejet ? Rapport direct avec ce travail ancien de Sheila qui consistait à juxtaposer un grand nombre d’empreintes d’objets usuels constituant un vocabulaire hiéroglyphique que certains cherchèrent à décrypter, mais qui peut-être ne contenait pas de sens supplémentaire : ne suffisait-il pas qu’il accueille des traces d’objets sans hiérarchie, chacun à sa place, enchevêtrement sans négation, chacun avec son dire à lui, sans l’emphase d’une interprétation ? Certains travaux de Sheila n’ont pu être installés pour cause de plafonds trop bas, et la multiplicité qu’elle développe ébauche une exponentialité, celle des objets du monde, chargés d’infini, dont la beauté ici vient d’une accumulation structurée, je pense à une paroi exprimant le féminin et qui revêt le mur d’une sorte de tissage haut-relief, vert chatoyant, sorte de concept de chevelure plastifiée, rapport des éléments au tout, des particules à l’onde vibratoire qui les parcourt. Quelle est la part du public dans tout cela ? Un projet a été accepté par des Musées de Californie, Maine et Indiana, pour 1996, où le public sera acteur, chaque Musée installant 280 dessins acrylique (31/25 cm) que les visiteurs pourront emporter, gratuitement. Lorsque les dessins auront été emportés, un film vidéo témoignera de la manière dont les gens se les seront appropriés, ce qui suscitera des débats, et les commentaires comparés des trois musées pourront susciter d’autres débats… A l’infini ? Avant tout : problématique de l’humain, de son rapport à l’art, sortes de « happenings pédagogiques » ? mais où c’est l’œuvre qui doit rester l’acteur principal. Les questions de Sheila sont de cet ordre : l’artiste ne perd-il pas beaucoup d’énergie dans sa propre promotion ? Est-ce qu’en dehors du marché de l’art, rien n’a de valeur ? Renoncer à vendre ses œuvres, est-ce que cela accroît la liberté de l’artiste ? Chacun va-t-il devenir artiste ? Un autre projet consiste à exposer des agrandissements photographiques de fragments de sculptures classiques, et de filmer les conversations et débats qu’auront deux sculpteurs ayant placé leurs propres sculptures au centre de la salle.

Le second « Icons Projects » : La table de Anne et Pierre (2000) Vence

Par Sheila, ces sculptures classiques du patrimoine seront « tuées » en quelque sorte, pour la « Mutation des corps », (Corpses Mutations), et où les visiteurs seront « Visiteurs de la Crypte ». Cela reste sur le mode du « special event » que recherchait Sheila Reid à ses débuts, aventure commune où art, psychisme, ego, vie, mort et civilisation se mêlent. Aujourd’hui plus que jamais une petite mort ne s’opère-t-elle pas dans notre manière de vivre, quelque chose en train de devenir obsolète, mais qui cherche à se régénérer, qui tâtonne, et pousse ses bourgeons. Elle est sans doute plus visible que jamais, cette révolution cryptée, qui donnera peut-être à chacun une place « sans rejet ». Et si l’art de certains était en train de tuer le « vieil homme » dans la civilisation, pour faire place à l’avenir, le laisser ad-venir ? (France Delville)

Construction de « Anita’s bench » (2005)

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