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CHAPITRE 44 (part IV) : Beau comme un symptôme par Le Quartel

Suite de la chronique par France Delville...

Sylvie Osinski – plasticienne, peintre, dessinatrice - avait lu Freud, (répartir dans le texte : quartel44 : Le cas de l’Homme aux Loups », quartel45 : Le cas de l’Homme aux Loups », quartel46 : Le cas Dora, quartel47 : Le cas Dora, quartel48 : Le cas Schreber, quartel49 : Le cas Schreber, et remettre quartel44 comme logo), et c’est comme si son travail depuis longtemps, avait été inspiré par les zones d’ombre de l’expérience humaine, de sa mémoire. Son utilisation de la gomme étant sans doute la matérialisation de la notion de refoulement, de la notion d’indicible. Son apport à l’exposition est bouleversant. Et voici ce qu’elle nous avait livré dans une interview, et qui avait été imprimé dans le catalogue sous l’exergue de plusieurs phrases sensibles : « Viens te promener dans le jardin avec moi-même si c’est l’hiver » (Christine Angot). « Jadis, une nuit, je fus un papillon voltigeant et joyeux. Puis je m’éveillai et je fus Lao Tseu. Qui suis-je donc, Lao Tseu rêvant qu’il est un papillon ? Ou un papillon rêvant qu’il est Lao Tseu ? » (Lao Tseu). « L’attention à l’autre détruit le mal » (Hannah Arendt)

France Delville – Tu veux commencer par un extrait de livre qui t’importe ?

Sylvie Osinski – Oui, c’est de Christine Angot : « La peur du lendemain ». Ça me parle beaucoup : « Ce que je connais bien c’est le fonctionnement de la violence, ça oui j’ai l’impression que je le connais très bien. Pas parfaitement bien, parce que j’en apprends tous les jours. Je fais tous les jours, j’ai l’impression, de nouvelles découvertes. Chaque jour j’ai de nouvelles confirmations. Je n’ai pas le temps de chercher à me connaître, ni de savoir si je me connais bien, en interne, le fonctionnement de la violence, ça oui je le connais bien. Et ma position dedans, ça oui je la connais bien. La place que j’y occupe, bien particulière. Ça ne me laisse pas le temps de réfléchir au reste. Je m’interroge tous les jours car je suis en danger. C’est important d’observer chaque détail. Surtout qu’ils trouvent toujours un truc inattendu pour vous avoir, ou alors si ce n’est pas inattendu, c’est moi qui ai relâché mon attention, quelques secondes. Ou un jour je ne me suis pas méfiée. Le premier venu sera à même de dire paranoïa. Mais oui, oui bien sûr. Donc, oui, j’ai peur, et cette peur est bien antérieure à l’inceste. J’ai peur d’être tuée. Depuis longtemps. Je suis dans un restaurant, c’est très rare très, que nous allions au restaurant, avec cette famille, je ne dirai jamais ma famille, etc.

Le cas de l’Homme aux Loups
DR
Le cas de l’Homme aux Loups
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F.D. – C’est vrai que c’est impressionnant, et si familier. Cette peur du lendemain qui est fondamentale, chez l’enfant, la pulsion première, d’être tué, et qu’il va refouler, autour de laquelle tout va s’organiser. Et tout, dans la vie, va déguiser, transcender cela, sans que nous le sachions. Freud a distingué entre principe de plaisir et principe de réalité, mais je suis convaincue qu’il faut y voir la distinction entre ce qui nous fait survivre et ce qui nous menace. Il n’y a rien d’autre. Après, nous diversifions les défenses, nous parlons, aimons, agissons, mais toujours aimantés par cette exigence-là, de sauver notre peau. Ça ne se voit pas forcément. Et l’art le révèle, comme secret, masqué sous la forme, les objets, les regards. Toi par exemple, cette soupière, ces draps pliés, cette petite fille qui tient une pomme, ce vieil homme qui lit son journal… ils paraissent paisibles, mais ce monde, ces siècles passés, évoquent des provinces si reculées qu’elles n’existent que dans des rêves nostalgiques où des petites filles sont détenues sous le charme obscur de la famille. Nostalgique est un mot fort, il y a de la douleur dessous, algos. Nostalgie, retour de la souffrance. Ces apparitions précises hantent des lieux désuets où les visages sont marqués de l’universel : ces vieillards peuvent être aussi bien des Normands que des Cheyennes. Mais ce qui frappe d’abord, c’est la lumière que dégagent tes objets, et tes gens aux regards inoubliables : une lumière alors qu’il s’agit de crayon. Quelque chose de si vif alors que c’est en noir et blanc. Il y a comme une couleur intérieure, avec une grande variation d’intensités… Tu as d’abord été peintre ?

S.O. – Oui, j’ai toujours peint, dessiné, et le moment venu j’ai fait des études d’architecture d’intérieur, qui m’ont beaucoup appris, sur le nombre d’or par exemple. Et j’ai peint. Et puis lorsque mes filles sont parties, ont quitté la maison, je me suis mise à ne plus faire que ça, dessiner. Quand j’ai été seule. A ce moment-là j’ai tout arrêté, sauf cette vie-là. Qui est ma vraie vie.

F.D. – Tu fais un lien entre le dessin et la séparation, l’éloignement ?

S.O. – Oui. Il faut que j’aie une passion, quelque chose qui me tient en vie, qui soit une vraie raison de vivre, sinon …

F D. – La peinture à l’huile n’était pas une passion ni une raison de vivre ?

S.O. – Non, c’était un divertissement, c’était pour faire plaisir, j’ai donné toutes mes peintures à l’huile

F.D. –As-tu exercé l’architecture d’intérieur ?

S.O. – J’ai travaillé pour Habitat, mais j’ai aussi été institutrice, pour élever mes enfants j’ai fait mille métiers. Donc je peignais en dilettante. Mais depuis la maternelle, je savais que je voulais être peintre. C’est ce que j’ai toujours voulu faire, depuis l’enfance. J’ai commencé à faire des portraits de toute ma famille, de tout le monde.

Le cas Dora
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F.D. – Et lorsque le dessin est venu comme mode d’expression privilégié, tu ne l’as plus lâché ?

S.O.- Je ne l’ai plus lâché.

F.D. – Les gens que tu dessines, tu dis que tu ne les connais pas, qu’ils viennent. Tous ces personnages que nous voyons, qui sont si intensément présents, tu dis qu’ils ne représentent absolument pas des gens connus de toi.

S.O. – Non, je les appelle les fantômes, ce sont des visages qui surgissent. C’est par rapport à ma technique : je noircis la feuille, je la salis, je la grise, je la raye, j’essaie de faire comme une peau, en gommant, en reprenant, en enlevant. Par soustraction, quelque chose vient, que je trace, que je retrace, et peu à peu il y a un visage qui apparaît. Et ça c’est comme un jeu, mais vraiment une mémoire, ce sont des choses qui sont des ambiances, de l’enfance. Je pense que de toutes façons, dans tous les cas, c’est toujours l’inconscient qui décide. C’est après coup que je peux dire il y a un sens, ou il y a une continuité, il y a un thème, il y a quelque chose de récurrent. Les espaces surtout, les lieux, quelque chose qui est tout le temps-là, qui se répète, parce que les choses qui se sont passées, les traumas, les choses déterminantes, se sont passées dans un lieu. On ne sait pas forcément le dire d’une façon précise, mais quelque chose a eu lieu dans un lieu. Dans son livre « L’inhumain », Lyotard parle de la peinture de Newman, et de ses aplats noirs que celui-ci appelle « to be », « to be1 » « to be2 », etc. qu’il appelle aussi, en hébreu « makom » : le Lieu, qui veut dire aussi le Seigneur. Ça me fait réfléchir.

F.D. – Je sais que la psychanalyse t’est familière, et Freud a utilisé le terme de « topologie », à partir de topos, « lieu » en grec : encore une fois pour désigner ce qui se noue dans l’enfance, des nouages pris dans le signifiant, et singuliers. On pourrait dire que le lieu freudien est le seigneur du symptôme, car il commande notre comportement, nos angoisses, nos joies. Et sans le savoir peut-être, pas sûr, mais avec une intuition phénoménale, tu amènes sur tes surfaces des situations, des relations, très aiguës, car empreintes d’inquiétante étrangeté, des ambiances de demi-rêve, de rêve éveillé. Il y a quelque chose de somnambule, dans ce que tu dessines ?

S.O. – Oui, oui, oui, c’est quelque chose qui ne peut pas être dit. Faire silence, c’était très important, ne pas dire, quelque chose, qui fait mal. Donc ce mal il fallait bien qu’il sorte, qu’il s’exprime. Ce n’est pas vraiment le symptôme que je dessine, c’est tout ce qui est périphérique, tout ce qui est flou, donc somnambulique, tout ce qui est non-dit, et qui peut être dit. Qui ne peut supportablement être dit qu’en le voyant comme ça, en le voyant… embelli. Quelque chose qui est transcendé quand même, qui devient supportable.

F.D. - Ce qui est frappant c’est l’intensité du silence, des objets mais aussi de tes êtres humains. Pourtant ils sourient, ce n’est pas si tragique. Ils sont comme dans des contes… non pas pétrifiés, mais immobilisés, jusqu’à ce qu’on les réveille. On est dans quelque chose comme dans les contes, où il neigerait.

S.O. – Oui, enfant, j’ai été très marquée par des contes d’Andersen, qui se passent dans la neige. Il parle beaucoup de la mort, Andersen, il y a des phrases, que j’ai inscrites dans des dessins, comme : « je serai dans la tombe et tu me prendras dans les bras ». C’était beaucoup lié à ça. Pour moi dans l’enfance la mort était très présente. Il y a quelque chose comme faire revivre ce qui a eu lieu, et qui est mort. Lutter contre ça. C’est une lutte permanente contre cette chose morbide. Et ce que je dessine, c’est quelque chose qui n’est pas mort, pour moi, c’est quelque chose qui exalte. Contre toute logique. Quelque chose qui vit. Qui perdure. Qui lutte. Et qui est beau. Pour moi c’est très important l’idée de beauté. Elle est suspecte aujourd’hui.

F.D. – Tu dis que l’idée de beauté est suspecte aujourd’hui.

S.O. – Oui.

F.D. – C’est peut-être pour ça que sans savoir où sont tes sources, on imagine que des dessins du XIXe, et même avant, t’ont frappée, et que tu vas, malgré tout, y rechercher la beauté classique …

S.O. – Il y a de ça, mais j’ai été aussi très influencée par Picasso. Ce n’est pas flagrant, c’est plutôt l’ambiance. Parce que j’ai été souvent avec des personnes âgées. J’étais bien, avec des personnes âgées. Mieux que dans ma famille. Et quand je dessine un objet, ou un papier peint, vieillot, c’est cette ambiance, que j’aime. Qui est là. Et qui est vraiment quelque chose de doux. Pour moi. A la fois c’est doux, à la fois c’est un enfermement. Un univers clos. Sans perspective.

F.D. – Et une protection ?

S.O. – Oui, aussi.

Le cas Schreber
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Le cas Schreber
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F.D. – C’est intéressant de savoir que tu pars du noir. Parce que tu fais surgir un blanc rare. Aussi impressionnant que celui de Degas, celui des tutus, mais pas seulement. Regarde au fond de ton fauteuil. Il y a des flaques de blanc étincelantes. J’ai parlé de neige tout à l’heure. Cela peut paraître aberrant, parce qu’il beaucoup de crayon, du charbon. Quand on regarde tes dessins de près, il y a toujours un moment où survient cet éblouissement.

S.O. – Soulages appelle ses peintures noires ses « champs de neige ». Oui c’est vrai que je noircis. Je vois les choses en noir, ma tendance est mélancolique, je fais les choses en noir, et, dans la profondeur du noir je récupère le blanc qui est dessous. Je le fais remonter à la surface, je fais remonter la vie, ce qui est vivant. Et à quoi je m’accroche. Je m’accroche aux branches. Et donc je m’accroche à mon crayon. Et j’y suis pendue en même temps. Il y a toujours cette lutte, pour moi, de m’accrocher à quelque chose qui me fasse vivre, sinon je n’arrive pas à supporter la vie telle qu’elle est, cette réalité-là. J’ai besoin de rêver, de montrer ces choses rêvées, ces souvenirs, ces choses qui sont sécurisantes, ces objets, les choses qui sont des repères, comme ça.

A suivre...

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