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CHAPITRE 10 (part II) : Chronique d’un galeriste...

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle entamée hier...

L’étrange esthétique du gris

Le texte de Francis Parent dont j’ai donné un extrait (il en écrit un certain nombre d’autres sur Peter Klasen) me semble prémonitoire de toute la suite de l’œuvre. Par exemple lorsqu’il dit que plus la société se fera globalisante plus le je s’individualisera (le rendant ainsi plus carcéralisé), et que, dans le travail de Peter, l’érotisme disparaîtra de plus en plus pour laisser la place à du Symbolique : ainsi le fauteuil dentaire pourra représenter la chaise électrique, des portes fermées de wagons SNCF d’autres wagons plombés, etc., et, dit-il encore, que cela fait de l’œuvre de Klasen une charnière au sens où Duchamp – le Maître de la charnière », demandait que l’on remette « la peinture au service de l’intelligence ». Effectivement la peinture de Peter est si intelligente que des gens très intelligents ont parlé d’elle, et il est difficile de choisir dans une abondance de textes remarquables.
Je fais donc ce que je fais dans cette chronique : fouiller dans mes archives pour suivre le fil de mes rencontres avec les artistes, le fil de mes expositions, et de ce qui va avec, les textes critiques que les expositions ont produites auprès des critiques, poètes, journalistes. C’est très sympathique parce que je retrouve des choses que j’avais oubliées, ainsi, accompagnant l’article de Georges Bertolino (Nice-Matin) sur l’exposition de 77, une photo du vernissage où l’on reconnaît, de gauche à droite : Michel Magne, son épouse Marie-Claude, son fils Michaël, moi-même à côté de Seund Ja Rhee, Peter Klasen, Francis Parent, Claude Gilli sur ses deux jambes, Nicole Gilli, Nigel Ritchie, et Nadine Vivier ! Sont mentionnés dans l’article pour leur présence Marius Issert, maire de Saint-Paul, Alocco, Bauzil, Ben, César, Baviera, Dolla, Eppelé, Farhi, Flexner, Delbourg, Cohen, Gayo, Jani, Morot-Sir, Verdet, Parent, Pluchart, Matarasso, Clasen (le galeriste), Durand-Ruel (idem). Georges Bertolino écrit à un moment : « D’apparence photographique, la peinture de Klasen révèle toute une imagerie qui renvoie au quotidien le plus banal mais non pas le moins angoissant. Souvent de couleur grise, ses tableaux évoquent la fermeture de portes derrière lesquelles on ne sait ce qui se passe. Cet énigmatique monde du silence sur lequel s’inscrivent seulement quelques rares notations, qui peut le déchiffrer ? ».

Peter Klasen « Le Robinet » (1966)
DR

Pierre Tilman : « … derrière la porte grise »

Dans la même plaquette de l’exposition de 1977, Pierre Tilman a écrit un texte dont j’ai mis les deux extraits que voici dans le « Paradoxe… en 2000 » : « Derrière la porte grise 34 RIV 87 SNCF close hermétique ETR opaque 10770 kg, qu’y-a-t-il ? Peut-être rien. Peut-être même pas quelqu’un. Peut-être même pas quelque chose. MARCHANDISES. (…) ISSUE DE SECOURS. Criminal doktor Mengele. Ou bien des blocs géométriques de silence, de la viande froide, surgelée, quartiers de bidoche inodore, sans poids, fantomatique, avec les petites pales de la ventilation qui tournent inlassablement sans aucun bruit ATTENZIONE tandis qu’une trace d’humidité témoigne de quelque chose d’indéfinissable par la parole, comme une moisissure de la surface barrée du métal, l’échappée fugitive d’un mouvement imperceptible. LONG VEHICLE ».

J’en rajoute ici la fin :
« Il est évidemment préférable pour tout un chacun que le côté fermé de la porte close ne vienne pas à se confondre avec son côté ouvert. Il est préférable pour tout un chacun que le silence s’ajoute au silence, la peur à la peur et l’ignorance à l’ignorance. Sinon la porte tournerait sur ses gonds dans un tonnerre de grincements. Le fermé se métamorphoserait en ouvert. 0 F. L’indicible se dirait. L’intolérable toléré se changerait par permutation en toléré intolérable. Par un simple glissement rotatif. Un simple jeu de charnière. Voici que l’anonyme se nomme, l’Histoire muette parle, l’amputé montre le poing. Il y a peut être tout cela derrière la porte close. Il n’y a peut être rien de cela. Peut être que je ne me souviens plus. Peut être que j’ai perdu la mémoire. Pourquoi n’y aurait il pas quelqu’un d’enfermé ? Quelqu’un de satisfait d’être enfermé, tranquille, peinard, à l’abri derrière ce rempart protecteur. Isolé, Défendu, protégé. Loquet tiré sur les agressions extérieures. Quelqu’un qui, si la porte venait à s’ouvrir, chercherait à la refermer. Quelqu’un qui dit : j’ai besoin de défense, la cloison m’est nécessaire, j’appelle l’irresponsabilité des frontières. Je ne sais pas savoir, je ne peux pas pouvoir, je ne veux pas vouloir. Je suis l’enfermé, j’en revendique l’étiquette. C’est la nécessité de l’enfermeur que de tourner la clef à double tour dans la serrure et de tirer le verrou. KEEP OUT. (Ces inscriptions en capitales noires tracent la marque de l’enfermeur. Elles inscrivent la signature de leur utilisation énigmatique, la notation d’une finalité rigoureusement quadrillée, le sigle hermétique du pouvoir).

L’enfermé est tenu dans l’ignorance du chiffre de la combinaison. Il ne connaît pas le mot de passe. L’enfermeur possède le code, il le fabrique à sa convenance. Il sait, il veut, il peut humilier, abaisser, étouffer, briser, anéantir, en accord avec les termes de la loi. Si la porte grise venait à pivoter sur ses gonds c’est un simple jeu de charnière, on peut toujours rêver les stéréotypes de l’enfermeur, ses structures métalliques broyantes et coupantes perdraient leur fonction meurtrière. Les bafouillements inaudibles de l’enfermé, ses tentatives maladroites, ses avortements à répétition deviendraient passerelle tendue, main offerte, oxygène délicat. F 0. Une question de joint, d’articulation. D’ambigüité, d’ambivalence. L’aller retour, la fin du sens unique. Le passage équivoque, la coulure, la flottaison. La croisée des chemins. La charnière (et non plus le charnier). (Pierre Tilman)

Article de Francis parent dans « Artitudes » (oct-nov. 1977)
DR

La dialectique de Klasen

Suite à l’exposition de 1977, et en prévision aussi de l’exposition Klasen à la Galerie Storme de Lille un mois plus tard, un article de Francis Parent est publié dans le numéro d’octobre-novembre de la revue « Artitudes ». Et qui se termine par : « Assuré de ses idées, maître de ses moyens, Klasen peut aujourd’hui mettre en représentation la totalité de l’enjeu humain, celui d’une dialectique entre la technique et l’homme qui l’engendre, entre la porte blindée et celui qui veut la faire sauter, entre l’enfermement et la liberté, entre la mort froide et la vie, qui a toujours raison. Jusqu’à la mort ». (Francis Parent)

Klasen et l’angoisse

Michel Gaudet, dans « Le Patriote » avait, comme il le fait d’habitude,analysé la place de l’artiste dans la dialectique de l’Histoire. Sous le titre « Klasen et l’angoisse » :

- La coupure des années 60

Klasen, né à Lübeck en 1935, fait partie de cette équipe de jeunes peintres révolutionnaires qui, sans nécessairement s’être rencontrés, ont découvert dans les années 60 d’autres techniques et d’autres centres d’intérêt que ceux qu’une abstraction triomphante avait consacrés. Le lyrisme glorieux des Manessier, Bazaine, Bissière ou celui géométrique des Dewasne ou Herbin ne semblait plus contesté à cette époque et les tenants de la figuration comme Brayer, Chepelin Midy, Oudot ou Humblot semblaient parler une langue surannée seule digne de l’admiration bourgeoise.

Tableau de Klasen dans l’article de Michel Gaudet, et dans la plaquette de l’exposition à la Galerie de la Salle
DR

Pourtant, dès 1950, Yves Klein avait exposé à Londres des tableaux monochromes et son exposition du Vide chez Iris Clert date de 1958. Une école fondée par le critique Pierre Restany en 1960, - le Nouveau Réalisme , devait remettre en cause les principes de la grande abstraction de l’après-guerre. Des retours à l’objet, à la personne humaine, considérés suivant des optiques entièrement différentes proposaient une nouvelle voie. Arman, Martial, Raysse, Bernard Venet, puis César et toutes les expressions de l’Ecole de Nice confirmaient celle ci alors qu’aux U.S.A., peut être par réaction politique à la société de consommation, peut-être aussi par simple besoin de défoulement, le pop art suivait une route proche et parallèle... Par la suite, on en vint à toutes sortes de manifestations et un retour aux sources du dadaïsme permit l’art conceptuel et ses satellites.

- Un vérisme de glace

Mais certains artistes envisagèrent l’art avec une philosophie de la figuration rendant la peinture particulièrement messagère parce que liée au plus parfait illusionnisme. La projection photographique, le moulage pour la sculpture, devaient engendrer un réalisme souvent glacé, souvent poétique également mais, dans ce cas, provoqué par la circonstance. Tel fut l’exemple du couple Boyd Evans qui remporta le Festival de Cagnes.
Monory, éperdument obsédé par les meurtres et les violences, sont dans ce mouvement ; peut être aussi l’Italien Bertini avec l’exaspération de son moi... Tous ces artistes et Peter Klasen notamment travaillent avec une technique remarquable qu’ont reprise les hyper-réalistes, parfois à des fins commerciales.

Peter Klasen dans le catalogue de l’exposition « Présence Contemporaine », Aix-en-Provence (juillet-août 1982)
DR

- Wagons… camions et portes closes

Klasen commença par opposer des éléments (rigidité d’un objet et souplesse d’un corps humain ; douceur de la femme et agressivité des objets de toilette). On a parlé à son sujet d’érotisme sadomasochisme, voire de surréalisme. Ce temps est loin mais le processus d’investigation demeure.
Les toiles proposées chez Alex de la Salle connaissent ce vérisme méticuleux dû à la photo, où l’artiste intervient par la mise en page, le choix et la coloration ici sobre et tout à fait signifiante d’un constat en gros plan , de panneaux de camions ou de wagons, de portes her-métiques, de formules en lettres capitales ou de titres de capacité... Les portes de ces wagons sont closes par des leviers, les bâches tendues neuves et non d’un vieux véhicule qu’aurait approuvé l’inventaire d’un Van Gogh ou le misérabilisme d’un Gruber... Chaque détail a son importance et la présence de ces chiffres, de ces obligations de contenance, de ces abréviations technologiques, interrompant la monotonie des plans rivetés ou bloqués, rend sensible la réalité dure de ces transports, sans poésie et sans hasard, qu’un monde de consommation doit subir.

Que Klasen ait spécialement choisi l’aspect clos de cette nécessité, n’est ce pas la formulation d’un message ? Remarquablement achevées, dignes de l’illusionnisme académique du XIXe quant à l’expression mais non le sujet, ces toiles de grand format sont incontestablement porteuses d’angoisse ; jamais, il est vrai, notre monde capitaliste ne fut aussi clos et sans espoir que de nos jours... Pourtant, dans leurs dires déchirants de réalisme, ces tableaux n’en sont pas moins très remarquables et inscrits ô combien dans la démarche contemporaine ». (Galerie de la Salle, Michel Gaudet)
A suivre...

Vénus mécanique (1979) Catalogue d’une exposition à la Galerie Eva Poll (Berlin, 1986)
DR

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