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THEATRE : « Les Règles du savoir-vivre » de Jean-Luc Lagarce - NICE - le mardi 8 mars à 19 h, au Théâtre de la Tour

Librement inspiré du manuel du savoir-vivre de la Baronne Staffe paru à la fin du XIXème siècle, « Les Règles du savoir-vivre » de Jean-Luc Lagarce est une pièce mordante dans laquelle une conférencière détaille protocole et étiquette des rituels modernes. Naissance, baptême, mariage, anniversaires de mariage et décès, chaque étape-clef est décortiquée et réglementée, faisant de la vie une suite sans fin de conventions sociales. A chaque situation correspond une solution qu’il convient de mettre en oeuvre. Il est ici question de vivre dans le respect de la bienséance, en se conformant aux attentes de la société moderne.

Avant-propos

Après une Trilogie de Femmes seules en Scène (The Babette Show , de et avec Emilie Atlan mis en scène par Olivier Collandant, Solo para Paquita de Ernesto Caballero, avec Isabelle Bondiau-Moinet mis en scène par Emilie Pirdas et HAYS, Confidences d’une bavarde silencieuse de Isabelle Girard avec Sophie Sergio), les comédiennes de la Compagnie Alcantara ont éprouvé le désir de se retrouver autour d’un spectacle choral, fédérateur et dynamique.
Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Jean-Luc Lagarce nous est apparu alors comme une évidence.
Ce monologue de femme, pièce pour une actrice, dont le texte éclate, se disperse et ne cesse de s’envoler pour mieux s’abîmer, représentait idéalement le trait d’union recherché ; unir les comédiennes de la Compagnie autour de cette parole unique et multiple dans un discours traitant formidablement de ce qui nous préoccupe depuis la création de la Compagnie : la place de la Femme dans la société d’aujourd’hui.

L’humour et le regard caustique de Lagarce, que l’on retrouve partout, s’inscrit également avec force dans la ligne artistique de la Compagnie. Il s’agit non seulement de porter un regard féminin sur notre société, mais aussi de l’enrichir de cette distance nécessaire et salutaire ainsi qu’il en a été à travers les auteurs que nous avons abordés jusqu’à aujourd’hui, Edouard Albee, Josep Benet I Jornet, Ernesto Caballero… Traiter de thèmes profonds, graves quelque fois, en se gardant toujours de sombrer dans la désespérance.

Note d’intention


Une pièce – poésie, musicale, rock, trash et déjantée

On règle toutes ces choses car des fiançailles, un mariage, la vie en général sont une longue suite de choses à régler, on ne saurait l’oublier, et il serait imbécile de se laisser déborder par les futilités accessoires que sont les sentiments. ? (L.R.D.S.V.D.L.S.M.)
Jean-Luc Lagarce est l’un des auteurs français les plus en vue du moment. Ses pièces figurent parmi celles les plus montées et ont conquis les scènes et une large partie du public français et européen. Il est cette année au programme littéraire du baccalauréat.

« Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne » rencontre bien évidemment les objectifs artistiques de la Compagnie Alcantara. Sensibles aux thématiques de cette pièce : le poids de la contrainte sociale, la solitude, le désordre psychologique, les relations homme-femmes, la vie, la mort, l’amour, et séduits par les qualités de son écriture, où tragique et comique se confrontent, mais aussi l’extraordinaire théâtralité de sa langue, ses rythmes, nous avons voulu jouer avec toutes ces richesses afin d’en ressortir une dramaturgie qui nous ressemble. Une dramaturgie passée au filtre de notre regard féminin.

« Effectivement, si c’était un homme, cela ne serait pas la même chose au niveau dramaturgique. Il s’agit d’une femme abandonnée par les hommes qui parle aussi indirectement de la société machiste dans laquelle nous vivons… » (François Berreur, metteur en scène des Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Jean-Luc Lagarce, l’Athénée en décembre 2009)

Il s’agira donc de découvrir dans « Les Règles… » les systèmes de paradoxe de cette féminité et de leur trouver un sens afin de les confronter à la scène et au public. On se situe ici aux frontières de notre humanité, entre norme et originalité. Cet instant de paradoxe dévoile toute la théâtralité de l’oeuvre. Avec ce regard provoquant, aussi bien que touchant, Lagarce observe et écrit sur une machine grinçante. Ses pièces éprouvent néanmoins une forme de compassion certaine pour l’être solitaire et sa quête impuissante. Mais il se garde avec finesse et élégance de tout commentaire ou morale sur la problématique sociale explosive. S’il nous parle de la Femme, c’est avec pudeur et sous-couvert de bienséance.

Mon propos consiste à faire de ce guide distancié des codes et usages en vigueur dans la bonne société, un exercice dramaturgique de dualité du texte et du sous texte, dispenser un spectacle décalé, un caprice, une illusion comme une incartade impudique qui balance sans cesse entre réalité et imaginaire. Une libération, une émancipation ainsi que l’autorisent toutes les failles de ce texte, comme autant de fissures qui ouvrent une brèche et permettent que s’immiscent trouble et confusion l’instar de ce personnage qui perd pied et se noie dans sa propre convention.

Pour recueillir les confidences de cette femme, j’ai souhaité un univers féminin feutré et élégant où pourraient s’exprimer leur aise toutes ces ambiguïtés ; de l’impudeur et de la délivrance, des corps en liberté, de la sensualité et de la matière brute, la vérité de la femme dans sa nudité, sa violence et sa fragilité. Pour cette délicieuse et perturbante introspection, j’ai choisi l’univers du cabaret. Ce qui se montre et se met en scène, le spectacle fascinant de la réalité bien ordonnée, chorégraphiée, et le mystère des coulisses si bien gardé avec sa part de rêve, légère et grave à la fois, se prête avec finesse à ce texte troublant. Naviguant continuellement entre le récit et ce qu’il ne dit pas, j’ai désiré un glissement constant entre le son et l’image. Qu’il soit subtil ou brutal, il opère pour susciter réflexion, choquer, bouleverser ou amuser.
Notre dramaturgie s’orientera donc autour de trois axes essentiels :
° La question de la place de la femme dans la société d’aujourd’hui
° La multiplicité des langages (langue, corps, espace) qui passe par l’éclatement du texte et implique un découpage en plusieurs voix
° L’intimité dévoilée sur fond de fable sociale (ou la métaphore du Music-Hall)

Dramaturgie - Que reste-t-il des Règles ?

De la convention sociale au carcan, de l’ordre établi l’enfermement, de la rigueur l’absence de sentiment, le fil ténu qui distingue ces nuances nous invite à une réflexion sur la liberté de la femme aujourd’hui.
Comment cette conférencière si puritaine se situe-t-elle dans ce labyrinthe de codes ? Que nous dit-elle de ses espoirs et de ses craintes ? Comment ne pas entendre la femme qui se débat et qui se noie dans les méandres de son austérité ? Son assurance est mise à mal par son cynisme.

Dans un contexte social désuet, presque absurde, le texte de Lagarce soulève des questions secrètes plus profondes qu’il n’y paraît : derrière le
protocole, comment ne pas évoquer angoisses, doutes et incertitudes ? La contrainte sociale ne masque-t-elle pas de façon insidieuse et sournoise nos tourments les plus impénétrables ? L’histoire que nous raconte cette femme est celle de la difficulté d’aimer, du désir d’aimer, de l’absence d’amour, des contradictions de l’organisation de la société, de la façon dont celle-ci se met en place pour que la mort et la vie ne fassent plus peur. Confrontant les arcanes énigmatiques des ‚ Règles ? aux ‚ Mystères ? féminins les plus dissimulés, nous souhaitons nous glisser derrière le rideau confidentiel de nos troubles, lever le voile sur nos craintes, nos alarmes, nos émois et nos fantasmes…
Faire le lien entre la femme d’hier soumise ces codes et celle d’aujourd’hui qui prétend s’en être éloignée.

Refusant de sombrer dans l’écueil trop facile d’une revendication féministe caricaturale, nous souhaitons cependant susciter une certaine réflexion autour de la place de la Femme dans notre société aujourd’hui. Après les combats de nos ‚ mères ?, que reste-t-il des acquis ? Quels sont véritablement les espaces de liberté féminine ? Ne sommes-nous pas toujours soumises, et presque inévitablement, la loi tacite de nos ‚ Pères ? ? Empêtrées dans nos idéaux de Femme-Libre tentant de dénouer le fil de nos liens maternels, professionnels, amoureux… ? Emancipées et prisonnières, toujours écartelées, répondant malgré tout à une certaine image socialement correcte ? Nous ne prétendons pas apporter de réponse à ces questions. Ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont nous les poserons. Il s’agit d’avantage de s’interroger sur la résonnance de ces rituels, comme on le ferait d’une culture étrangère, comme une réflexion ethnologique ; de faire dialoguer ce texte avec nos propres conventions, plutôt que de dénoncer, appuyer le ridicule, le pathétique de ce texte.

Quelle est cette capacité de désordre, réelle ou imaginée, propre aux femmes ? Nous nous en référerons à la question des femmes sur la scène de la transgression

Une langue qui éclate

Jean-Luc Lagarce ne se contente pas de nous livrer un texte symbolique, métaphorique illustrant les travers de nos codes sociaux occidentaux. La Baronne conférencière nous emporte avec elle dans un tourbillon de mots, une logorrhée qui donne le vertige ; comme une véritable pathologie du langage, et qui déverse un flot rapide et ininterrompu de paroles.

Ces phrases sans cesse jetées, reprises, corrigées, ces phrases qui sans cesse nous hissent et nous font chuter, telle une spirale de pensée poétique, le grand débat sur l’amour et la solitude, la froideur et la chaleur, l’intime et l’extérieur, la vie et la mort stimule les passions, crée la confusion des sentiments.
Cette pièce ne propose pas d’expliquer tout cela par le langage, mais elle en manipule les images et l’énergie. Son originalité se construit à travers le rythme, le flot ininterrompu du texte, l’imaginaire musical de la langue. En d’autres termes, si dans le texte de Lagarce la langue n’existe pas en tant qu’expression des sentiments, c’est dans une autre forme de langage que nous souhaitons faire surgir l’espace du théâtre et de ses émotions.
Ainsi le mode d’expression de la conférencière, la façon dont elle communique sa pensée, sera considéré dans son contenu, s’appuyant sur un ensemble de règles et de signes élaborés autour du langage artistique.

Nous souhaitons construire le système symbolique de ce texte à partir de la langue, du corps et de l’espace.
Autant d’outils qui libèrent le champ de cette pensée, la soumettent au prisme du réel. Le sous-texte se fait entendre par le biais de ces autres formes de langage et qui disent sa vérité.
Ce monologue de femme qui se prolonge dans un écho de voix infini et rebondit l’envie sur le mur de la pensée ainsi que le cisèle Lagarce, dans une précision sans cesse renouvelée, cette femme une et multiple, il nous est apparu comme évident de l’incarner en plusieurs, comme autant d’éclats de son propre inconscient qui se décline autour de son récit.

Elle se démultiplie pour mieux se retrouver. Un propos presque schizophrène qui frise parfois l’incohérence, justifié par les tourments qui emportent cet esprit comme un tourbillon désespéré. Nous avons voulu découper ce texte, ou plutôt le redécouper, afin de le faire entendre autrement. Nous étant apparu comme l’expression d’une personnalité éclatée, il s’est imposé comme un dialogue plusieurs voix. Des voix qui s’interpellent, se répondent, soulignent un propos ou le contredisent.
Nous travaillerons à cette unité dans la différence. Non pas en attribuant à chacune un rôle précis, une facette de ce personnage, mais bien en éclatant sa personnalité en toutes. Chacune est elle-même et l’autre la fois. Elle dit ce qui est, ce qui doit être, exprime son intériorité confinée dans les remparts du bon usage.

De l’intime on passe au tableau d’une certaine société.

Et cette société, nous la faisons glisser jusqu’ la superposer, dans l’univers du Music-Hall.
Il en sera la métaphore idéale et le réceptacle de cette pensée subversive car conventionnelle, pratiquant le double langage et s’exprimant au travers de codes décortiqués jusqu’ l’éclatement.
De l’intime au sublime : Dans l’antre féminin
Jean-Luc Lagarce a d’ailleurs placé le monde du théâtre, des tournées, des coulisses, au centre de plusieurs de ses pièces : « Music-hall », « Hollywood », « Nous, les héros »...

C’est un univers qui lui est cher, et éminemment présent dans cette conférence dramatisée que sont « Les Règles..., » (véritable mise en scène de nos rituels occidentaux ) et il nous a semblé demeurer dans une réelle cohérence en y situant notre intrigue.
De plus, cette idée nous intéresse à double titre : jouer à la fois sur la rigueur imposée par la convention, les codes sociaux qui sont le thème de la conférence (ici le cadre précis de la mise-en-scène, de la chorégraphie des ballets, comme une mise en abîme des contraintes sociales) et l’univers fantasmatique des coulisses du show symbolisant tous les non-dits, le sous-texte de cette pensée bourgeoise. Le tout nimbé d’une certaine notion sulfureuse qui entoure l’univers du cabaret, évoque sensualité, élégance, érotisme et provocation ; une certaine idée de la femme qui autorise une grande liberté.
Nous pénétrons ici au coeur de la féminité et de notre propos, parce qu’on entre dans un rêve qui devient réalité. Le personnage lance des choses extérieures qu’il finit par intérioriser, mais le rêve se casse : inventer des règles de savoir-vivre consiste tout de même vouloir adapter l’impossible, comme une sorte de conduite irréalisable… Et c’est ce moment-là que rêve comme représentation théâtrale sont désacralisés. Notre espace scénique coupé en deux racontera cette chimère qui confine au cauchemar et offrira au personnage l’intimité d’une loge de Music-hall où les corps mis nus dévoileront l’âme de cet être abîmé et le lieu de la représentation où il se livrera à de véritables numéros de cabarets comme autant d’illustrations de nos conventions mises en scène et dérisoires. Il sera également le lieu d’expression de sa solitude. Car il y a une grande ironie dans le fait que ce personnage, tout en parlant mariage et enfants, reste fondamentalement seul.
Les loges pour dire l’intime, l’espace scénique pour raconter l’extérieur.

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