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Fin de cet événement Juin 2014 - Date du 12 février 2014 au 9 juin 2014

Un œil « engagé »

L’éveil, le militant et le photographe émérite. Trois clefs majeures que le Centre Pompidou s’est offert pour décadenasser jusqu’au 9 juin l’œuvre foisonnante et multi facettes d’Henri-Cartier Bresson.

Avant de plonger dans son univers, demandons-nous ce qui peut pousser un jeune homme à quitter l’académie du peintre André Lhôte pour se tourner définitivement vers la photographie. Lui qui se voyait parcourir la toile à grands coups de pinceau, a transformé son regard en une focale aiguisée que l’on surnommait « l’œil du siècle ». Ce qui n’est pas rien comme qualificatif, et « vexant » pour des Doisneau, Ronis, Boubat et autres stars de l’instantané humaniste qui pourraient lui ravir le titre. Pourtant la photographie était déjà une bonne compagne quand il s’appliquait à étaler avec une précision géométrique ses couleurs sur la toile. Son premier cliché remonterait à 1922 lors d’un bivouac de scouts dont il fait partie. C’est un jeune adolescent de 14 ans pour qui la photographie n’est qu’un passe-temps. Le déclic viendra d’une image de l’Afrique prise par le hongrois Martin Munkáczi pour la revue Arts et métiers graphiques. Nous sommes en 1931. Le jeune Henri-Cartier Bresson est en pleine débâcle amoureuse et cette image de trois jeunes enfants nus se jetant dans les vagues du lac Tanganyika deviendra pour lui un souffle de joie et de liberté. Il entrevoit sa destinée à portée de main : « J’ai soudain compris que la photographie peut fixer l’éternité dans l’instant. C’est la seule photo qui m’ait influencé. Il y a dans cette image une telle intensité, une telle spontanéité, une telle joie de vivre, une telle merveille qu’elle m’éblouit encore aujourd’hui. La perfection de la forme, le sens de la vie, un frémissement sans pareil... » Bref, l’homme pour qui « l’instant décisif » était magique est né. Clément Chéroux, commissaire de cette rétrospective, a opté pour un parti pris chronologique d’où il extrait ses nombreuses facettes du personnage : « Le Cartier-Bresson dont il est ici question n’est ni utopique ni achronique, dans le sens où il ne serait en aucun lieu et hors du temps. Il voyage à travers le monde, découvre des cultures, côtoie des groupes humains, traverse plusieurs époques et participe à quelques-uns des grands mouvements de pensée du 20ème siècle. C’est un Cartier-Bresson en contexte. »

Camagüey, Cuba, 1963 Collection Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson

Une impression tout à fait constatée lorsque l’on passe le sas de cette exposition. On va de l’émoi pictural dans lequel l’enseignement d’André Lhôte pour la perspective et la géométrisation de l’espace le fascine, à la fréquentation des surréalistes dont il se disait beaucoup « trop jeune et timide pour prendre la parole en réunion ». Un apprentissage qui révèle tous les germes d’un style en devenir. Outre l’influence évidente de Cézanne, des diagonales vigoureuses et l’amour du champ/contrechamp, son art se forme principalement sur ce paradoxe : perfection de la composition et spontanéité, ce qu’il appellera beaucoup plus tard « l’instant décisif ». Clément Chéroux réagit là en historien à partir d’un long travail d’archives, de consultations et de recoupements sur un nombre considérable de documents. Cette approche d’entomologiste répond, dit-il, à un triple objectif : « Faire l’histoire de l’œuvre par-delà les mythes, les conformismes et les carcans. Recontextualiser chacune de ses différentes périodes afin de montrer qu’elles sont aussi le produit de leur époque. Démontrer enfin que, du surréalisme à Mai 68, en passant par la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation et les Trente Glorieuses, ses images constituent un extraordinaire témoignage sur le 20ème siècle. »
La seconde phase, quasiment axée sur son engagement politique, est non seulement un prolongement lié à ses fréquentations dans le mouvement surréaliste dont le goût de la subversion était l’un des fondamentaux, mais aussi à une radicalisation face aux événements de l’époque : une aversion face aux exactions du colonialisme, un anti-franquisme affirmé, une révolte contre les violences organisées en février 1934, à Paris, par les ligues d’extrême-droite…Phase qui nous amènera à (re)découvrir ses clichés pris en 1934 et en 1935 lors de ses voyages au Mexique et aux États-Unis.

Rue de Vaugirard, Paris, mai 1968 Collection Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris

Ce compagnon de route des communistes fut aussi un collaborateur du cinéaste Jean Renoir, un prisonnier de guerre, un témoin remarquable des Trente Glorieuses et malgré tout un dandy bourgeois et libertaire gardant assez de distance sur les turpitudes de son époque. Le dernier aspect de cette trilogie tourne autour de son attachement au photoreportage et à la presse même si celle-ci lui procure parfois des déceptions. Réticent aux contraintes de la commande, il collabore néanmoins à la plupart des grands magazines illustrés internationaux. Son nom, dans le milieu, devient un gage de valeur sûre d’où le privilège de choisir de temps à autre ses reportages et d’effectuer un travail parallèle qu’il décrit lui-même comme « une combinaison de reportage, de philosophie et d’analyse (sociale, psychologique et autre) ». Lui, le co-fondateur en 1947 de l’agence Magnum avec Robert Capa, David Seymour, George Rodger et William Vandivert se veut loin de la frénésie tout en conservant un œil sur le suivi de ses photos. Observer. Tel était le maître-mot de son approche visuelle. En quelque sorte, ne jamais relâcher l’attention sur ce qui compose l’être humain et son environnement. Juste appuyer sur le déclencheur au moment décisif. « La composition, dit-il, doit être une de nos préoccupations constantes, mais au moment de photographier elle ne peut être qu’intuitive, car nous sommes aux prises avec des instants fugitifs où les rapports sont mouvants. » Une éthique qu’il appliquera à lettre jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite en 1970 et finit par se remettre au dessin et à la peinture. On n’en gardera pas moins de lui, à travers les 500 photographies et documents de cette exposition, une de ses citations majeures : « Il faut mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur. »

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