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CHAPITRE 2 (part IV) : Chronique d’un galeriste

Suite de cette chronique proposée par Alexandre de La Salle, que vous pourrez suivre toute la semaine, jusqu’à demain...

Frontispice de Micheline Catti dans « La fin du monde »Frédéric Altmann – Ce quatuor, du « Carré Courbe », était d’autant plus étrange qu’il était composé de deux couples d’artistes tous aussi étranges les uns que les autres ?

Alexandre de la Salle – Oui, des couples (on peut les appeler des couples, ce qui est plutôt rare) où l’admiration était réciproque de l’artiste homme pour l’artiste femme et réciproquement. Chacun estimait que l’autre était inspiré. Et ils l’étaient. J’ai déjà évoqué leur relation au hasard objectif, mais c’étaient surtout des personnes d’une rigueur extrême, d’une totale intransigeance en ce qui concernait la vie et l’art. Michel Néron et Marcelle Tanneau partageaient à Vence, sous mes yeux – et je la partageais avec eux - une vie originale. Ils étaient toujours surprenants, éloignés du discours dominant, de la banalité. J’ai aimé les exposer car à chaque fois, c’était au plus haut point une aventure de l’esprit humain. Pareil avec Micheline Catti et Ghérasim Luca, sauf qu’ils habitaient Paris. Mais quand ils venaient, ils racontaient leurs voyages, à Cuba, Micheline passant une nuit à écouter Fidel Castro, Ghérasim ayant préféré aller dormir, où lorsqu’ils se baignaient pas loin du Stromboli… Ils nous envoyaient des cartes de vœux qui étaient des œuvres d’art, d’une écriture si fine… Ils signaient « gherasimicheline ».

Bonne année 1987
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et ils ont fait des livres ensemble, comme, en 1989 :
(Au bois sacré de Bomarzo)
passagio di
Micheline Catty
Et
Ghérasim Luca
nel 1960
le parole gelate roma
avec le « Dé-monologue » de Ghérasim Luca : « En passant/du/dialogue/au/démonologue//un coup de « dé »/abolit/toujours/le hasard… » et 18 dessins à l’encre noire ou violette de Micheline

Dessin de Micheline Catti dans « Au bois sacré…
DR

Ou « La fin du monde » (1969, Jean Petithory éditeur), composé d’un poème de Ghérasim Luca « Prendre corps » : Je te flore/tu me faune/Je te peau/je te porte/et te fenêtre/tu m’os/tu m’océan/tu m’audace/tu me météorite/Je te clef d’or/je t’extraordinaire/tu me paroxysme… » (extrait) et d’un frontispice de Micheline Catti (parfois écrit avec un y, parfois avec un i)

Frontispice de Micheline Catti dans « La fin du monde »
DR

Et en 1986, pour l’exposition Ghérasim Luca « LE TON ERRE CONFIT DANS LE CIEL » au Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq, dans la plaquette il y avait un dessin de Micheline Catty en même temps qu’un poème-estampe de Ghérasim Luca avec Piotr Kowalski, un dessin de Victor Brauner, et un dessin de Wilfredo Lam.

Plaquette de l’exposition à Villeneuve d’Ascq
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Dessin de Micheline Catti dans la plaquette
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Et en 1998, « le parole gelate » édite « Non-Oedipus X » de Ghérasim Luca :

Le poetaire et l’artisthimus
sexe prime

se trouve perdu
ici-outre

ici-outre

nymfaune licornemental

silensophone

zeroheroseros

avec 8 collages de Micheline Catti (Paris 1961), signé sous forme de lettres collées « Gherasimicheline Lucatti »…
Et à l’Espace Sculfort de Maubeuge en 2000, Gérard Durozoi organise donc une exposition Luca/Catti dont le catalogue est « tête-bêche », avec des toiles de Micheline, dont « L’oiseau innommé et à jamais indicible » (1978) et des poèmes de Ghérasim sur des tableaux de Catti, dont voici un extrait :

« L’oiseau innommé et à jamais indicible »
DR

Sous un tourbillon vide
l’un des insurgés
s’éclaire à l’huile de vide
ou plus précisément
traite avec l’immuable
à la table d’émeraude…

Ce sont deux grands artistes qui se sont trouvés, et, après la mort de Ghérasim, Micheline a fait un énorme travail pour que l’œuvre de Luca soit mise en ordre, trouve sa place.

Frédéric Altmann – Qui était Ghérasim Luca ?

Alexandre de la Salle - Si Ghérasim Luca est depuis des décennies l’objet d’une sorte de culte de tous ceux qui considèrent son œuvre comme plus que majeure dans la modernité, comme révolutionnaire, sa gloire s’établit de jour en jour, par le fait que ses archives reposent en paix à la Bibliothèque Doucet, que des expositions redoublent de fréquence, que les Editions José Corti rééditent toutes ses œuvres, y compris des Inédits, comme le mentionne un Dossier Ghérasim Luca dans la Revue Fusées n°7, Inédits auxquels il a été donné une formule de Luca : « V’ivre au m’onde ». Les Editions Corti et Micheline Catti m’ont donné la permission d’éditer une autre série d’Inédits, c’est vrai que j’ai fait une dizaine d’expositions Ghérasim Luca, souvent en compagnie de Micheline.




Cubomanies de Ghérasim Luca

Ghérasim Luca disait ses poèmes dans le monde entier devant un public d’aficionados, mais en 1988 l’occasion fut donnée pour la première fois au public français de découvrir à la télévision ce genre de performance, dans tous les sens du terme, il s’agissait d’un récital filmé par Raoul Sangla, une coproduction la SEPT/FR3, dans la célèbre émission « Océaniques », organisée par Thierry Garrel, récital qui a pour titre « Comment s’en sortir sans sortir », converti en format DVD par les Editions Corti, dont le public peut disposer, comme de toute l’œuvre de Ghérasim.
Donc j’ai édité des textes inédits de Ghérasim Luca sur ses amis artistes Wilfredo Lam, Robert Matta, Wilhem Freddie, Victor Brauner, Micheline CATTI, Piotr Kowalski, Pol Bury, Jacques Hérold, Gilles Ehrmann, Ansgar Elde, et Daniel-Roberto FARINA, liste qui donne le ton du monde dans lequel il évolua jusqu’au moment où, en 1994, il disparut.
Des livres rares, inspirés, passionnés, ont été et sont écrits sur lui, après que Gilles Deleuze ait prononcé cette phrase emblématique : « Le plus grand poète français, mais justement il est d’origine roumaine, c’est Ghérasim Luca, il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui même ». Cette idée, Deleuze l’a développée dans « Critique et clinique », ensemble de textes réunis par les Editions de Minuit en 1993. Dans le texte n°13 Deleuze essaie d’élucider le problème de l’écriture, l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte, il met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques, il entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, la fait délirer. Mais aussi le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre : en effet quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite « asyntaxique », « agrammaticale », ou qui communique avec son propre dehors.
Ce texte a pour titre « Bégaya-t-il », et Deleuze décrit comment Balzac, Kafka, Melville, Beckett, Lawrence, Kleist, en mettant la langue en déséquilibre, la fait trembler de tous ses membres. Chacun à sa façon, par des procédés à chaque fois différents, et pour ne pas rester dans un équilibre de la langue qui est mortifère. A ce titre, la littérature est une santé, dit Deleuze. Mais pas tant que la langue est considérée comme un système en équilibre, et que les disjonctions sont nécessairement exclusives (on ne dit pas, comme le fait Ghérasim Luca, à la fois « passion », « ration », « nation », il faut choisir), tant que les connexions sont nécessairement progressives (on ne combine pas un mot avec ses éléments, dans une sorte de surplace ou d’avant-arrière). Mais voilà que, loin de l’équilibre, avec Ghérasim Luca, les disjonctions deviennent incluses, inclusives, et les connexions réflexives, suivant une démarche chaloupée qui concerne le procès de la langue et non plus le cours de la parole. Chaque mot se divise, mais en soi même (pas rats, passions rations) et se combine, avec soi même (pas passe passion). C’est comme si la langue tout entière se mettait à rouler, à droite à gauche, et à tanguer, en arrière en avant, ce sont les deux bégaiements. Et si la parole de Luca, dit Deleuze, est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri « JE T’AIME PASSIONNÉMENT » (dans « Le chant de la carpe ») :
« Passionné nez passionnem je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passionnem t’aime ».

Deleuze continue sur le fait qu’il y a Luca le Roumain, Beckett l’Irlandais, et que Beckett aussi a porté au plus haut l’art des disjonctions incluses, qui ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur distance… etc.
Ici, sur Luca, Deleuze développe ce qu’il avait dit à Claire Parnet dans « Pourparlers » : « Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile, parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui même. Etre comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi : Kafka, Beckett, GL, Godard. Ghérasim. Luca est un grand poète parmi les plus grands : il a inventé un prodigieux bégaiement, le sien. Il lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes ; deux cents personnes, et pourtant c’était un événement, c’est un événement qui passera par ces deux cents, n’appartenant à aucune école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni par les chemins qu’on croit ».

A suivre...

Retrouvez la première partie de cette chronique ICI

Retrouvez la deuxième partie de cette chronique ICI

Retrouvez la troisième partie de cette chronique ICI

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