| Retour

CHAPITRE 44 (part II) : Beau comme un symptôme par Le Quartel

Suite de la chronique entamée hier par France Delville...

Frédérik Brandi, directeur du CIAC, avait écrit une préface tout à fait dans le ton, sous cette exergue de Giacinto Scelsi, le musicien génial, dont il partage le goût avec les membres du Quartel : « … le silence aura un jour une âme neuve et le savoir du sommeil sera plus profond que les racines des arbres centenaires. Malheur à ceux dont le rire renversera la nuit en vain », préface qu’il terminait ainsi : « Les hallucinations sont le secret de tous les événements considérables qui ont provoqué la fondation des religions », écrivait un inénarrable encyclopédiste du XIXe siècle dont l’utopique volonté d’absolu frisait la pathologie. Créant du lien et du sens en empruntant les chemins accidentés des génies du mal ou les abîmes de la déraison, Beau comme un symptôme se présente comme une dérive dans les couloirs du Rêve, qui, une fois encore est affaire de mémoire, cette mémoire divinisée par les anciens Grecs, dans laquelle il faut rechercher l’avenir de nos illusions ».

Mon nom mon ombre sont des loups

A partir d’un film vidéo sur le cas de Sergueï Pankejeff, dit « Homme aux Loups » par Sigmund Freud, la démarche du tandem Georges Sammut/Daniel Cassini va s’infléchir vers une autre forme de représentation, comme pour tenter de capter quelque chose du laboratoire imaginal où se forme le discours inconscient, au prix de la Lettre, pour le parlêtre. Mission incroyablement réussie. Et une fois de plus j’attire l’attention sur l’importance d’une œuvre qui s’est colletée à cette question, non pas d’illustrer l’inconscient, mais d’en trouver un langage cinématographique concret. Je crois qu’il faut remonter à Buñuel, Man Ray et Carmelo Bene (David Lynch s’en approche souvent, et Bergman à sa façon) pour trouver des productions de la lanterne magique qui viennent autant toucher à l’indicible d’avant le refoulement primordial. Termes techniques de la psychanalyse ? La psychanalyse est née d’une expérience, celle de Freud, mais chacun peut la reconnaître dans son maelström s’il s’y colle, et Daniel Cassini rappelle régulièrement la dernière exhortation d’Isidore Ducasse : « Allez’y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire… »

Images extraites extraits des vidéos
DR







Une interview de Georges Sammut en présence de Daniel décrit leur parcours, connu de leurs nombreux aficionados, et pas assez dudit « grand public » :
France Delville : Comment l’aventure a-t-elle commencé ?

Georges Sammut : Par « Mon nom mon ombre sont des loups », le cas Pankejeff, l’Homme aux loups, il y a juste dix ans.

F.D. : Il y avait eu d’autres films ?

G.S. : En super 8, environ 25 films, adaptations de textes, Duras, Bataille déjà, Robert Coover, et aussi des textes personnels. Ce fut surtout le début de notre complicité, avec Daniel, il était souvent acteur sur ces films. Ce boulot des années 80, je ne le regrette pas du tout, ça m’a appris à travailler sur le tas en quelque sorte, à passer à l’acte avec toujours un minimum de moyens. D’ailleurs nous avons arrêté le super 8 parce que cela devenait trop cher (cent francs les trois minutes !). Après, pendant six ans (1989-1995), nous avons alors écrit, Daniel et moi, trois scénarii complets de longs-métrages qui sont restés dans les tiroirs, trop de démarches à faire ; tous les deux, nous nous sommes rarement préoccupés de cela. Nous pouvons préciser que les trois scénarii tournaient déjà autour de thèmes psy.

F.D. : Quels étaient thèmes ?

G.S. : Dans l’un nous racontions l’histoire d’une cantatrice célèbre qui, après un séjour forcé en asile, revient sur les traces de sa mémoire douloureuse. Le film se déroulait sur 24 heures, et la « Liebestod » de Wagner emportait le tout. Cela s’appelle « Diabolus in musica ». C’était en 92, dix ans auparavant j’avais fait un court métrage en super 8 avec l’embryon de cette histoire.

Daniel Cassini : Le premier scénario, « Le regard de Pandora », parlait du voyeurisme, et de quelque chose que nous avons retravaillé par la suite, les couches superposées d’information : qu’est-ce que la réalité des images ? Le personnage principal, un jeune photographe pris dans un maelström audiovisuel, filmait, enregistrait tout de son quotidien afin de reconstruire sa propre réalité. Lui, c’est le retour du réel qui finira par l’avoir ! La troisième histoire, « Leyla do Brasil », traite de la perversion : un dentiste brésilien de renom va, de congrès en congrès, assouvir une passion secrète, endormir des prostituées pour leur arracher les deux incisives de devant, qu’il conserve précieusement comme un fétiche. La rencontre de Leyla lui offre la possibilité que « la jouissance condescende au désir »… mais...

F.D. : Ces scénarii sont très intéressants, ce serait formidable qu’ils soient tournés. En super 8, tu as fait 25 films, ce n’est pas rien. Avec des acteurs ?

G.S. : Avec des proches, des amis, des fictions à la maison, des sortes de home-movies très spéciaux, à vocation littéraire. Un des premiers détournements d’alors, c’était cette relecture kitsch de la « Salomé » de Wilde par des musiques des années cinquante, je crois que tu l’as vue ?

F.D. : Oui, oui, Saint Jean-Baptiste prisonnier dans une piscine, c’était réjouissant ! D’ailleurs en 2000, l’Association l’ENCAS, dont j’étais présidente, a présenté « Nuit blanche » et « Terra amata », réalisés vingt ans auparavant. Des poèmes mis en images, que j’aimais d’abord comme textes, par exemple, au début du film : « ainsi tout est là abandonné à l’ordonnance des pierres/à l’inflexion du vent/cet espace blanc de lumière projetée/ici maintenant se joue/mémoire enfantée/gisant pour laisser trace… »… J’ai eu envie d’écrire là-dessus : « on peut déceler là comme ailleurs un désir de pénétration du monde, sensations subliminales, l’autre scène on pourrait dire, ex-primée, ex-traite du magma des représentations imposées, convenues. C’est toujours hypersensible, donne souvent la chair de poule. Un cinéma du secret empreint de la déconstruction philosophique de notre temps. Une écriture est là, avec ses sujets insistants, comme il se doit de toute démarche, avec une esthétique dont l’humour est loin d’être exclu ». Il me semble que j’avais repéré certaines choses qui sont toujours présentes dans votre travail, comme si la déconstruction avait été poussée à bout dans la forme vidéo, alors qu’elle existait déjà, implicite au temps du super 8. Il me semble qu’il y a fidélité à une recherche rigoureuse, amorcée alors. Ensuite vous êtes passé au détournement d’images. Est-ce la psychanalyse qui vous a fait inventer ce qui est votre style aujourd’hui ?

G.S. : Le fait de prendre des images ailleurs a commencé avec « L’homme aux loups » que l’AEFL (Association d’Etudes Freudo-Lacaniennes) nous avait demandé. Il n’était pas question de faire une fiction, ni un documentaire biographique. Alors Daniel et moi avons eu l’idée d’aller choisir dans des films classiques célèbres des plans… même très courts. C’était l’Histoire du cinéma au chevet du patient le plus célèbre de Freud. Je devais monter tous ces plans disparates, les faire jouer ensemble pour reconstruire à notre manière l’histoire mentale de Pankejeff.

D.C. : C’était un pari au premier abord impossible, ce ne pouvait être qu’une évocation poétique, et certainement pas pédagogique. Quoique, dans notre film, on peut retrouver tous les signifiants-clé, les signifiants-maîtres qui ont forgé le destin de « L’homme aux loups ».

F.D. : Cela n’empêche pas le décryptage théorique ?

D.C. : Non, et déjà ce film pouvait annoncer la formule « Beau comme un symptôme », utilisée pour cette exposition, et qui peut choquer des gens. En quoi un symptôme est-il beau ? Cela signifie que nous ne sommes pas dans un cadre médical, psychiatrique, il ne faut pas faire de confusion. Nous sommes dans un symptôme poétique et artistique. Le « la » est donné par Lautréamont dans « Beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme », mais bien sûr il ne faut pas prendre cela au premier degré. La phrase de Lautréamont est un magnifique envoi poétique. Qu’est-ce qui fait retour dans le symptôme ? C’est la vérité. La vérité d’un sujet. On pourrait remplacer le titre « Beau comme un symptôme » par « beau comme la vérité ». Cette vérité que l’on tend à ignorer, à refouler. Avec cette expo, l’occasion est donnée à chacun de retrouver, avec humour, un peu de sa vérité. Cette vérité cachée, occultée à laquelle le sujet se refuse. Là il pourra l’exprimer, puisque, à la fin du parcours, nous proposons à chaque visiteur d’écrire quel est son plus beau symptôme, et de le glisser dans une urne. Nous en ferons un travail sur un support Dvd qui sera remis à celui qui aura osé exposer son symptôme.

F.D. : Mais lorsqu’on vous demande ce film sur « L’homme aux loups », c’est en tant que trempés dans le Surréalisme, Bataille, Joyce ou Debord que vous y répondez, avec leur sens de la subversion, du détournement productif d’images, et ainsi vous tombez de plein pied dans cet art du commentaire qui rejoint notre art contemporain. Ce n’était pas seulement pratique, ce détournement d’images ?

G.S. : Bien sûr c’était un choix volontaire. Sur trois films au moins j’y étais obligé, car je travaillais sur l’Histoire : guerre de 14 pour Vaché, révolution russe, débuts du nazisme en 33, guerre d’Espagne pour « L. », l’histoire de Laure, années 50 pour « Mémoires d’ombres », le film sur la fondation de l’I.S. Mais nous ne voulons pas rester enfermés dans un système, tout dépend du sujet choisi et des possibilités matérielles ; d’ailleurs nous proposons de plus en plus des images personnelles. Maintenant je mélange le tout, comme dans « Traversée de Maldoror », au point où, on me l’a dit, il est quelquefois difficile de les différencier. (extraits de l’interview).

A suivre...

Retrouvez la première partie de cette chronique en cliquant ICI

Artiste(s)