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CHAPITRE 6 (part III) : Claude Gilli jusqu’au bout

Suite de la chronique d’Alexandre De La Salle...

Dans mon catalogue de 1997 pour une exposition « Ecole de Nice. » qui se voulait avec un point, final, Claude Gilli exhibe une très belle coulée jaune, de 1967, qui s’intitulait « La peinture c’est fini ».

« La peinture c’est fini » (1967) dans le catalogue de « Ecole de Nice. » (1997)
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Et il écrit :

Manuscrit du texte « Ecole de Nice, latitude 42°
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« Ecole de Nice ?
Latitude : 42°
Longitude : 7°4
Altitude : Presque 0 !
Cris et chuchotements
Dans les années 60, un groupe d’artistes de la région niçoise ont poussé chacun un cri, plus ou moins fort, à l’envi. Après un accouchement difficile, une vie sans structures, et une mort lente, le phénomène trentenaire – un des Mouvements les plus longs dans l’Histoire de l’art – peut renaître pour de nouvelles aventures foutrales » (Gilli 1997)

Claude Gilli par Frédéric Altmann
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Claude Fournet avait écrit : « Les traces d’escargots sont aux coulées ce que le mouvement est à l’immobilité : un rapport très réel, très tendu, la même chose mais en sens inverse. En plus, de l’escargot coule la trace, la couleur n’étant que la référence de l’identification. Et pas n’importe quelle trace. Des traces à l’infini, des traces éperdument (un peu à la manière de nous, qui sommes aussi traces et escargots, dans notre opiniâtreté lente à toujours vouloir être ailleurs) ». (Claude Fournet in "Gilli", G.A.C des Musées de Nice 1982)

Et Gérard Xuriguera : « En 1965, et en ce domaine il doit être considéré comme un précurseur, naissent les premières coulées. Toujours serties dans le bois mais laquées, en formes plates simplifiées, vivement colorées, elles désertent le pot en suspension, délaissant le mur pour développer dans une irrémédiable et onc¬tueuse plongée vers le sol, des flaques lisses irré-gulièrement composées, d’un impact visuel sur¬prenant ». (Gérard Xuriguera 1982, GAC des Musées de Nice)

Et Restany ?

Et Restany ? Pour ce catalogue d’une éventuelle clôture de l’Ecole de Nice, pour un point final, il a écrit sa préface la plus longue de mes catalogues, une préface acide, c’est bien, l’ambivalence étant au fondement de toutes choses. Et sous le titre : « École de Nice (point final) ».
« Lorsque les concepts prennent leur aise avec la mémoire, ils cherchent à se projeter dans la légende. La légende n’est pas soumise aux impératifs d’objectivité de l’histoire et elle constitue le champ naturel de l’expansion des mythes. Tous les concepts qui s’avèrent être de faux-semblants ou des combinards de magouilles montées de toutes pièces, demeurent sur les bas-côtés et les accotements qu’ils encombrent. Bien loin du firmament des mythes, à la frontière de l’oubli, s’étendent les pathétiques terrains vagues des rumeurs. Incapables d’accéder au paradis de la légende, les rumeurs sont parquées dans la grisaille d’un purgatoire où elles sont destinées à faire long feu. Et il en est ainsi du concept de l’Ecole de Nice qui s’est voulu un mythe et qui n’était qu’une rumeur. Une rumeur propagée par les flibustiers habituels de l’information qui présentent, en bons corsaires, les lettres de course qui ennoblissent leur navire et son trafic. Cette illusion de respectabilité ne dure qu’un temps et le beau navire, victime d’incessants abordages abusifs, finit par devenir le brûlot des bas-fonds : tout le monde y est passé jusqu’au moment où les rats ont déserté l’embarcation caravansérail. Les corsaires sont devenus pirates. Tel a été le bref destin de l’Ecole de Nice, l’illusion d’un mythe née d’une série de coïncidences heureuses survenues dans les années soixante : la famille niçoise les trois grands, Yves Klein, Arman et Martial Raysse, auxquels s’était joint, en bon voisin du midi, le marseillais César. Et c’était bien la spécificité de cette rencontre qu’entendait souligner Alexandre de la Salle lorsqu’il a organisé, en, 1967, sa première exposition « Ecole de Nice ? ». Et c’est bien aussi comme cela que je l’entendais dans la préface que j’ai rédigée à cette intention. A côté du noyau dur de la bande des quatre, et sous l’égide tutélaire d’André Verdet, l’immortel poète de la Provence Noire, un certain nombre de professionnels solides et prometteurs avaient été conviés : Alocco, Chubac, Farhi, Gilli, Malaval, Venet. L’aboyeur Ben, qui fermait la marche, jouait encore à l’époque un rôle indécis, à mi-chemin entre le tambour major et le crieur public. Et voilà ce qu’était la mythique illusion de l’Ecole de Nice dans sa version 1967. Chaque dix ans, c’est-à-dire à deux autres reprises successives, nous nous sommes penchés, Alexandre et moi, sur le destin du concept de l’Ecole de Nice. Ce concept, je l’avais affublé en 1967 d’un point d’interrogation, en 1977 d’un point d’exclamation, en 1987 de trois points de suspension : Ecole de Nice ? Ecole de Nice ! Ecole de Nice…
Les signes de ponctuation différents finirent par prendre une valeur purement quantitative. Ils figuraient le baromètre de l’inflation des participants à la grande kermesse méditerranéenne. Il était temps d’y mettre le holà, c’est-à-dire le point final.

Mettre un point final à l’Ecole de Nice : pour cette version 1997, l’ami Alexandre avait deux options : la première, qualitative, était de retourner à la case départ, celle du concept initial riche de virtualités mythiques ou bien celle, quantitative, d’ouvrir la porte aux nouveaux arrivants, selon la vieille formule : plus on est de fous plus on s’amuse.

Œuvres de Claude Gilli au Musée Rétif (2010)
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Alexandre de la Salle a clos l’épisode de l’Ecole de Nice dans la pleine euphorie d’une manifestation de masse. Un salon des grands et jeunes d’aujourd’hui en quelque sorte, la célébration du microcosme culturel divers et bariolé comme peuvent s’en payer toutes les villes de plus de 100.000 habitants dans notre Occident industrialisé. Je pense par exemple à l’Italie du Nord, à la Catalogne, à la Galice ou aux Baléares, ou encore aux communes de la banlieue parisienne que l’on appelait autrefois la banlieue rouge, à l’époque du marxisme pur et dur : Saint-Denis, Châtillon, Aubervilliers. Et c’est dans cette atmosphère de feria ou de foire du Trône que vient déboucher l’orbite déclinante du concept niçois, ramené à la juste relativité de sa valeur. Voilà le constat du point final, mieux vaut en rire qu’en pleurer. Et après tout le passage du mythe à la rumeur vaut bien une fête, ne serait-ce que pour en oublier les abusifs fondements ». (Pierre Restany, Paris, mai 1997)

Ils ont tué l’ancêtre… une histoire de Totem et Tabou ?

Dans ce catalogue j’avais fait moi-même un sort aux 28 artistes, que, selon les dires de Restany, j’avais choisis pour cette feria, et non sans un certain enthousiasme pour ce que cette troupe (« Nous étions trois, nous voici dix, nous serons trois cents dans dix ans » a écrit Martial Raysse en 1965) a apporté de ludique avant tout à cette région, à la France, au monde ! D’abord la chose générale :
« Ils ont tué l’ancêtre, et les voilà ceints de la couronne, enthousiastes, sûrs d’eux mêmes, en un mot : vivants ! Prétendre les tuer serait aussi insensé que vouloir trucider l’Hydre, dont les têtes repoussaient. Et c’est bien pourquoi j’ai jugé bon d’augmenter l’infanterie : pour que, le moment venu, elle puisse, toutes agressions, toutes trahisons repoussées, invaincue, repasser à l’attaque, à l’assaut de toutes les citadelles conservatrices, apeurées, et qui, dans le fond d’obscures caméras, mélancolent sur d’improbables ailleurs, sur des projets déjà obsolètes, ou plutôt sur leur noire absence. D’emblée, pour moi, le choix de ces 28 artistes échappait donc aux notions duelles quantitatives qualitatives, pour ne s’inscrire que dans la seule optique possible, celle de la QUALITÉ. Pour qu’elle puisse renaître de ses cendres, après les points d’interrogation 1967 d’exclamation 1977 de suspension 1987 je viens avec eux mettre le point final pour une grande Fête. Et après, ne pourrons nous dire : « Le Roi est mort, vive le Roi !... » En 2007 ? D’ombres et de lumières, ils seront tous là 30 ou 50 cavaliers de l’Apocalypse la seule, la vraie, l’Heureuse pour l’hommage d’un nouveau millénaire à l’autre, l’ancien, le nôtre. Ecole donc ou Mouvement ? Mais qu’importe ! Car vit et survit ici un Esprit, L’Esprit de l’Ecole de Nice. Et je vous en offre une belle lampée, car c’est l’élixir de jouvence, et, vous le verrez, malgré la propension de ses corsaires à tout vouloir oblitérer, ils sont plus bon enfant qu’il n’y paraît. Mais que voulez vous, comme auraient pu le dire Spinoza et J.P.S., toute passion tend à proliférer dans son être !... Alors, saluez, suivez, appréciez, jouissez, et que la fête commence pour ce qui fut une assez prodi¬gieuse aventure !
P.S : Cette nuit, au plus profond de ma nuit bleue, je reçois un coup de sonde interstellaire, c’est Yves Klein qui me fait cette confidence : « De là haut, point de vue de Sirius ! il m’apparaît de plus en plus que le Nouveau Réalisme n’est qu’un appendice, que l’arrière garde perdue de l’Ecole de Nice. Si je redescends ici, j’en dirai deux mots à P.R., et s’il renâcle... je lui passerai un Ippon ! » Diable !...

Et sur Claude Gilli, l’un des 28 ? « Claude GILLI : Ça coule, ça dégouline des pots renversés, et ça s’étale par terre en flaques rutilantes : les cou¬lées bien sûr, qui sont des objets, des sculptures parfaitement belles et impertinentes. Enfin, plutôt pertinentes devrais je dire, puisqu’elles répondent parfaitement au défi lancé par Claude. Les coulées donc, mais aussi, prenant le relais, les escargots, leur bave, leurs traces, comme si, docile et travailleur, le gastéropode avait voulu soulager Gilli d’une part de son travail. Et je n’oublie pas bien sûr les pins maritimes et les flancs des col¬lines, immortels en leurs fers découpés ».

Entre Claude et moi : un vieux débat. Fallait-il (en ce qui me concerne, bien sûr) arrêter l’Ecole de Nice après 10 ans, avec un numerus clausus drastique ? Mais alors, que veut-il dire avec : … le phénomène trentenaire – un des Mouvements les plus longs dans l’Histoire de l’art – peut renaître pour de nouvelles aventures foutrales » ? Comme si irrésistiblement l’Ecole de Nice était elle aussi un flux (un fluxus) que nul ne pourra jamais arrêter ? Alors qu’elle se débrouille, l’Ecole de Nice, car, évidemment, dans l’immensité de la Baie des Anges, elle est la plus belle Bouteille à la Mer que la Création ait jamais lancée !

A suivre...

Couverture du catalogue de la Rétrospective Claude Gilli (MAMAC 1999)
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