Fils d’un officier de la Wehrmacht, il grandit parmi les ruines d’un pays anéanti : enfant, il jouait avec les briques effondrées de la maison voisine. « Ma biographie est celle de l’Allemagne », dira-t-il plus tard, liant intimement son destin personnel à celui de son pays.
Avant de se consacrer à la peinture, Kiefer étudie le droit et la linguistique, disciplines qui nourriront sa réflexion sur la mémoire, le langage et la responsabilité.
À dix-huit ans, bénéficiant d’une bourse d’étude, il entreprend un voyage initiatique sur les traces de Vincent Van Gogh : de Paris à Arles, puis à Saint-Rémy-de-Provence. Il y séjourne plusieurs semaines, tenant un journal, dessinant, observant la lumière et les paysages du Sud. Cette rencontre différée, à travers les lieux du peintre, deviendra fondatrice. « Van Gogh est en moi », confie-t-il, ou encore : « Van Gogh, ma terre natale » (Figaro, 2013).
Ce voyage a été initiatique : « Les dessins que j’ai réalisés au cours de ce voyage ont clairement été influencés par Vincent van Gogh, une influence qui perdure encore aujourd’hui ».
À vingt ans, jeune étudiant en art, provocateur et rebelle (dans la classe de Joseph Beuys), il fait scandale en faisant le salut nazi revêtu de l’uniforme de son père.
En 1966, il découvre la « la spiritualité du béton » au couvent Sainte-Marie de La Tourette construit entre 1953 et 1960 par Le Corbusier.
Par la suite, Kiefer sature ses œuvres de matières diverses : sable, terre, feuilles de plomb, cendre, béton, etc., créant des paysages apocalyptiques de champs brûlés, de ciels chargés de plomb, comme traversés de forces souterraines. La terre se couvre alors de traces, d’empreintes, de sillons, comme autant d’écritures griffées à même la toile. Des branches calcinées recouvrent toute la surface ainsi que des matières épaisses composées de peinture, d’herbes et de tournesols séchés. La paille, un matériau présent dès les années 70, envahit ses toiles qui deviennent immenses.
La paille
Humble et éphémère, la paille, matière fragile, végétale et périssable, contraste avec les dimensions monumentales des œuvres de Kiefer. Elle est bien plus qu’un matériau, une substance de mémoire et de métamorphose.
En allemand, la paille appelée stroh, est chargée de résonances linguistiques : Aus Stroh Gold spinnen – « filer de l’or à partir de la paille », une expression tirée du conte de Rumpelstilzchen (Le Nain Tracassin) des frères Grimm, où une jeune fille doit transformer la paille en or.
Le signifiant Stroh résonne avec d’autres termes : Strom (courant, flux), idée d’énergie, de mouvement, avec le mot « Strohfeuer » – littéralement « feu de paille » ou Strohmann, « homme de paille » : et surtout avec Traum rêve, comme dans la traumdeutung de freud.
Ces signifiants résonnent dans son discours et dans sa pratique où les mots deviennent des matériaux plastiques à part entière. Ce mot Stroh condense un réseau de sens, de sons et de symboles que Kiefer va déployer jusqu’a l’excès et la démesure dans son œuvre.
On retrouve chez van Gogh cette liberté de jouer avec la nature pour la réinterpreter. Dans ses œuvres, il exprime des sentiments très proches de ceux de Kiefer à travers les variations de la nature, le chemin terreux qui se perd dans l’horizon, les ciels troublés…
Si van Gogh montre l’herbe quand elle est verte ou jaune, Kiefer l’utilise souvent noircie, brûlée, calcinée, comme après le passage de calamités : feux, orages, volcans… Une nature transformée par le feu, en quête de pureté, ou chargée de peinture dorée, exprimant un processus de métamorphose. Elle peut constituer un équilibre entre la splendeur et la désolation, les reflets dorés apportant une lumière quasi sacrée à des compositions impressionnantes.
Chez Kiefer, Stroh condense un réseau de sens, de feu et de rêve que l’artiste déploie jusqu’à la démesure. Il travaille à un au delà de la peinture qui outrepasse l’espace.
À cette symbolique de la paille répond celle du tournesol : métaphore du soleil, quête de lumière. Chez l’un comme chez l’autre, la nature est un miroir de l’âme : brûlante, changeante, traversée de forces telluriques.
Quand van Gogh peint la vibration de la vie, l’éblouissement du monde sous le soleil, Kiefer en montre la transmutation : l’herbe devient cendre, la fleur se consume pour renaître en or. Ses tournesols noircis, calcinés, dressés vers un ciel troublé, incarnent cette tension entre splendeur et désolation. Le ciel, chargé de corbeaux, impressionne.
Chez Kiefer, la nature a traversé les flammes, les orages, les volcans. Mais après le cataclysme, la vie perdure, prête à féconder à nouveau. Ses branchages deviennent constellations, ses nids, des étoiles. Tout vibre d’un souffle mystique, entre chaos et régénération.
Dans cette exposition très attendue, la confrontation des œuvres de ces deux génies de la peinture montre qu’ils ne peignent pas le monde, mais le rêvent, le reconstruisent à nouveau.
Pour van Gogh, qui peint ses œuvres face au paysage, le motif n’est jamais qu’un point de départ, un appui fragile sur lequel il tente de construire. Ses toiles ne représentent pas : elles recréent à partir de la réalité, mais aussi de la mémoire. « On croit que j’imagine, dit-il, ce n’est pas vrai, je me souviens. » Chaque tableau devient ainsi un assemblage de formes déjà vues, de sentiments déjà vécus. Dans ce qui attire son regard, il y a toujours la trace d’un souvenir, une réminiscence.
De la même manière, Kiefer bâtit un monde à partir de la réalité, de ce qu’il a appris, de ce qu’il a vu dans l’œuvre de van Gogh et dans son propre passé marqué par la guerre. Il peint un univers qui se souvient de ses destructions successives, de sa propre disparition. La destruction, chez lui, n’est jamais une fin : elle est la condition même de toute création. « Seuls les peintres iconoclastes sont des peintres », écrit-il. Chez lui, le geste pictural dépasse la figuration pour devenir un véritable champ d’énergie.




