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CHAPITRE 10 (part IV) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique d’Alexandre De La Salle, entamée mercredi dernier et consacrée à Peter Klasen...

Alexandre de la Salle – La recherche des archives ne se fait pas en continu, et c’est ainsi que je reviens un peu en arrière avec, tapée à la machine et assortie d’annotations à la main, une interview de Peter Klasen par Francis Parent destinée à l’« Info Artitudes » de juillet 1977, et qu’il a intitulée « Peter Klasen, un peintre qui voit clair » ou « Une peinture qui voit clair ». J’ai cherché dans les bibliographies de Peter, j’ai trouvé des articles de Francis Parent sur Klasen dans des « Info Artitudes » à d’autres dates, mais aucun numéro de juillet. En tous cas, moi j’ai ce texte, les interviews c’est toujours vivant, et celle-là annonçait l’exposition de septembre 1977 chez moi. Francis Parent ayant, comme je l’ai dit plus haut, écrit un certain nombre de textes sur Peter Klasen, c’est d’autant plus intéressant de voir ce qui se passe dans un dialogue. Les choses se révèlent plus simplement que dans des textes élaborés, et peut-être de manière plus essentielle.
C’est comme dans ce film de 1992 tourné par France à la galerie, Peter racontant sa vie en une heure, dans l’après-coup on peut avoir le sentiment que quelque chose s’est dit, même si, évidemment, Peter doit avoir l’impression qu’on lui pose à chaque fois les mêmes question. Dans cette Chronique n°10, il n’y a que deux extraits, deux clips de huit minutes. Ce qui est bien c’est que des choses qu’on a déjà lues soient dites par sa bouche. Et, le temps ayant passé, cela devient très émouvant.

A la Galerie ADLS Peter Klasen devant son tableau « Porte d’Aubervilliers », 560x300cm (1984)
DR

Peter Klasen, un peintre qui voit clair

Voici donc une partie du dialogue Francis Parent/Peter Klasen de l’été 1977 :

Francis Parent - Peter Klasen, tu vas exposer en septembre à la galerie Alexandre de la Salle à Saint-Paul-de Vence. C’est d’ailleurs dans cette région que tu as choisi de villégiaturer de-puis quelque temps. Le « regard froid » que tu portes sur la quotidienneté urbaine ne risque t il pas de se « réchauffer » ?

Peter Klasen – C’est une question que je me suis posé. Il est certain que ce paysage me paralyse étrangement. En effet malgré ses problèmes propres, son urbanisation galopante, la Côte d’Azur est encore un site fantastique. Donc, je n’y ressens pas l’agression permanente des grandes villes qui est le moteur même de tout mon travail. Lorsque j’y séjourne, n’étant pas agressé, je ne peux me défendre et donc ne peux y travailler.

Francis Parent – Dans cette magnifique galerie, cette exposition s’annonce comme une petite rétrospective de ton œuvre. Dans cette période où la « Nouvelle Figuration » revient partout à l’affiche, comment situes-tu ton travail actuel dans ce courant dont tu fus un des tout premiers initiateurs vers les années 60 ?

Peter Klasen - Il est toujours très difficile de se situer soi même mais il est évident que je suis en plein dans les problèmes que se pose toute une génération d’artistes qui se réfèrent à une imagerie photographique. On peut dire que ce courant, qui est devenu international, se divise en deux parties : ceux qui racontent une histoire et ceux qui se réfèrent à un monde objectal tel qu’il est produit par la société dans laquelle nous vivons. Je suis de ceux ci parce que je crois qu’à travers ce monde objectal on peut parfaitement dénoncer 1’aliénation de l’individu.

Francis Parent - La problématique de tes toiles plus anciennes se situait dans un système de pensée analogique, pluri-iconique qui offrait une discursivité riche d’interprétations diverses. Ta figuration actuellement est mono-iconique. Ne perd-elle pas en signification ce qu’elle gagne en représentations ?

« SERRAGE/LOCK » (1985) (plaquette exposition Klasen GDLS 1985)
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« Camion S.I.T.A., NOIR » (1985) (plaquette exposition Klasen, Galerie ADLS 1985)
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COCAINE CITY (1984) (plaquette exposition Klasen GDLS 1985)
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Peter Klasen – Non je ne crois pas, au contraire. Quand je proposais plusieurs images sur une même surface je livrais déjà une partie de la réponse. Il y avait peut-être même trop de réponses possibles, mon discours étant plus confus. Ce qui compte c’est l’efficacité au niveau de l’expression, de l’’information qu’on apporte au spectateur. Dorénavant j’élimine toute source de malentendu. Mon propos s’est clarifié en même temps que mes images se sont unicisées. Mon discours s’est solidifié aussi parce que je possède davantage mon métier de peintre. Le métier doit s’effacer complètement au profit du discours qu’on veut signifier.

Francis Parent – Justement : tu travailles par projection, caches, aérographe, il n’y a pratiquement aucun contact charnel entre toi et ton œuvre ; la perfection de ta technique n’entraîne-t-elle pas une déshumanisation de ta peinture ?

Peter Klasen – Non, car elle est faite par un individu qui a une perception de la réalité qui l’entoure. Donc il y a subjectivité. Cet environnement nous le subissons tous, c’est donc une réponse subjective à un phénomène objectal général qui trouve son image signifiante dans la ville industrielle, la superproduction de l’objet, etc. Donc en objectivant l’image, en objectivant la façon d’appliquer cette image, je donne davantage de chances au spectateur de la charger lui-même avec ses fantasmes. En n’intervenant pas manuellement sur la toile, il n’y a plus de gestualité qui risquerait d’occulter le discours, ou en tous cas qui ferait diversion par une source supplémentaire d’interprétation.

Francis Parent – Malgré son évolution formelle à travers ses différentes périodes, il y a toujours dans toute ta peinture une tension dramatique toujours terriblement présente. De quel exorcisme phantasmatique tes toiles sont-elles le lieu ?

Peter Klasen – Il y a un fil conducteur dans tout mon travail : c’est évidemment l’angoisse de la mort, de la maladie, de l’accident, de l’impotence. La solitude, l’angoisse, l’aliénation, c’est ce que je ressens dans cette société qui finalement pourrit les gens, les rend malades. C’est, en tant que peintre, avec ces images-là que j’essaie de me libérer. Je ne dis pas que c’est une thérapie parce que ce serait ambigu ; d’un côté l’exorcisme pictural, de l’autre le désir de vouloir mal vivre sa place dans la ville, mais c’est peut-être une réponse créative à la non-communication inhérente à cette société.

Francis Parent – Ces objets de la quotidienneté urbaine dans nos sociétés technicistes avancées, tu les investis d’une sur-signification terrorisante. Ils ont malgré tout un rôle progressiste en tant que réalisés par l’homme et en tant que réalisateurs de l’homme. Rejettes-tu globalement la technologie ?

Peter Klasen – Non, mais l’Homme fait des prouesses techniques fantastiques pour soi-disant améliorer son sort, mais en définitive cela l’asservit encore plus, et surtout cela le prive de la créativité dont il a besoin. Plus le capitalisme veut améliorer le bien-être de l’Homme et plus il le prive de ses propres sources, plus il occulte ce qu’il a en lui de plus vrai, de plus créatif. Je m’attaque évidemment à ces problèmes-là ».

Couverture de la plaquette éditée à l’occasion de l’exposition Peter Klasen à la Galerie Alexandre de la Salle en 1985
DR

Signes de l’absence

Ce n’est pas terminé, Francis parent demande à Peter Klasen pourquoi il est passé d’une sexualisation, d’un érotisme, à quelque chose de carcéral - passé d’une violence de l’érotisme à un érotisme de la violence. Je trouve que c’est bien dit. Et Klasen répond que la libération sexuelle défait du même coup la violence de l’hypocrisie, tandis que la violence s’est déplacée vers une sorte de « violation » permanente de l’individu. C’est encore très bien vu. Et comme si cette « violance », justement, ce plaisir qu’il y aurait à faire du viol le ressort permanent de la relation, dans cette violence des villes, et de la civilisation, était justement à fondement érotique, érotisé. Je trouve que leur dialogue est d’autant intéressant qu’il s’est produit en 1977, et que plus de trente ans après, on dirait qu’ils ont été des voyants : ce discours nous parle tellement d’aujourd’hui.
Pour finir Francis Parent évoque, dans les derniers tableaux, un glissement d’une signalétique de la frustration vers une frustration de la signalétique, ce que Klasen reprend comme dimension de l’angoisse, chacun y trouvant comme un « fichage » de lui-même, obscur, brouillé, inaccessible, mais bien là. « Ces signes, dit Klasen, sont la matérialisation d’une absence, celle de l’homme ».
La bibliographie autour de l’œuvre de Peter Klasen est particulièrement abondante et brillante, les catalogues et livres sont beaux, esthétiques, forts, et les écrivains particulièrement intéressants : Bernard Noël, Jouffroy, Tilman, Bourgade, Gassiot-Talabot, Frank Venaille, Gilbert Lascault, Butor, Michel Bohbot, ainsi que ceux que j’ai déjà cités. Mais j’aime particulièrement le travail de Francis Parent, d’abord parce que c’est par lui que j’ai rencontré Peter Klasen, et que Francis et moi nous sommes connus dès que j’ai ouvert ma galerie place Godeau à Vence en 1960. Il avait lui-même une galerie à Vence, et c’est un critique d’art très engagé qui compte énormément dans l’Histoire de l’art des cinquante dernières années.

« Peter Klasen, Œuvres 1980/1985 » à Saint-Paul

Mais pour l’exposition de juin-juillet 1985 dans ma galerie de Saint-Paul, intitulée « Peter Klasen, Œuvres 1980/1985 », c’est un texte de Jean-Luc Chalumeau qui a été inséré dans la plaquette de l’exposition, et qui reconnaît la peinture de celui-ci comme atteignant « au plus haut niveau de conscience des enjeux de ce siècle finissant », avec cette lucidité et ce sens de l’Histoire que l’on prête aux Renaissants…

A suivre...

- Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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