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Rencontre avec l’écrivain Tahar Ben Jelloun

Dans le cadre des premières assises contre l’illettrisme, « Lecture Pour Tous » participe au mouvement général de réévaluation de la langue. Depuis septembre 2008, une fois par mois, un écrivain vient à Nice faire partager aux jeunes en difficultés le cheminement qui l’a conduit à l’écriture. « Lecture pour Tous » s’adresse avant tout à la sensibilité et au ressenti des jeunes.

« Lecture pour Tous » - Lutte contre l’illettrisme à Nice du 26 au 28 janvier 2009 vous invite ainsi à venir à la rencontre de l’écrivain Tahar Ben Jelloun dans les quartiers, en présence de Raoul Mille, Conseiller municipal délégué à la littérature, à la lutte contre l’illettrisme et à l’Histoire.

Programme

- Lundi 26 janvier à 16h :
- Conférence au CUM "Une société multiculturelle est-elle possible ?" (65 Promenade des Anglais)

- Mardi 27 janvier :
- 8h30 – 10h15 : Ecole Bois de Boulogne, rue de la Santoline
- 10h30 – 11h30 : Ecole Nice Flore, 65 rue Auguste Pégurier
- 13h45 – 16h30 : Ecole Caucade, 126 avenue Sainte Marguerite
- 17h30 – 19h : Association « SOS Réussite scolaire », galerie des Yuccas aux Moulins

- Mercredi 28 janvier
- 9h30 – 10h45 : Association « ADAM » HLM Les Moulins, 40 rue des Mahonias
- 11h – 12h30 : Rencontre avec les associations à la Bibliothèque Alain Lefeuvre, 29 bd Paul Montel aux Moulins.

Tahar Ben Jelloun distribuera une trentaine de livres parmi chacune des 4 œuvres suivantes : Sur ma mère, L’enfant de sable, La Nuit sacrée, Le Racisme expliqué à ma fille.
Il est l’écrivain francophone le plus traduit dans le monde.

Mieux connaitre l’écrivain

-Propos recueillis par Catherine Argand
- Par Catherine Argand
- ENTRETIEN PARU DANS LE MAGAZINE « LIRE » EN MARS 1999
Source : site officiel de Tahar Ben Jelloun

L’Homme se livre peu. La passion, les colères dont on le sait capable sont fermement tenues en laisse. Et nous croyons douter de notre oreille en l’entendant exprimer son inquiétude constante et sa peur du sommeil.

La porte s’ouvre, l’homme sourit. La conversation s’engage, il devient farouche. A sa façon, secrète, polie. Alors, on revient un jour plus tard. Ferme et décidé à voir le visage sous les bandelettes.

Tahar Ben Jelloun est un homme pudique. Ses faits d’armes, il ne les brandit pas, les tremblements de son âme, il les évoque brièvement. Ses blessures, il les tait. Attaché à rester un artisan en littérature et un homme de guet sur la scène politique, celui qui reçut le Goncourt en 1987 pour La nuit sacrée ne porte pas son « je » en bandoulière. Mystérieux, réservé, il se révèle par à-coups et livre ses paradoxes comme autant de possibles vérités. Tandis que ses positions publiques ne souffrent aucune dérobade, il ne sait pas dire non à ceux qu’il aime. Adversaire opiniâtre de la psychologie, il a lu tout Freud. Chantre d’un Maroc de contes et de légendes, il critique sévèrement son pays. Embusqué dans la peau de ses personnages, il règle grâce à eux ses conflits intimes. Dans la conversation, Tahar Ben Jelloun procède à l’orientale : la digression chantourne la question et la réponse surgit souvent à l’improviste. Dans L’Auberge des Pauvres, roman baroque, élégiaque et fulminant, il en va tout autrement : Ben Jelloun y conte, presque brutalement, l’histoire d’un écrivain marocain provincial que l’ennui marrakchi et la médiocrité conjugale mènent à Naples.

Là à l’Auberge des Pauvres, sorte de grotte platonicienne, l’écrivain rencontre la Vieille, personnage splendide et malpropre qui recueille les histoires des « naufragés de la vie », Momo, un grand Noir bébête et enfantin qui lui tète le sein, et Gino, le pianiste inconsolable qui croyait sa passion pour la belle Idée éternelle.

Au terme de ce séjour, véritable leçon des ténèbres, l’écrivain, longtemps planqué dans la fiction, aura appris à se risquer dans la vraie vie et connu une passion aussi brève que fulgurante.

Dans L’auberge des Pauvres, vous tirez à bout portant sur la haine raciale, la médiocrité conjugale, le marasme maro­cain. La violence du ton, la crudité parfois du style, risquent de surprendre vos lecteurs.

- TAHAR BEN JELLOUN : Je cherche, depuis toujours, à écrire avec la plus grande lim­pidité, sans céder ni à la facilité ni aux clichés. [Silence]. Exiger de soi une litté­rature profonde et sincère, en veillant à ce que le style ne soit ni un masque ni un voile, n’est pas chose aisée... je me suis rendu compte après coup que ce livre ne ressemblait pas aux autres. J’ai changé de pays, j’ai changé de style. J’ai abandonné l’idée du conteur sur la place publique, j’ai introduit un narrateur, un écrivain qui nous raconte ses contrariétés, sa vie conjugale, ses rêves... Peut-être ce livre sera-t-il utile à ceux qui veulent com­prendre pourquoi le bonheur conjugal est impossible, pourquoi la passion est la plus belle chose et la pire des maladies, pourquoi la capacité d’imaginer est plus apaisante que la vie elle-même...

Est-ce que ce roman représente une évolution dans votre travail ?

T.B.J. Mon itinéraire est à la fois lent et cohérent... Depuis toujours j’écris sur le même thème, celui de la violence de la vie. Mes premiers livres parlaient de la condition de la femme dans mon pays, puis j’ai abordé la question des relations entre l’homme et la femme dans la so­ciété marocaine musulmane, tradition­nelle. Ce livre-là devait être consacre à Naples. En fait, il parle de la passion, de la douleur.

Préférer Naples à Marrakech, n’est-ce pas commettre une infidélité ?

T.B.J. J’ai découvert Naples il y a une di­zaine d’années, à l’occasion de nouvelles consacrées à la mafia qui parurent en feuilleton dans un journal italien. Il y a trois ans, un éditeur napolitain m’a proposé d’écrire des impressions sur la ville. Au début, j’étais incapable d’écrire quoi que ce soit, je me perdais, je ne compre­nais rien à cette ville à la fois folle et char­nelle. Et puis, un jour, quelqu’un m’a dit : “Allez voir l’auberge des Pauvres.”

L’auberge des Pauvres existe donc ?

T.B.J. Oui, elle fut construite via Fiori par Charles III pour servir d’asile à tous les pauvres du royaume. Stendhal l’aurait visitée en 1817. Lorsque j’ai pénétré dans cet édifice, long de plusieurs centaines de mètres, j’ai été saisi par son immen­sité, son abandon. Par le trou d’une ser­rure, j’ai découvert un hangar trans­formé en garde-meubles. Là, tout de suite, j’ai imaginé dans ce bric-à-brac une vieille qui incarnerait la ville.

Votre Vieille est un person­nage dantesque, sublime et vomitif, altière et détruite.

T.BJ. J’ai beaucoup aimé construire ce personnage fan­tastique : elle est à la fois mer­veilleuse, époustouflante, scatologique, attachante, repoussante, excessive en tout. Comme Naples. Je ne conçois pas ce personnage en dehors de cette ville entêtante, pathé­tique... je ne peux écrire que des choses délirantes... L’âme humaine ne s’explique pas par la psychologie. Elle ne peut être expliquée, elle est à vivre. Dans tous mes romans, j’épouse la manière de penser, de parler, de sentir des per­sonnages. Le style n’est jamais indépen­dant de l’histoire, comme un pinceau il suit le modelé des visages. Il y a vingt-cinq ans, je me souviens d’avoir dit que j’écrivais pour ne plus avoir de visage. Pour incarner il faut se désincarner... C’est peut être pour cela que je n’ai pas de mémoire.

Vous avez tout de même choisi d’écrire, je vous cite, "l’histoire d’un homme contrarié". De quoi s’agit-il ?

T.B.J. C’est peut-être le livre d’un homme qui règle ses contrariétés par l’écriture... je ne suis pas un homme d’action. Je suis un homme de rêverie, de réflexion... je crois que la littérature peut parfois jouer le rôle d’un exor­cisme. Lorsque je ne peux pas agir sur la réalité, eh bien j’écris, en pensant que les mots peuvent faire bouger les choses. J’ai d’abord recouru à la poésie il y a trente ans pour dénoncer une situation d’oppression à Rabat. J’ai continué en ce sens. J’écris car je crois encore aux mots, [...] à la littérature. J’ai cette faiblesse.

Pourquoi parlez-vous de faiblesse ?

T.B.J. Parce que la littérature ne change ni l’homme ni la société. Pour autant, l’ab­sence de littérature rendrait l’homme encore plus infréquentable. J’écris pour agir. Je ne suis pas bien préparé pour vivre dans les conflits, et c’est pour cela que j’écris. Pour faire face Autrement... Pour me débarrasser de mon fardeau. Comme dans Les mille et une nuits , je raconte des histoires pour ne pas être miné jusqu’à en crever.

Cet écrivain marocain dont vous narrez la crise, ne serait-ce pas vous par hasard ?

T.B.J. Un écrivain n’avance jamais nu, ne se livre jamais complètement aux autres. J’ai publié deux livres à ca­ractère autobiographique, L’écrivain public et La soudure fraternelle, mais ni l’un ni l’autre ne sont des romans. L’autofiction est une idée de prétentieux... je ne suis pas assez complexe pour devenir le personnage de mes propres livres, et je considérerais d’un oeil narquois le premier qui vou­drait faire de ma vie un roman... je ne suis qu’un être qui essaie de mener sa vie avec la plus grande pudeur, la plus grande sincérité.

Pourtant cet écrivain, comme vous, n’aime pas les conflits.

T.B.J. On ne peut pas les éviter... C’est pour cela que je casse son rêve dans le roman. A la fin, la jeune femme avec qui il entretenait une correspondance amoureuse apparaît dans un fauteuil roulant... contre toute attente. Il ne suf­fit pas d’imaginer, de rêver pour vivre. La vie est faite aussi de rencontres vio­lentes, d’épreuves.

C’est au contact de Gino, en se mirant dans son histoire, que l’écrivain réussit finalement à se confronter aux autres.

T.B.J. L’écrivain se sert de Gino, à son insu. En entrant dans le rêve de Gino, en se glissant dans sa passion pour Idé, il acquiert la distance qui lui manquait. Là où Gino échoue parce qu’il ne conçoit pas la passion autrement qu’éternelle et préfère se réfugier dans le rêve, l’écrivain, lui, réussit à vivre quelques jours extraordinaires avec Ava... A la fin du roman, c’est un homme libre et vivant. Il est débarrassé de sa femme, de son métier de fonc­tionnaire et a suffisamment vécu pour devenir un véritable écrivain. (Ses deux personnages sont les deux faces diffé­rentes d’un même visage, ils racontent l’histoire d’une schizophrénie [...] réussie puisqu’elle ne déclenche pas de maladie.

Cet homme vous fait-il envie ?

T.B.J. Oui. [...] D’une certaine façon. Un jour, j’arrêterai de raconter des his­toires pour vivre, [...] j’arriverai à quelque chose comme le bonheur et je cesserai d’écrire parce que le bonheur n’est pas littéraire.

Vivre, c’est ne plus écrire ?

T.B.J. Mettre la vie pleinement dans la vie plutôt que dans les mots ou d’autres substituts, n’est-ce pas le rêve de beau­coup d’entre nous ?

Quelle est pour vous l’image du bonheur ?

T.B.J. Un déjeuner champêtre en Toscane au printemps ou en été qui ré-unirait les gens que j’aime... Une belle table en bois sous les arbres... Et qu’il y ait une espèce d’insouciance, de Si­lence. .. Pour l’instant, la vie, le quotidien, ne ressemblent guère à un pique- nique. C’est pour cela que les mots, parfois, ont la saveur d’une tablée d’été en Toscane. Cette image de bonheur est très cinématographique, j’en ai emprunté le décor au dernier film de Bertolucci.

Vous aimez le cinéma ?

T.B.J. Tout enfant déjà, j’éprouvais une véritable fascination pour le cinéma. Au point de convaincre mes parents de nous laisser mon frère et moi y aller après l’école, a la séance de 17 heures. Je leur avais dit que cela faisait partie de la scolarité. John Ford, Raoul Walsh, Howard Hawks, Fritz Lang : tous les clas­siques noir et blanc américains passaient à Tanger. Les cinéastes m’ont énormé­ment appris comment poser une his­toire, comment la raconter, comment être cohérent. Orson Welles notamment. Pour moi, la manière la plus extra- ordinaire d’organiser un récit, c’est Citizen Kane. C’est sans doute pour cela, grâce à la séance de 17 heures, que je suis devenu un producteur d’images.

C’est pourtant d’un livre, Ulysse de James Joyce que vous parlez le plus dans ce roman. Vous le présentez comme le livre absolu> celui que l’écrivain voudrait écrire.

T.B.J. Lorsque j’ai lu Ulysse, par hasard -je me trouvais dans un camp discipli­naire au Maroc, j’avais demandé à un ami de me trouver un gros bouquin - j’ai eu un choc. Ce livre m’a passionné, intrigué aussi... Surtout, il m’a fait beaucoup de bien [...] en libérant en moi l’envie définitive d’écrire. C’est un livre inutile […] Impossible à soustraire de la littérature, [...] le contraire par exemple des Particules élémentaires, ce roman présenté comme un bréviaire pour comprendre la société des années 80. La 1etrre au père de Kafka est un autre livre formi­dable. Kafka l’a écrit pour se libérer de son père, mais nous, si nous l’aimons, c’est parce qu’il est d’une beauté absolue. Les nouvelles de Borges aussi sont inutiles... Mais l’inutile n’est pas ano­din, il est profondément an­cré dans son être, en l’oc­currence l’être littéraire. Il n’y a pas pire que les romans sociologiques, psycholo­giques ou politiques.

Rêvez-vous, vous, d’écrire la vie d’un Léopold Bloom ma­rocain ?

T.BJ. Je ne suis jamais totale­ment satisfait de mon travail. Prenez, L’auberge des Pauvres, j’aurais pu retravailler le livre, mais retravailler ne veut pas dire nécessairement améliorer. [...] J’espère qu’un jour j ’écrirai un livre important. Un livre déjà écrit est toujours moins important. Ce n’est pas la publication qui fait un écrivain, mais le fait d’aspirer à une exigence extraordinaire.

Le roman est un genre que l’on ren­contre peu dans la littérature arabe. Pourquoi ?

T.B.J. Parce que l’individu n’y est pas re­connu. Ecrire un roman, c’est mettre en scène un individu.

Vous disiez qu’écrire, c’est agir avec les mots. Sur quelles choses avez-vous eu envie d’agir avec ce roman ?

T.B.J. Sur la situation sociale au Maroc, en disant à quel point elle est déplo­rable. Sur les relations humaines, pour tenter de les pacifier.

Ne voulez-vous pas plutôt les libé­rer ? Le long monologue qui ouvre le ro­man est on ne peut plus clair sur les limites petites-bourgeoises de la vie conjugale.

T.B.J. La vie de couple repose sur un leurre, une agression. [...] Il s’agit pour chacun des deux comparses de prendre possession de l’autre, de relever un défi : « Comment le changer ? Comment le faire devenir moi ? » Il faut beaucoup d’intelligence pour accepter de vivre l’antre comme différent... Savez-vous pourquoi les gens se conten­tent de sentiments dilués en versant de l’eau pour les rendre potables Parce que la passion est un excès de vie, un ex­cès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien, voué à disparaître et dont la disparition démolit en laissant un vide grandiose... L’amour s’exprime par la sexualité. C’est dans l’irrégularité, la clandestinité, le cambriolage que le plaisir est intense ; pas dans la prémédi­tation.

Dans ce livre, vous dites pis que pendre du Maroc, de l’ennui marrakchi, des mendiants, de la corruption... Quelle rela­tion entretenez-vous avec votre pays ?

T.B.J. Ce n’est pas simple... Les Marocains ont une relation quasi névro­tique avec l’amour du pays. Il ne faut jamais en dire du mal. Or, je ne conçois pas que l’on puisse être écrivain sans exercer un regard critique sur sa propre société... Il y a trois ans, à l’occasion d’un film diffusé sur Arte, j’ai montré le Maroc tel qu’il va mal. Le film fut apprécié en Europe, mais les Marocains l’ont détesté. Ils m’ont reproché d’être un traître qui allait faire fuir les tou­ristes... Ils auraient aimé que je montre les buildings, les hommes d’affaires et les portables à Rabat. J’assume toutes les réflexions du narrateur dans ce livre. Elles m’appartiennent et préfigurent un roman, peut-être très dur, que je compte écrire...

Est-ce votre précédent livre, Le ra­cisme expliqué à ma fille, qui vous a ins­piré Pipo, l’odieux mafioso antisémite avec qui la Vieille connut le pire ?

T.B.J. Non, c’est l’inverse. J’avais déjà édit une partie de mon roman, et c’est justement parce que ce Pipo me faisait peur, parce que je tremblais en racon­tant sa haine des juifs : , parce que je me rendais compte que nous sommes tous capables, Si nous nous laissons aller, de devenir des monstres, que j’ai écrit Le racisme expliqué à ma fille. Pour m’extir­per du risque de complaisance auquel l’on doit toujours faire face lorsque l’on met en scène un personnage. Pipo est inspiré d’un homme que je connais. D’un film aussi que j’ai vu il y a vingt ans. Il a refait surface sous cette forme ­là. II s’agit d’un film de Daniel Schmid, qui a défrayé la chronique [L ’ombre des anges, NDR]. Un film limite.

Considérez-vous votre personnage comme « limite » ?

T. B.J. Oui. Quand je lis les délires antisé­mites de Céline, je sais qu’ils dissimulent - très mal - sa misanthropie. Pipo, lui, n’est pas un misanthrope, c’est un mili­tant du fascisme qui pousse la perver­sion jusqu’à humilier sexuellement une juive qu’il a épousée à seule fin d’assou­vir sa haine... je pense que la littérature a besoin de briser les barrières, les fron­tières sous peine de devenir une prose qui ressemble au dentifrice qui rend toutes blanches nos dents pourries... Ce roman parle aussi de la littérature, de l’écriture. L’écrivain marocain, parce qu’il a vécu, va pouvoir enfin écrire. On n écrit pas si on ne vit pas. [...] Ecrire, c’est rendre compte de quelque chose que l’on a vécu et qui mérite de sortir du cadre personnel. En ce sens, beau­coup d’écrivains aujourd’hui n’ont aucune légitimité. Ils devraient arrêter d’écrire.

Qu’avez-vous vécu qui légitime ce livre ?

T.B.J. Des voyages, des rencontres.

Pouvez-vous préciser ?

T.B.J. Dans L’homme rompu, un roman qui raconte comment un honnête homme est poussé à la corruption par sa femme, je parlais déjà de l’usure de la vie conju­gale. Dans la société marocaine, le mal­entendu entre l’homme et la femme est permanent. [...] Le statut de la femme donne, à tort, l’apparence d’une société patriarcale. Dans Le premier amour est toujours le dernier, j’évoque la première femme que j’ai connue, tout jeune. Je suis resté sous le traumatisme de cette rencontre qui s’est terminée brutale­ment. Ce qui est terrible, c’est le carac­tère vivace de cette histoire qui surgit dans beaucoup de mes livres alors que c’est de l’histoire ancienne. Mon pre­mier amour m’a inspiré Idé. D’antres femmes aussi.

Le racisme expliqué à ma fille est de­venu un best-seller. N’avez-vous pas peur de devenir M. Loyal ?

T.B.J. Si j’avais dû m’embourgeoiser, cela fait longtemps que ce serait arrivé... Non pas que je sois un aventurier, un parieur, mais je prends des risques, je crois, un peu, avec ce que j’écris. Ce livre, je pensais le publier plus tard. Si je l’ai fait maintenant, c’est pour rappe­ler que je suis un homme qui aime ra­conter des histoires, même si j’assume pleinement mon rôle civique, pédago­gique d’auteur du Racisme expliqué à ma fille.

Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

T.B.J. Je suis un homme engagé, mora­lement engagé, et je me moque de ceux qui me considèrent comme un ringard parce que je défends les gens humiliés, ceux que l’on jette dans la fosse commune avec une brutalité inouïe, en Algérie, au Rwanda, au Kosovo et ailleurs. Les écrivains de­vraient mettre plus souvent les pieds dans la société civile.

Les dix-huit mois que vous avez passés dans un camp disciplinaire ont-ils été décisifs ?

T.B.J. Oui.

Avez-vous gardé des liens avec les autres détenus ?

T.B.J. Non, personne, je crois, n’avait en­vie de se souvenir. Excusez-moi de reve­nir à votre première question, vous par­liez de violence. Dans ma vie, je ne suis pas du tout violent. […] Même si je ne suis pas un écrivain béat. En fait, je suis en crise permanente.

Quelle est la nature de cette crise ?

T.B.J. J’éprouve constamment de 1’in­quiétude, des insatisfactions [...], je manque de certitudes. [...] Je suis d’une certaine façon Insomniaque. Je dors peu, je refuse de tomber dans le sommeil, je passe des nuits à rêver, comme lorsque j’étais petit et que mes parents m’annonçaient que nous allions partir en voyage, [...] je discute aussi avec mes personnages dans la mar­mite... A chaque fois que j’écris je suis en proie au doute. J’ai peur de sombrer dans la complaisance, peur de manquer de vigilance, peur de me perdre. Celui qui m’a le plus aidé à surmonter mes doutes, en m’apprenant à prendre de la distance, c’est jean Genet. Nous discu­tions très peu de littérature, c’est en le voyant vivre, en observant son attitude devant le travail que j’ai appris la modestie. Et surtout à ne pas me prendre trop au sérieux.

Comment l’avez-vous rencontré ?

T.BJ. En 1974, trois ans après mon arrivée à Paris, il a publié­ dans L’Humanité un article sur mon premier livre. Je lui ai écrit, il m’a répondu et nous nous sommes rencontrés. C’est sur le terrain de la lutte contre le racisme et celui de la cause palestinienne que nous avons le plus souvent travaillé ensemble. Pour le reste, sa façon de vivre était à l’op­posé de la mienne. C’était un itinérant, sans bagages ni adresse fixe, un homme en rébellion permanente. Il ne se cal­mait jamais. Moi, je suis un calme qui s’énerve mal. [...] S’énerver, pour moi, c’est perdre la maîtrise des choses. La colère est un aveu d’échec et d’impuis­sance. Un homme en colère est un homme qui n’a pas su dire non et éprouve, en plus, le remords de ne pas l’avoir fait.

Que faites-vous lorsque vous êtes en proie à la tristesse, que la Toscane s’en va ?

T.B.J. Dans les moments de grande soli­tude, de grande tristesse, je lis des poètes : Saint John Perse, Char, Aragon, Borges, Bonnefoy, Ponge... Le roman est un moyen d’évasion, un dérapage, un divertissement au sens où Pascal l’en­tend. La poésie m’aide à vivre, à survivre, [...] elle me reçoit...

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