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CHAPITRE 3 (part II) : Chronique d’un galeriste

Cette semaine Alexandre De La Salle consacre sa chronique et nous livre ses correspondances à propos de Gérard Eppelé...

Moi-même j’avais écrit : « Quand j’arrivai à Vence, il était déjà là, déjà peintre, et il fit même un passage-éclair par l’atelier de Jean Dubuffet. Je dois avouer l’état de stupéfaction et d’excitation où me plongèrent ses Personnages, comme surgis d’un autre monde, dormeurs couchés sur une terre-édredon, foules d’hommes tous fascinés par un immense Ailleurs, perdus, bouche ouverte, béante, cris muets, appel d’étranges étrangers, dont je me défendais par un rire nerveux. Il n’exprimait pas tant le tragique quotidien que le drame de la condition humaine. Ils voyaient, mais leurs yeux, mi-fermés, mi-incrédules, ne pouvaient croire ce qu’ils voyaient. En fait ils exprimaient une sorte de : mais ça n’est pas vrai ! qui les repoussaient dans une forme d’exil. Comme Paul Clerc, vieux clochard philosophe, qui disait toujours à mon père : je suis là mais je ne suis pas là ! Eppelé, par ces regards des confins prolongeait ses tableaux vers la scène interdite, là où est l’essentiel, le secret, sa vérité. Coup de foudre, la certitude qu’après Soutine, il y avait là, en attente, un peintre à cheval sur la peinture et le théâtre de l’absurde. Beckett absent-présent, lui aussi, incontournable, pour qui il fit un tableau-hommage, Fin de partie. Nous eûmes ensemble le parcours tumultueux des amitiés fortes et fragiles, une collaboration, et puis, pour moi toujours, la certitude de son destin inimitable. L’époque du fil plongeant du plafond sur une brique est celle des myopes... mais quand ils porteront lunettes, peut-être... Les « porteurs de masques », masques devenus eux-mêmes des visages et qui aussi éclatent, se fendent. Mais on ne sait plus : est-ce le monde, l’univers, qui les blessent ainsi, où Se blessent-ils pour recevoir le monde et l’Autre ? Ma blessure et la tienne, tu vas t’y reconnaître… (Alexandre de la Salle)

« Masque 1 » (1977/78)
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Après « Les yeux fermés », je lui ai consacré deux expositions individuelles, en 1976 (cette année il était aussi dans « Artistes de la galerie »), et en 1979. Mais il a participé à des expositions de groupe, et a toujours présent sur mes murs.

Vernissage de « Artistes de la galerie » (1976), de g. à d. Claude Belleudy, Jani, Alexandre de la Salle, Michel Magne, André Verdet, Gérard Eppelé.
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Affiche de l’exposition Eppelé en 1976
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Affiche de l’exposition Eppelé en 1979
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« Un dieu parmi tant d’autres »
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En fouillant dans ma bibliothèque, je trouve une très jolie édition, de 1978, poèmes de Guy Sana illustrés par des dessins de Gérard Eppelé : « Les Feues Amours » suivi de « Wilhelmine ». Je trouve très beaux ces dessins accompagnant ces poèmes terminés à Tourrettes-sur-Loup en septembre 1978… toute une époque…

Dessin du recueil « Les Feues Amours
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Et en 1990 j’ai apporté ma contribution, en compagnie de Claude Sabet, à une très belle exposition de Gérard Eppelé à Genève (Art Système Genève), organisée par Mircea Simu. C’est à cette occasion que nous avons filmé Gérard Eppelé dans son atelier de Tourrettes, en présence de Claude Sabet et Mircea Simu. Des extraits de ce film accompagnent cette chronique.

Frédéric Altmann – Je l’ai moi-même photographié dans son atelier en 1987, atelier qui était impressionnant…

Atelier de Gérard Eppelé par Frédéric Altmann en 1987
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Alexandre de la Salle – Oui, plein d’éclaboussures… Les ateliers ressemblent aux œuvres, et réciproquement … Mircea Simu a écrit cette préface : « Non sans une pointe d’auto ironie, Gérard Eppelé intitule une de ses toiles dessins Les Identités. Des identités du moi déchiré, photo graphiées dans le journal intime qu’est sa peinture. Journal intime où, de toile en toile, sont consignées les errances d’une conscience inquiète, hantée par ses frayeurs, les obsessions d’un être qui se laisse prendre dans le nœud coulant de l’égo centrisme, moteur de toute création artistique. Journal intime où il veut redire à tous la belle légende du moi, du moi universel, du moi unique, du moi hideux, du moi absent, du moi fiévreux dont le regard ne rencontre jamais l’autre. Et, contre ce moi, pour mieux le mettre en relief, il dresse un anti moi sorti des ténèbres, à goût de cendres, brûlant cri muet du désarroi ; son moi devient dès lors l’image même de la vie face à son impitoya¬ble destin.
-  Quelle est votre passion, monsieur Eppelé ?
-  Regar¬der la mémoire.
Alors, avec lui, regardons les architectures dantesques de cette mémoire du néant, espaces d’un temps parallèle habités par un peuple de moi éparpillé en mouvances hésitantes, par des êtres dont le visage s’engloutit au fond de l’abîme de leurs orbites. Ici la lumière elle même est comme happée par des trous noirs stellaires. Bon voyage dans vos dérives intérieures, monsieur Eppelé… »

Et François Nedellec, sous le titre « Eppelé ou le dramaturge du dérisoire » : « La peinture d’Eppelé est un curieux théâtre...... comme si le décor ne faisait plus illusion, comme si l’acteur devenait auteur et spectateur. L’homme, dans l’œuvre d’Eppelé ne joue plus un rôle qui demande implicitement à ses partenaires de prendre au sérieux l’impression produite, ni même de croire à l’image qui est le jeu. Chez Eppelé, il n’y a pas de peinture sans homme... Je veux dire où l’homme n’est pas rendu présent, c’est obsédant... mais rassurant. Mais parler de nous, ou de soi même, comme dans le dernier témoin (roman peinture), c’est se regarder dans un miroir, c’est prendre conscience de soi même et donc de dépasser l’illusion, la scène quotidienne. L’homme qui est en cause est un homme issu de la mémoire rupestre un homme quasi premier debout accroupi fragile fragile et instable solide et présent. Aucun objet superflu qui le rattache à un monde matériel où la possession devient unique raison de vivre, où l’objectif devient un objet de plus. Il n’y a plus rien qui brille chez Eppelé, aucun éclat métallique. Eppelé est un peintre de l’homme... comme tous les expres¬sionnistes dont la particularité est d’être des individualistes forcenés et en même temps des humanistes passionnés. La virulence d’Eppelé est tempérée par l’équilibre général du tableau. L’inquiétude est latente mais il y a toujours de la vie, donc de l’espoir. Et chez Eppelé, le temps qui semble rond, est figé. Le regard se durcit on ne bouge plus on tient le regard... et le dérisoire apparaît dans toute sa vérité. Dépouillée, la conscience humaine se dévoile. La grande sagesse et la grande leçon d’Eppelé est sans doute de nous montrer qu’au fond de nous-même il y a toujours un témoin, premier et dernier à la fois ».

Il a toujours suscité de très beaux textes, mais lui-même est aussi un poète. En plus d’être à la fois dessinateur, peintre, sculpteur, auteur de performances, il est aussi un écrivain, un poète. Comme dans ce texte de janvier 1989 :

Contemplation du visage fermé, bien bouclé dans son intérieur la face paraît
en désordre : un brouillon de rides, de plis aux yeux, des commissures des lèvres,
tout un écheveau de traces dû au passage de l’eau teintée, un rose rouge parfois
bleuté qui rend la peau limpide, transparente ; mais peu importe la couleur de la
peau, l’on ne sait pas le pourquoi de cette présence sur ce papier léger imbibé
d’eau.

Flaques d’eau où se reflètent des apparences d’horizon, l’illusion est donnée dans
ce brouillard aqueux et il est là, ébauché frileux, entravé dans des nippes
bleutées.

Visage fermé, il s’occupe un peu : ses mains interrogent sa face. Il est plusieurs,
se bousculant... mais pas d’importance, son futur est présent, la situation est que
ce corps, il le ballotte n’importe comment et que rien ne compte, il vaut mieux
avoir les yeux fermés.

L’eau l’entraîne dans du rose rouge et d’autres colorations. Il tente des gestes ; ce
n’est qu’en bas à droite du papier que la chose est dite en lettres malhabiles.

La houle de l’eau imprègne trop le papier et laisse apparaître des auréoles
d’humidité. La teinte s’épaissit et la lourdeur de la gouache ose des formes plus
évidentes, dans cette matière il s’allonge pour essayer sa mort, mais pas de
naissance seulement entrevue.

Il est là et se fabrique des alibis pour être autre. Sur le visage : un masque, mais
le masque est visage. Vaine parure, la tromperie c’est à lui qu’il la fait, rien n’est
changé. Les mains sont là pour supporter le poids de la tête, la bouche est
ouverte qui dessine un cri cela ne s’entendra pas.

Il a beau prouver à son inconscience qu’il est présent, il persiste, mais l’image est
de qui ? De lui certes et de qui d’autre ?

Sa face se déforme jusqu’à la rupture, tête et masque fendus, l’œil est ouvert, qui
regarde quoi ?

Il s’enfouit dans les strates de la couleur qui révèlent d’autres enclaves ; il s’y
réfugie pour peut être s’y dissoudre.

L’endroit ou l’envers : bras écartelés... il vole et tente des gestes nouveaux : jour
après jour, mois après mois, années après années pour le moment sur le papier :
dans l’eau teintée.

(Tourrettes-sur-Loup, le 17/1/89)

A suivre...

- Retrouvez la première partie de cette chronique ICI

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