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FEUILLETON : Et si l’Ecole de Nice nous était contée ? - CHAPITRE 10 : QUESTIONS DE L’ORIGINE - Jean Mas - Par France Delville pour Art Côte d’Azur

Alexandre de la Salle, fédérateur de l’Ecole de Nice, et commissaire de l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif de Vence avait annoncé une dissolution de ladite Ecole, ainsi que l’avait accomplie Pierre Restany, fédérateur du Nouveau Réalisme, aidé de ses complices, à Milan en 1970.

Jean Mas - photo François Fernandez

Dissolution de l’Ecole de Nice

La chose aura donc lieu le samedi 4 décembre 2010 à 10h30 au Musée Rétif, à coups de déclarations des artistes sur le thème, et d’une action flambante de Jean Mas sur sa « Crèche de l’Ecole de Nice » (2004), dans laquelle il a installé un certain nombre de personnages du « monde de l’Ecole de Nice ».

Monde varié et ludique composé comme il se doit d’humains, d’animaux et d’objets, associés sur le mode polysémique cher à Jean.

Ce sera donc un événement. Et qui fera écho à celui du 27 novembre 1970 que Danièle Giraudy a heureusement chroniqué en ces termes : "Entrez, entrez, messieurs dames, dans le grand cirque de Milan. Venez voir comme on emballe, flambe, poubelle, crie, expanse, feudartifice, tire, gicle, lacère. La fanfare municipale ouvre la marche".

C’est en fanfare qu’on inaugurait en effet, ce 27 novembre dernier, devant 5000 personnes, à la Rotonda della Besana, l’exposition du 10e anniversaire du Nouveau Réalisme qui regroupait les œuvres historiques, suspendues dans l’espace, du mouvement artistique européen le plus important depuis la guerre. Fondé à Paris par son théoricien Pierre Restany, le 26 octobre 1960, il groupait autour d’Yves Klein les douze artistes signataires du manifeste définissant la singularité collective, à 40 degrés au-dessus de Dada, qui les poussait vers le folklore urbain, contre la vogue de l’abstraction subjective.

Jean MAS photo Jean ferrero

Après qu’on eut ouvert le feu du souvenir à la mémoire de Klein, mort en 1962 à 34 ans, Arman distribua des mini accumulations d’ordures. Snobisme aidant, on vit des élégantes envisonnées plonger leurs mains couvertes de bagues dans les poubelles, et faire queue pour que l’artiste agrafe leur petit sac de plastique, plus réaliste que nouveau. Un peu plus tard, Christo empaquetait le monument de Victor Emmanuel le désempaquetait sur un ordre romain, réempaquetait avec philosophie celui de Léonard de Vinci, assistait, impuissant, deux jours plus tard, à sa mise à feu par un groupuscule néo fasciste suivi d’un bel happening des pompiers.

Manifs artistiques et spectacles politiques se mêlèrent encore le lendemain : pendant que gonflaient les expansions de César, les syndicats milanais défilaient, drapeau rouge en tête, et les badauds couraient des celere casqués aux morceaux colorés de polyuréthane sciés par l’artiste.

Au même endroit, Niki de Saint Phalle, blonde Barbarella de velours noir, délaissant ses nanas, avait conçu un autel reliquaire immaculé qu’elle blessait sept fois à la carabine. Un peu plus tard, le groupe gauchiste Bera 1 gagnait de vitesse Rotella et placardait sur sa palissade : Non aux démolitions, les travailleurs ont le droit d’habiter le centre, pendant que les contre manifestants peignaient en rouge : Questa non è arte, è propaganda electorale.

Coincé par son libre arbitre Rotella, écrivit tristement j’approuve et je signe, et s’en alla sous la pluie.

Mais c’est Place du Dôme que Tinguely célébra les funérailles carnavalesques de l’Histoire et de l’Actualité. Drapée de violet, La Victoire, dressée pour l’exécution capitale, se révéla au public après une longue expansion verbale, mussolinisme, de mots éclatés de Dufrêne.

Dernière Cène

Lorsque tomba le voile, une sorte d’obus doré de 5 m, flanqué à sa base de deux sphères symétriques (que les journaux du lendemain qualifièrent pudiquement d’hommage à la fécondité), cracha des fumées noires et des feux, puis un cosmonaute d’amiante embrasa la grande machine léonardesque exorcisant le passé.
Au même moment, le ciel était interrogé désespérément par Martial Raysse au moyen d’un projecteur de DCA dont le rayon X traversait l’espace vers Proxima Centauri. Dieu Merci, je suis athée devait-il expliquer le lendemain après la projection de son film Camembert extra doux, fantaisie gastronomique délirante qui servit de hors-d’œuvre à la Dernière Cène, banquet funèbre du Nouveau Réalisme ordonné par Spoerri. Nosfératu Lucullus, il avait orchestré, autour de la table papale qui revenait de droit à Restany, des répliques des productions de ses amis.

On avait le choix à la table de César entre les compressions de boudin, de fromage de tête ou de chocolat (940 kg) ; à la table d’Arman, des accumulations d’anguilles en gelée ; chez Niki, une montre cible liquide ; chez Tinguely un gâteau d’un mètre fourré de ballons de baudruche ; L’hygiène de la vision des Prisunics en pâte d’amandes chez Martial Raysse ; le monogold de Klein ; des sorbets aux fourmis ; un consommé lettriste.

Toute cette fête au son du Requiem de Mozart, œuvre préférée de Klein. Quelqu’un souffla les mille bougies, et ce fut la fin. Dans les journaux du lendemain, les Nouveaux Réalistes qui avaient envahi cette ville généreuse avaient un article beaucoup plus petit que les footballeurs et les 2 bandits capturés et un peu plus grand que le pêcheur solitaire qui avait tristement jeté, sur la même place du Dôme, tous !es poissons qu’on refusait qu’il vendît sans patente. » Danièle Giraudy.

Ecole de Nice : quelle est sa place ?

Oui, les événements qui comptent pour l’Histoire sont parfois de simples entrefilets dans la grande aventure médiatique, mais l’Histoire y retrouve paraît-il toujours ses petits, et c’est bien d’Histoire qu’il s’agit pour l’Ecole de Nice aujourd’hui, avec la question « quelle est sa place ? » En lui coupant le cou, on en fait une Reine, ce qu’elle est de par le fait qu’elle règne sur les Alpes-Maritimes depuis tant d’années, et ailleurs aussi, dixit Yves Klein qui avait bien compris son importance subversive à la suite de ce Nouveau Réalisme qui fut une véritable bombe jetée à la face de l’Europe. Ce ne sera pas la guillotine mais le bûcher, de par les œuvres de Jean Mas, qui lui avait, lui, donné sa place dans une « crèche » (c’est à Nice qu’elle a commencé à crécher, bien avant que Raymond Hains ne l’installe en sa personne (un nouveau réaliste qui aurait pu être dans l’Ecole de Nice, l’Histoire devait dormir ce jour-là) à l’Hôtel Windsor, qui, soit dit en passant, a continué de l’héberger, cette auberge espagnole.

« L’Ecole de Nice a trop duré »

Alors : « L’Ecole de Nice a trop duré » est une phrase récurrente dans la bouche de pas mal d’artistes de ladite, et Alexandre de la Salle, qui a perpétué le mouvement au fil des années, a décidé de profiter de la fin de l’exposition « Cinquante ans de l’Ecole de Nice », que Mireille et Philippe Rétif l’ont aimablement invité à organiser, pour y accomplir le même genre de rupture symbolique, le samedi 4 décembre 2010, à 11h. Rupture pas triste, mais féconde de tout l’avenir.

« L’Ecole de Nice » va flamber

Et oui « L’Ecole de Nice » elle aussi va flamber, gicler, être lacérée, finir à la poubelle, par les bons soins de Jean Mas, fondateur du « Label Ecole de Nice », et grand metteur en scène de la vie et de la mémoire des choses, grand spécialiste de leur mise en mots feudartificente emballée par leur sens lui-même, et avec laquelle il joue en virtuose, comme en boucle, comme en bulle.

C’est sa « Crèche de l’Ecole de Nice » qui va partir en fumée, œuvre inaugurée le trois janvier 2004 à la Galerie Matarasso, et qui comporte plus de cent cinquante figurines. Rassemblement que Paul Barelli intitula « crèche philosophique » lorsqu’il la vit exposée à l’Hôtel Windsor.

A la place de Jésus, un livre blanc, à la place du bœuf et de l’âne, une autruche (dont les plumes, chacun sait, ont contribué à la confection de multiples chasse-mouches ! ). Freud est présent dans la foule, ainsi bien sûr qu’Alexandre de la Salle, et Ben avec son panneau, et la Ligne indéterminée de Bernar Venet, et l’Homme de Pierre de Max Cartier, et des bouteilles de vin de Bellet etc. etc.

Saluant en mai 2010 de « Performas, 40 ans d’Art d’Attitude » d’Alain Amiel aux Editions Ovadia, Nicole Laffont titrait : « Jean Mas, agitateur d’idées depuis 40 ans ».
Car Jean Mas, j’adore cette histoire, aidait bien Ben et Annie à transporter un igloo dans la montagne en 1969, et si dans l’exposition « A propos de Nice » du Centre Pompidou en 1977 il avait déjà sa juste place, deux ans plus tard chez Ben il se livrait à la première tentative de mise sur orbite d’une cage à mouches. Nicole Laffont dit encore très justement que Jean Mas est producteur d’idées neuves et de spectacles détonants, et qu’avec lui l’histoire des idées se fait chaque jour avec un brin de folie. C’est ce qu’il va démontrer une fois de plus le quatre décembre, pour notre plus grand plaisir.

Sa petite merveille sera détruite en tant que potlatch, ordalie, sacrifice rituel, don à l’Histoire, tout ce qu’on veut, après qu’il aura goupillée, après d’autres artistes de l’Ecole de Nice, l’une de ses « déclarations » hautes en couleur et en ironie fracassante. Toujours un régal, une intervention de Jean, et sa « fin de l’Ecole de Nice » ira, crépitante, rejoindre en poussières d’étoiles celles de Robert Malaval, autre poète fou.






Dans le clip accompagnant ce texte ci-dessous et donnant un extrait d’une Performas au Mamac d’octobre 1994, le Docteur Jean Amiel qui présentait Jean Mas mentionna que celui-ci partait pour Paris afin de participer à une émission de Christophe Dechavanne, où nous aurions le plaisir de les voir arriver, lui et Dechavanne, habillés en mouche dans une cage gigantesque.

Jean Mas à la GAC pour l’exposition Fluxus, photo Frédéric Altmann

Souvenir inoubliable, car signifiant que l’humour, la dérision philosophique - un délire pansémiotique habité d’échos dont on sait à chaque fois qu’ils viennent toucher à des zones très sensibles de l’être humain face à la mort, avec sa seule solution métaphysique : le rire - peuvent être contagieux et procurer au citoyen, de temps en temps, d’épiques moments dignes de Zouc, Raymond Devos, Jacques Tati, Laurel et Hardy, et quelques autres bienfaiteurs de l’Humanité.

Dans le livre d’Alain Amiel, à peu près toutes les performances de Jean Mas sont répertoriées, et avec en exergue cette phrase de Pierre Restany sur Jean : « Par les différentes facettes de son œuvre, l’artiste apparaît d’une certaine manière comme synthétisant l’esprit de l’Ecole de Nice ». Jean Mas en reprendra des bribes dans le catalogue de l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice » au MuséeRétif.

Voici son texte :
« Chère France, cher Alexandre, cette lettre pour une meilleure vision : mise au point pour une optique. Si le critique Pierre Restany a pu dire sur ma démarche qu’elle : « … synthétise l’esprit de l’école de Nice… » c’est effectivement que d’une certaine manière (celle de la réflexion) et matière (celle de notre art), mon parcours est traversé, fécondé par ceux qui alimentent la pratique des différents acteurs. Les changements d’optique ont joué sur la « mise au point » de mon travail, j’en suis venu à me servir du « poing » pour, dans mes performances, interpeller le public et titiller mes pairs par la référence constante à la cage à mouches. Bon ! soyons plus clair : dès mes premiers contacts, des textes d’un large éventail parcourent la métaphysique et l’expression Bachelardienne. Un temps, je navigue dans une spiritualité teintée d’un Orientalisme que je découvre par la pratique d’arts martiaux et de nombreuses lectures. Après l’effervescence de l’objet et de l’indicible de l’Etre, s’ouvre à moi le champ de Support-Surface, Groupe 70… L’esprit redevient le plus haut point de la matière, le matérialisme dialectique transpire et guide notre rapport à l’histoire, à nos pratiques, de là mes premières vapeurs de colle (les colles de Nice !).

Jean Mas au vernissage du Musée Rétif le 7 juin 2010, photo Musée Rétif

Bien sûr, dans l’alliance théorie/pratique le questionnement du sens me harcèle (art scelle) par un « pourquoi ? ». La digestion s’opère en évacuant l’un (art selle), tout en optant pour une monture d’un « comment ? ». Nonobstant la question du sens (pourquoi) s’impose le comment. Un comment qui prend place avec l’étendue (l’Etant dû) à la psychanalyse, c’est-à-dire la place du sujet de l’inconscient ! Rien que ça ! Et là je m’amuse comme un fou à jouer, jongler, avec les concepts de cette discipline (comme matière). Que disent-ils, qu’écrivent-ils ceux de cette école pour qui l’art est aussi un problème, un fait philosophique, psychanalytique, voire économique ? Une nouvelle partie s’engage… Et moi dans tout ça, je prends, je gère, digère, je fais, défais des faits et d’effets qui m’habillent, je babille en alimentant ainsi la Cause de l’école ! Cause de l’école, causeries qui l’assurent d’être par ses diverses tendances, de souffler encore un savoir donné par une syncope (1), lettre c que je prends à l’école, ce « c » du savoir (sait) me laisse éole. Porté par le vent de notre histoire nous assurons le mouvement d’une pensée en œuvre par un ancrage et encrage qui contribuent à faire de notre art un point du centre du monde ! Recevez, chère France, cher Alexandre, toute mon amitié et mon soutien pour ce catalogue.
- Jean Mas
(1)  : Syncope : figure de grammaire qui retranche une lettre ou une syllabe au milieu d’un mot.

œuvres de Jean Mas au Musée Rétif
œuvres de Jean Mas au Musée Rétif

SERGE III


SERGE III nous manque et nous manquera, de par son franc-parler, son audace d’anar et sa fidélité sans faille à un « fluxus » pur et dur, un fluxus politique qu’il a peut-être inventé. En ces temps de fièvres nationalistes, sa série d’objets tricolores, y compris le Drapeau, est des plus savoureuses.

« Drapeaux pour le centenaire de Sedan 1870-1970, 1970 », catalogue « Ecole de Nice, Serge III », Z’ Editions, à l’occasion de l’exposition « Ecole de Nice : Serge III » à la Galerie d’Art contemporain des Musées de Nice (mars-avril 1988)
signé « Exemplaire original, tirage 5, 1970 »
« Le violon-urinoir » 2005, œuvre offerte par Serge III à Pierre Pinoncelli pour son premier « procès-urinoir », photo Archives Pierre Pinoncelli, œuvre présente au Musée Rétif dans l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice ».
« Cadavre de Garnier, 15 mai 1912, vue prise à la morgue », partie du triptyque présent au musée Rétif dans l’exposition « 50 ans de l’Ecole de Nice
« Pavés occitans en bois et Dame de Paveur française en bois et fer, 1976 »
« Faucille et marteau » 1970, dans le catalogue de la vente Marc Ottavi
« Prison », simple cadre, et « Drapeau français plié et rendu indépliable par la signature brodée », dans le livre « Happenings et Fluxus » de Charles Dreyfus,.

« Ils ne m’ont pas eu »

Le premier chapitre, intitulé « Du happening à la prison » du « Journal de Prison » de Serge III débute ainsi : En octobre 1966 (il s’est trompé, il a écrit 67), je suis allé à Prague avec mon ami Ben, artiste d’avant garde, sur l’invitation d’un critique d’art, Chalupecki, et d’un artiste, Knizak, qui organisaient une série de manifestations d’art moderne, happenings et Concerts Fluxus. Le jeudi 13 octobre nous jouâmes un Concert Fluxus de Ben. Le vendredi 14 un happening de Dick Higgins. Le samedi et le dimanche étant fériés il n’y eut pas de représentation. Ben, pour des raisons personnelles, partit pour Nice le samedi 15. J’organisai le happening du lundi 17 avec l’aide de Knizak et d’un de ses amis, Jan Mach. J’étais allé à Prague, avec une certaine sympathie pour les pays socialistes et nous en avions discuté tout le long de la route avec Ben. Je pensais, que, quoique maladroitement, il s’y construisait une société nouvelle, qui un jour serait un progrès par rapport à la société actuelle. Puis, par de tous petits détails, en quelques jours, je me suis aperçu qu’au contraire, ce système avait fait régresser la Tchécoslovaquie matériellement aussi bien que moralement. Des détails, tels que les jours sans viande, ou la résignation du gérant d’un club important devant le nombre d’ampoules grillées, ou encore la petite fille du Président Masaryk me montrant avec émerveillement un appareil à imprimer sur rubans plastiques. Je m’apercevais donc que des millions de gens étaient escroqués par le mythe d’un socialisme constructeur. Prague, la Ville Dorée, était devenue Prague la ville aux échafaudages où il n’y a jamais personne et qui restent des années le long des façades des maisons. J’étais dans cet état d’esprit quand nous avons organisé une petite fête chez Knizak, après mon happening. Il y avait dans la bande deux soldats, dont un est resté avec moi après le départ de toute l’équipe. Il s’était plaint, d’une part, de la triste vie que mènent les jeunes en Tchécoslovaquie, d’autre part, de la dureté du service militaire, et m’a dit que s’il avait la possibilité de partir à l’Ouest il le ferait volontiers. J’ai pris ma décision en une minute. J’ai décidé de marquer le coup de ma désillusion politique, de faire sortir ce soldat de Tchécoslovaquie et de l’exposer à la Galerie A où les artistes niçois faisaient une exposition collective. J’ai donc donné mon passeport avec le visa de sortie, des vêtements civils et un peu d’argent au soldat. J’avais remarqué qu’à la frontière, les fonctionnaires regardent très longuement les papiers et s’occupent bien moins des voyageurs. Les photos des passeports sont en général mauvaises, et bien que de vingt ans plus jeune que moi, il avait une chance de passer. Je lui dis de filer immédiatement vers la frontière, de ne voir personne de sa connaissance et, s’il était pris, de dire qu’il m’avait volé passeport et habits. J’appris par la suite qu’il était bien passé le lendemain vers midi. Malheureusement, ce petit sentimental avait eu l’idée d’aller faire ses adieux à sa petite amie, Zdenka, et de lui dire d’où il tenait habits et passeport. Le lendemain matin Zdenka alla s’informer chez Knizak et lui raconta tout. Knizak, furieux, me réveilla et je fus obligé de lui avouer toute la vérité. Ce qui fait que plusieurs personnes étaient déjà au courant de l’affaire. Je leur recommandai le silence, malheureusement je crois que tous bavardèrent et ça ne me plaisait pas du tout. Officiellement, je dis que j’avais perdu le passeport et allai en faire la déclaration au consulat français. Pour un laissez passer provisoire il me fallait une photo et je ne pus l’avoir que le lendemain. Ce qui fait que ce n’est que le vendredi 21 octobre que je pus aller à la police tchèque, avec mon laissez passer, pour y demander un visa de sortie. L’employé préposé aux étrangers fut très aimable et me dit de revenir le lendemain. Le lendemain, on me fit subir un interrogatoire assez serré sur les circonstances de la perte de mon passeport. Puis on me dit de revenir lundi. Lundi, le ton avait changé, d’autres policiers me dirent carrément qu’un homme avait passé la frontière avec mon passeport et on me fit signer un procès verbal, un protocole comme ils disent, sur mon emploi du temps à Prague. Puis ils me dirent d’aller à l’hôtel, de ne plus voir personne et de revenir les voir le lendemain matin. Malgré ça, je passai voir Knizak et juste à ce moment arrivèrent les mêmes policiers et embarquèrent Knizak après m’avoir engueulé en russe. Très démoralisé et inquiet je trouvai une chambre à l’hôtel Zlata Husa (L’Oie d’Or) et mangeai au restaurant avec peu d’appétit. Je sentais que je commençais à risquer gros. J’espérais que Knizak et les autres se tairaient et j’étais décidé à m’en tenir coûte que coûte à la version de la perte du passeport. Le mardi 25 octobre, changement de décor. Au siège de la police à la Bartolomejska je suis accueilli par un athlète jovial qui me fait monter en voiture et nous partons. Nous sortons de Prague, roulons un quart d’heure à travers la campagne, puis arrivons à un groupe de bâtiments dont l’aspect est sans équivoque : c’est une prison. Je demande ce que c’est, en russe, à mon compagnon. Il me répond : « C’est notre base ». J’appris par la suite que le mot signifiait aussi prison. Il m’amène au dernier étage et me laisse seul tout au bout d’un long couloir. J’attendis longtemps. Cette fois ça y était. Plus que jamais il ne fallait pas me laisser aller à l’énervement. Ils espéraient me tendre les nerfs en me faisant attendre. Puis, d’une des portes du couloir, on fit sortir pendant quelque secondes l’autre soldat, ami de celui que j’avais fait partir. Bon, encore un truc pour me saper les nerfs. Un type vient me demander si je parle allemand. Je lui réponds que je le parle mal. On va faire venir une interprète de français. Enfin, interrogatoire. L’athlète jovial est mon juge d’instruction. Je maintiens que j’ai perdu le passeport. Il me lit des protocoles que me traduit l’interprète. Zdenka est allée raconter toute l’affaire à la police. Elle, Knizak, Mach et Slach (l’autre soldat) sont inculpés de complicité, pour cause de non¬ dénonciation à temps du crime de fuite du soldat Martin Demjen à l’étranger. Ils m’ont tous accusé d’avoir volontairement donné mon passeport à Demjen avec force détails. Il ne me reste que deux solutions. Soit tout avouer et filer doux, soit m’en tenir à mon ignorance de toute cette histoire et à maintenir que j’avais perdu le passeport. Seulement, si je m’en tenais à cette dernière version, les autres risquaient en plus d’être accusés de complicité de vol de passeport Tant pis j’avoue. Le juge d’instruction m’inculpe immédiatement et l’interrogatoire continue. Maintenant je prends le rôle de l’ivrogne à moitié inconscient. Je raconte toute l’affaire avec le sourire et tous les détails qu’ils veulent. J’évite seulement de dire que je n’étais pas si ivre que ça, ni surtout que je l’avais fait dans une intention délibérée de sabotage. A part ça, je raconte tout, jusqu’au moindre détail. Aussi connaissant la liste des inculpés, j’évite d’en compromettre d’autres. Personne n’a rien vu, personne n’a rien su. Je garderai de rôle jusqu’à mon arrivée en France. »

Il sera échangé le 27 décembre 1967 contre un espion tchèque du nom de Zvoboda, ce qui veut dire « liberté », condamné à dix ans de prison en France. Au moment où l’avion décolla, il eut en sourire en coin, pensant : « Ils ne m’ont pas eu ».

L’E.N.C.A.S (Ecole Niçoise pour la Circulation de l’Art et des Savoirs), fondée par Jean Mas et moi, fit sa première séance à l’Artistique avec Serge III qui fut sur scène, entre autres, interrogé sur son aventure tchèque . Le rapport de l’art et du politique. Du politique considéré par Serge III comme un art Fluxus. Son interview par Michel Giroud pour Kanal en 1984 est peut-être éclairante :
« J’ai commencé avec la préhistoire (hommage au feu du Sinanthrope), pour sauter dans l’avenir avec Supercolor (publicité cinétique pour une marque de télévision). J’ai produit quelques pièces « historiques » : le véritable égouttoir de Marcel Duchamp (non pas le porte bouteille fameux car en réalité c’était un égoutoir à bouteille), le porte verre du Marcel Ducon (un sac en plastique avec des verres en carton) et « Tiratape » (tire bouchon en nissart) de Marcel Alocco : on avait donné à déboucher à Marcel Alocco une bouteille avec un bouchon cimenté (il ne le savait pas, d’où le gag historique des années 60) ; moi, j’ai débouché des bouteilles de vin pour inviter le public à boire. Puis il y eut « Filliousophie » : j’avais le livre de Filliou « Ample food for stupid thought » (copieuse nourriture pour pensée stupide), pendant que le traducteur traduisait, je pervertissais la traduction. J’ai fait « L’Aliment Mystère » de Ben, en ouvrant une splendide boîte à conserve d’où j’ai tiré un drapeau, une petite grenouille, un sifflet en céramique et diverses choses. J’ai terminé par des pièces transformées de Paik ; il avait fait « Zen for head » en trempant la tête dans de la peinture et en traçant un trait avec sa tête sur un papier. Son autre pièce c’était de prendre un seau d’eau et de se le renverser sur la tête. J’ai mélangé les deux : j’ai rempli de peinture verte un chapeau melon et je l’ai renversé sur ma tête ! Pour finir j’ai inversé la pièce de Paik pour violon ; il prenait un violon, le levait très doucement et brusquement le faisait éclater en mille morceaux sur une table. J’ai fait le contraire : j’ai cassé la table avec un violon « préparé », en fer ! C’est ça Fluxus, du gag subtil qui transforme notre vision stéréotypée. La culture du gag devrait se généraliser ».

Et Jacques Lepage, dans « Opus International », numéro spécial Art Sociologique, 1975, écrit : « Profondément conscient du monde concentrationnaire où certains vivent, où d’autres atteignent, qui nous guette tous, Serge III ne réagit pas par l’image anecdotique, lyrique, emblématique. Comme dans ses « prisons » il encage le sens figuratif, occulte la signification effective derrière une représentation. Cette absence de références ponctuelles à l’histoire conforte singulièrement la teneur implicite de l’œuvre. Ici intervient la double lecture nécessaire au décodage des travaux de Serge III. L’apparente provocation qu’ils prodiguent, des panneaux aux couleurs francaises timbrées de croix gammés, d’étoiles juives, de symboles lourds de charges affectives, aux arrêtés de la Commune de Paris sous barbelés, peut dissimuler leur sens. Celui qui s’écrit en filigrane derrière l’accident qui nous assaille, qui est la doulou¬reuse protestation d’un homme libre contre l’usage que la société fait de la coercition pour le réduire, pour rédui¬re l’espèce humaine, comme les Jivaros « réduisent » une tête.
L’œuvre de Serge III prend place dans l’ensemble des contestations qui refusent les servages de quel¬que horizon qu’ils viennent. Elle le fait par les moyens d’objets, donnés à voir, dont l’originalité, comme le sérieux, lui assurent une place dont l’importance n’est plus à dire ».

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