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CHAPITRE 16 (Part V) : Chronique d’un galeriste

Et c’est, en mai 2007, à la galerie Alexandra Martin-Blasselle, 4, Rue du Congrès, à Nice une exposition Serge Dorigny que j’organise avec l’assentiment d’Alexandra pour la sortie du livre « Sur un fil du temps », dessins de Serge Dorigny, haï-kaï de Okashi Tôri, traduction Ako Ito.

Un vol d’oiseaux éphémère

Dans « les Petites Affiches » du 27 avril au 3 mai 2007, Marie Claudel commentait l’exposition sous le titre « Un vol d’oiseaux éphémère » :
Amateur d’art, Alexandre de La Salle l’est sur tous les plans. Il a d’ailleurs présidé à l’organisation de l’exposition temporaire en cours jusqu’au 31 mai à la galerie, intitulée « Sur un fil du temps », et présentant une série de dessins de Serge Dorigny. Accrochés de part et d’autre, entre les statuettes et autres masques, comme flottant entre deux eaux, des dessins à la mine de plomb se font écho les uns aux autres. Minimalistes et sur papier blanc, dans le plus pur dépouillement, des oiseaux prennent place sur ces petites fenêtres encadrées. Au total, une quarantaine de dessins, datant de 2004, et qui semblent avoir capté le temps d’une seconde l’état d’esprit de l’artiste entre les becs des volatiles. Formes géométriques ou au contraire réalistes, ces oiseaux-là ne se ressemblent pas. Le trait est fin, net, délicat, presque fragile. Aussi fragiles et éphémères que les haï-kaï, ces poèmes japonais en trois vers qui saisissent l’air du temps avant que celui ci ne s’échappe définitivement. C’est d’ailleurs tout naturellement que Serge Dorigny et Okashi Tôri, auteur de haï-kaï, ont édité un recueil commun, fait de reproductions de dessins et de traductions de haï-kaï. Cet ouvrage est à voir à la galerie d’Alexandra Martin Blasselle, et comme sa substantifique moelle, doit être saisi dans l’instant sous peine de disparition à jamais... (Marie Claudel)
Et comme l’exposition des dessins se tenait au sein d’une exposition de masques africains, Marie Claudel n’a pas manqué de faire un sort à sa remarquable présentatrice, Alexandre Martin-Blasselle, amoureuse de l’art africain, connaisseur raffiné, et amie très chère.

Page des « Petites Affiches » sur Alexandra Martin-Blasselle, Alexandre de la Salle et Serge Dorigny

« Immersion entre ciel et terre à la Galerie Alexandra Martin-Blasselle à Nice »

était le titre donné par Marie Claudel, et la citation de son texte me paraît un hommage nécessaire à celle dont le départ de Nice sous d’autres cieux a privé cette ville d’un atout artistique majeur : … Ayant vécu près de trente ans en Côte d’Ivoire dans une vie antérieure, cette élégante galeriste a fait le choix de se consacrer à l’art traditionnel et rituel qu’elle a malheureusement vu dépérir pendant ses années ivoiriennes. Détentrice aujourd’hui d’un carnet d’adresses hors pair recensant les plus grands collectionneurs d’art premier à travers le monde, elle se plaît à réunir entre les murs blancs de sa galerie, rue du Congrès à Nice, les témoignages du puissant sens créatif des pays d’Afrique de l’ouest à travers les époques. Masques, statuettes, représentations symboliques... Toutes les pièces qu’elle a su racheter aux collection-neurs qu’elle contacte régulièrement ont servi lors le différents rituels et ont traversé les âges en passant parfois dans la clandestinité, interdits par les pouvoirs publics. Plusieurs tribus se côtoient dès lors grâce à Alexandra Martin Blasselle : Baoulé et Dan de Côte d’Ivoire, Bambara du Mali, Lobi du Burkina Faso, Nok du Nigéria...
« Entre ces terres cuites qui ont plus de deux mille ans et ces masques du XlXe siècle, le point commun est que ces objets ont eu un rôle dans la société africaine. Ils ont été craints, vénérés et respectés. C’est ce qui leur donne tant de valeur », confie Alexandra Martin Blasselle. Une valeur qui n’a pas de prix aux yeux des collectionneurs… » (Marie Claudel)

Dessins de Serge Dorigny dans le livre « Sur un fil du temps » (2007)

Les statues qui traînent un peu partout chez moi sont plus de témoins que des exemples (Pablo Picasso)

Mais je voudrais insister sur le rapport de l’œuvre de Serge Dorigny avec l’art africain, qui l’a fait si bien cohabiter avec celui-ci durant l’exposition. Il me semble que Serge a mis en place, de la même façon que les artistes anonymes d’Afrique, ce que Pablo Picasso a si admirablement décrit : « Pour moi ces masques n’étaient pas seulement des œuvres plastiques… ils étaient des objets magiques… les intercesseurs d’esprits inconnus et menaçants… Ils étaient des armes empêchant les individus d’être possédés par les esprits et leur permettre de s’en libérer ». (Pablo Picasso)
En Occident les esprits menaçants s’appellent schizophrénie, psychose, et Serge ne cache pas que son œuvre traite son angoisse. Traite de son angoisse ? Avec son ton très en retrait, le doute qui berce ses phrases, ses hésitations comme mode philosophique… il attribue à ses œuvres, « ses enfants » comme il dit, un rôle de thérapeutes, et, pourquoi pas de démiurges dérisoires ? Dérisoires et grandioses, pour moi. Et là encore Picasso a tout compris de la « présence » incroyable des statues « nègres »… : « Les statues qui traînent un peu partout chez moi sont plus des témoins que des exemples » (Pablo Picasso) Des témoins ! Magnifique !

Dessins de Serge Dorigny dans le livre « Sur un fil du temps » (2007)

Et c’est sans doute pour cela que l’art brut réclame parfois Serge Dorigny. Moi je l’ai aussi saisi par son côté géométrique… et, bien sûr, poétique… comme les surréalistes savaient l’être, comme Michaux savait l’être, en décryptant des formes étrangères dans les objets usuels, même réduits à l’état de déchets. Et surtout j’aime son écriture dans l’écriture, une sorte d’écriture automatique permanente et avec le sens nécessaire de la mise en ordre jusqu’à l’abstractisation, jusqu’au signe. Les pommes de pin lui font signe, alors il leur invente une expression. Inventer au sens de découvrir. Il leur dévoile une vie à eux, à ces bouchons, à ces talons de chaussures de dames égarés. Presque jusqu’à l’hallucination, mais sans autre hallucinogène qu’un savoir sur la mystérieuse écriture du monde. C’est cela, l’œuvre de Serge. Mais je comprends que les matières, « brutes », et aussi leur utilisation « singulière », hors des normes des grands mouvements historiques, fasse parfois entrer Serge Dorigny dans ce qui, malgré tout, est devenu un mouvement à lui tout seul, ce qu’on appelle l’art brut. Serge a dans sa bibliothèque un livre de Prinzhorn, le psychiatre qui a fait reconnaître le travail des « fous » comme un art à part entière. C’est intéressant que Serge se dise schizophrène, il ne l’est pas bien sûr, mais comme il a su saisir en lui-même, et accepter, la dimension du trouble du rapport au monde de tout un chacun, et en faire un outil d’investigation. En toute spontanéité, peut-être même en une sorte de « transe »… mais jamais il n’ira jusqu’à employer des mots si violents. Son approche est une patte de velours, une chose chuchotée, un geste millimétré, et qui donne ces « êtres » subtils, silencieux, et pourtant porteurs de toute une présence interrogative sur la vie, la mort, l’amour, la peur, la timidité, le clair-obscur, l’ambivalence, la mélancolie aussi bien que l’humour.

Dessins de Serge Dorigny dans le livre « Sur un fil du temps » (2007)

Pour une esthétique du raffinement

Et, sous le titre « Pour une esthétique du raffinement », ce texte de France Delville parut dans le Patriote du 18/5 au 24/5 2007, en voici des extraits :
Comme dans « Le langage des oiseaux » du poète Soufi Farîd al Din Attâr, où les oiseaux qui se cherchent un roi voient apparaître Simorgh, l’oiseau « proche de nous et dont nous sommes éloignés », qui les entraîne dans un voyage initiatique. Au terme de la stupeur et de l’anéantissement, Simorgh, « les trente oiseaux », qui vont se voir eux mêmes comme la seule réalité du monde. Le monde est un miroir. Et, au delà des contes universels, l’art n’est il pas, pour chacun, initiation ?

Pour Serge Dorigny ? Des arrêts sur image de la multiplicité énigmatique ? Les haï-kaï d’Okashi Tôri, accompagnant l’épopée volatile, le confirment :

Mouettes vols surplace
Palmiers immobilité
Mer considérable

ou

Se mettre en danger
libération par l’exil
la juste distance

Car le haï-kaï aussi est un arrêt sur image, ou plutôt une saisie infinitésimale, comme chez Zénon d’Elée. Un présent réduit à l’être, à la vision, à la sensation. Etre là.
Parmi les milliers de haï-kaï d’Okashi Tôri on peut trouver ce qui pourrait être pris comme une définition du genre :

Mémoire plus longue
pour toi qui lisses le verbe
tu le gardes il fuit

Haï-kaï comme trace effleurée de l’opération intérieure par laquelle quelque chose du monde est capté, mais dirige avant tout vers le lieu où s’élabore l’expression, comme on presse un fruit. Mémoire : possibilité d’incision dans une tablette non pas à jamais fraîche, mais qui doit le rester si l’individu veut vivre dans un inaugural incessant. C’est une illusion assez partagée que l’existence d’un œil, d’une bouche, d’une oreille, engendre¬rait ipso facto de la présence au monde. (…) Une pensée qui se voit se penser au risque du vertige est celle d’Okashi Tôri, par cette langue inventée, au delà de toute tradition. Forme toujours nouvelle car simple fruit du tempo interne, et que le poète, un jour, reconnaît.

Dessins de Serge Dorigny dans le livre « Sur un fil du temps » (2007)

Au sens platonicien ? Pourquoi pas. L’invisible n’est mystérieux que d’être en attente. Lorsqu’il advient, on sait que l’on savait. Ainsi le poème lorsqu’il est livré. La rythmique singulière, telle un vol d’abeilles, vient ordonner le Kaos, comme dit Okashi Tôri. L’art est toujours géométrique, mesure de la Terre, ainsi les oiseaux sur un fil du temps, ainsi les haï kaï qui les accompagnent comme la viole de gambe sertit le clavecin :

La mouette d’airain
sa trace inscrite où elle est
sextant infaillible.

Comme si Okashi Tôri avait reconnu dans l’œuvre de Serge Dorigny cette obsession du Temps, ce glas du jour qui fait l’enfant nostalgique. Heureuse sidération, puisqu’elle permet de soutenir, à longueur d’œuvre, que la vie est dans le subliminal. De la viole de gambe, du clavecin, et réciproquement. Deux en battements d’ailes vibrant là haut, où hurle le mistral sans rien détruire, seulement offrir ses intenses couleurs à l’esthétique suprême...

Ce jeune homme qu’il est beau
le voilà qui part au galop
à travers le grand monde vide

est le début de l’un des plus anciens poèmes japonais.

France Delville

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