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CHRONIQUE D’UN GALERISTE : Des archives et des hommes - CHAPITRE 20 (Part V)

Affiche de l’exposition « Sweet Home Alabama, Hommage à Rosa Parks », photographies de Frédéric Altmann au Parc Phœnix, Nice

Alexandre de la Salle – Frédéric, ton exposition au Parc Phœnix est un très bel hommage à Rosa Parks, cette femme noire qui osa s’asseoir dans un bus à une place qui ne lui était pas destinée, puisqu’elle était réservée aux blancs… c’est un geste qui a déclenché des combats pour la suppression de la discrimination, ce n’est pas rien. Comment es-tu allé en Alabama ?

Frédéric Altmann – C’est Nall qui m’y a emmené, et qui m’a fait visiter tout le pays, nous avons rencontré énormément de gens, d’artistes noirs, plutôt pauvres, mais Nall savait que je m’intéresse depuis toujours à l’art brut, et là je n’ai pas été déçu. Je garde de ce voyage un souvenir émerveillé, car la chaleur humaine que j’ai rencontrée est exceptionnelle. J’ai même chanté dans une église, des negro spirituals, à l’office, moi, qui, enfant, avec la Manécanterie des petits Chanteurs de la Côte d’Azur, avais fait une tournée aux Etats-Unis. Et c’est d’ailleurs là que je suis devenu photographe, avec un appareil à quatre sous, pour envoyer des photos à mes parents.

Rosa Parks Montgomery bus boycott (Photo Frédéric Altmann)

Alexandre de la Salle – Dans ton livre « Photographies d’une vie », on lit que la première fois que tu as chanté en concert, en 1952, tu avais 11 ans, c’était à Vallauris, au sanatorium, un soir de Noël, et André Villers était là. C’est incroyable, les rencontres : aujourd’hui, dans mon exposition d’archives, vous cohabitez, comme vous avez cohabité dans ma galerie !

Frédéric Altmann – Oui, le monde est petit car, quarante-cinq ans après cette rencontre de hasard au sanatorium, j’ai exposé les photographies d’André Villers en Corée du Sud, et surtout André est devenu un grand ami. Mais pour en revenir à mes voyages de petit chanteur, entre 1952 et 1956, les tournées ont succédé aux tournées, en France, Belgique, Hollande, Allemagne, Luxembourg, Suisse… et puis ce fut, l’été 56, une tournée au Canada, puis à Boston et New-York. L’arrivée en autocar à New-York fut un moment intense. Je me souviens d’avoir chanté dans l’église Saint-Patrick et aussi dans le célèbre show radiophonique d’Ed Sullivan, enregistré au City Hall. Ces cent-cinquante photos du Parc Phœnix sont donc dédiées à Rosa Parks, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis dans les années 60. Et c’est en avril 2002 que mon ami artiste Nall, qui habitait Vence, m’a invité à parcourir avec lui tout le pays. La beauté des paysages, l’hospitalité des habitants m’ont enchanté. Les artistes noirs que j’ai eu l’honneur de rencontrer étaient bouleversés que quelqu’un venu de si loin s’intéresse à eux. Et aussi à Rosa Parks.

Voyage en Alabama, Nall et Betty Sue, 2000 (Photo Frédéric Altmann)


Et une histoire tout aussi magique vient d’arriver ici, car, après que Nice-Matin ait relaté le vernissage de mon exposition au Parc Phœnix, un monsieur a interpellé Nivèse dans un supermarché pour lui demander : est-ce vous qui étiez en photo dans le journal hier ? Nivèse a répondu : oui, avec mon mari, Frédéric Altmann, qui fait cet hommage à Rosa Parks dont il est question. Ce Monsieur se présente, il est le fils d’un soldat américain, noir, venu en France à l’époque du Débarquement, et d’une dame de Nancy. Et il nous précise que le soldat, son père, a dû suivre sa division, les communications étaient mauvaises, et que son père et sa mère, qui se recherchaient désespérément, n’ont pu se retrouver. Mais que sa grand-mère et sa mère avaient conservé une photo du soldat, et que lorsque l’enfant a eu sept ans, et que tous les petits copains à l’école lui ont demandé où était son père, et pourquoi il avait la peau un peu foncée, sa grand-mère et sa mère lui ont montré la photo, en lui expliquant l’histoire. Ce Monsieur a eu la gentillesse de venir à l’exposition du Parc Phœnix, avec la photo de son père, et France Delville l’a interviewé. Et il a raconté devant la caméra que, soldat lui-même, il a été envoyé aux Etats-Unis – la chance de sa vie, a-t-il dit – et que là, il a commencé à faire des recherches auprès des services de l’armée, car il avait le nom et le prénom de son père. On a fini par lui donner deux cents noms homonymes de soldats américains ayant été en France à cette époque précise, il a écrit à tous, et un seul n’a pas répondu. Il a appelé cet homme, qui était à l’hôpital, malade, ne lui disant pas pourquoi il l’appelait, mais ils prirent rendez-vous. Le lendemain, cet homme, son père, était mort. Il put retrouver l’épouse de cet homme, qui lui dit en le voyant : « Tu es le fils de mon mari », et il retrouva du même coup deux demi-sœurs, qui, en fait, possédaient le même portrait du père que le sien. Extraordinaire, non ?

Voyage en Alabama, Le Pompiste, 2000 (Photo Frédéric Altmann)

Alexandre de la Salle – Oui, cet homme est très sympathique, et il était accompagné d’un ami à lui, un américain blanc qui se souvenait très bien de l’époque où dans les toilettes, les restaurants, les écoles les Noirs et les Blancs étaient séparés… Dans le Service de Presse de ton exposition, tu as eu raison de placer un historique du combat de Rosa Louise Mac Cauley Parks, où je lis qu’elle est née le 4 février 1913 à Tuskegee, Alabama, qu’elle est morte il n’y a pas longtemps, en 2005, dans le Michigan, qu’elle était couturière, et que le Congrès américain l’a faite « Mère du Mouvement des Droits Civiques »…

Frédéric Altmann – Oui, quand je suis arrivé en Alabama, je savais peu de choses d’elle, et j’ai appris à la connaître, parce que si, maintenant, le racisme est interdit, il devait faire partie des réflexes de l’homme blanc. C’est dur à imaginer, et pourtant c’était comme ça. Et c’est très fort de la part d’un esprit révolutionnaire d’imaginer que les choses peuvent être autres. Martin Luther King a été ce révolutionnaire, mais quand elle s’est assise dans ce bus à cette place interdite, Rosa Park l’a devancé. Moi ça me donne des frissons, cette audace, qu’elle a eue, parce qu’elle ne savait pas s’il n’allait pas lui arriver malheur.

vue de l’exposition au Parc Phœnix


C’était le 1er décembre 1955, à Montgomery, elle a carrément refusé de laisser s’asseoir un Blanc à sa place, qui la réclamait. Elle a été arrêtée par la police, et on lui a demandé quinze dollars d’amende ! Elle a fait appel, et c’est là qu’un pasteur noir de 26 ans, inconnu, a lancé une campagne de boycott, Martin Luther King. Mais c’est allé très vite, quand même, parce que, le 13 novembre 1956, moins d’un an plus tard, la Cour Suprême a cassé les lois ségrégationnistes dans les bus. Dans son enfance, le grand-père de Rosa Parks montait la garde la nuit devant leur ferme au cas où des gens du Ku Klux Klan viendraient les attaquer.
A moi-même des gens en Alabama m’ont raconté qu’à une certaine époque, quand ils allaient à l’église, ils laissaient le moteur de leur voiture allumé, pour pouvoir s’enfuir plus vite… Et le Ku Klux Klan a brûlé deux des écoles où avait été Rosa Parks. Sans parler des humiliations quotidiennes. Et si dans les bus il y avait des places réservées aux Blancs et aux Noirs, les transports scolaires, eux, étaient interdits aux enfants noirs et jaunes, les enfants noirs et jaunes allaient à pied.

vue de l’exposition au Parc Phœnix


Rosa Parks est donc devenue célèbre d’un coup au moment où elle a refusé d’obéir au conducteur du bus James Blake qui lui demandait d’aller s’asseoir au fond car les quatre premiers rangs étaient réservés aux Blancs, mais si on regarde le dispositif de près, c’est hallucinant, car tout est prévu pour l’humiliation, c’est bien calculé, il y a des gens, des Blancs, qui ont réfléchi là-dessus ! Donc les Noirs pouvaient se mettre dans la zone centrale, jusqu’à ce que des Blancs en aient besoin. Ils devaient alors, soit céder leur place et aller au fond, soit quitter le bus. Mais pour aller au fond, ils devaient acheter leur billet à l’avant, et sortir du bus pour rejoindre les places du fond, c’était du Ionesco, c’était monstrueux. Et Rosa Parks n’a pas été la première à violer le règlement, d’autres l’ont fait, qui l’ont payé cher, parfois de leur vie.
Encore une chose stupéfiante, Rosa Parks a raconté qu’en 1943, le même chauffeur de bus James Blake lui avait demandé de descendre et d’entrer par la porte arrière. Mais elle avait laissé tomber son porte-monnaie, et s’était assise une seconde sur un siège réservé aux Blancs pour le récupérer. Et puis elle était descendue, pour monter à l’arrière. Et, pour la punir probablement d’avoir posé ses fesses une seconde sur un siège de Blancs, avant qu’elle ne puisse remonter, il avait redémarré ! Et elle avait dû marcher huit kilomètres sous la pluie ! Et le 1er décembre 1955, c’était toujours James Blake qui conduisait ! On ferait un film avec ça, personne ne le croirait ! La vie est un roman, souvent tragique. Mais j’avais vraiment envie de rappeler tout ça ! En Alabama, j’ai vécu un moment inoubliable.

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