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CHAPITRE 16 (Part II) : Chronique d’un galeriste

Pour parler de Serge Dorigny il est difficile de ne pas passer par la question de la « folie ». Je ne crois pas que Serge soit fou, je le dis tout de suite, mais… le monde est si nécessairement fou, n’est-ce pas, selon Blaise Pascal… Serge est manifestement intéressé par la poésie, il est lui-même à mes yeux un « poète plastique »… et il se dit schizophrène. On pourrait penser que c’est une élégance, mais je crois qu’il aime mettre ce mot sur son malaise existentiel, pour en donner la mesure, et du côté de la vérité qui dérange. L’art comme vérité qui dérange… Il y a dans sa bibliothèque un livre sur Hans Prinzhorn (1886-1993), le psychiatre qui le premier a perçu la valeur de « l’art psychopathologique » comme il l’appelait, et dont les travaux ont paru en 1922 dans son livre « Expressions de la Folie », livre qui fut important à divers titres pour Paul Klee, les Surréalistes, Jean Dubuffet… Serge aime beaucoup Paul Klee, ne se cache pas de l’influence des surréalistes, et participe parfois à des expositions d’art brut. Mais le surréalisme, ce fut aussi un retour à la magie, aux rituels… au nom d’un archaïque régénérateur d’une civilisation oublieuse de racines. Au nom d’un retour aux sources. L’art nègre viendra entre autres pourvoir à cela. Et Serge, dans son immense sensibilité sera aussi amateur d’arts premiers.

Machine célibataire de Serge Dorigny

Fécondité ou solitude ?

Mais la machine célibataire, au contraire de l’art tribal qui parle principalement de fécondité, vient métaphoriser cette angoisse et ce sentiment de solitude (« Le concept d’angoisse » de Søren Kierkegaard paraît en 1844) qui sont peut-être la marque du monde contemporain si on le compte à partir de la naissance de l’ère industrielle. La présence de la machine, son expansion, sa prise de pouvoir presque, interrogent sérieusement l’humain. Machine qui, dans sa perfection de robot, rend encore plus saisissante la faille humaine. Michel Carrouges, autre auteur très apprécié de Serge Dorigny, écrit, dans « Les machines célibataires » (Editions Arcanes, 1954) : « Le drame de la machine célibataire n’est pas celui de l’être qui vit totalement seul, mais celui de la créature qui s’approche indéfiniment près d’une créature de l’autre sexe sans parvenir à vraiment la rejoindre. Ce n’est pas la chasteté qui est en cause, tout au contraire, c’est le conflit de deux passions érotiques qui se juxtaposent et s’exaspèrent sans pouvoir parvenir au point de fusion. Kafka démontre dans sa Correspondance son incapacité à rejoindre Milena ou Felice, à se marier.
Alors est-ce tout le travail de Serge Dorigny – au-delà même de ses chars sans moteur, chars immobiles, chars stériles d’un quelconque mouvement - tout son travail sans exception ne serait pas une promenade autour d’un Sujet de l’Impossible ?

Machine célibataire de Serge Dorigny

Interdiction de rouler

En 2003, dans un texte intitulé « Interdiction de faire rouler », il s’explique :
Malgré la roue qui exprime le mouvement, mes machines ne sont pas faites pour bouger : elles ne participent donc pas de l’art cinétique mais plutôt d’un art abstrait géométrique à trois dimensions, plutôt monochrome et quelque peu minimal.
Posées sur leur support, elles sont immobiles, solitaires et introverties.
Célibataires, elles recherchent des occurrences égoïstes et l’idée de filiation leur est étrangère : elles ne se reproduisent donc pas.
Ce sont, alternativement et tout à la fois, des prototypes, des corps sans organe, des objets roulants non identifiés.
Simplement, elles suggèrent un déplacement. Forme et mouvement sont liés de façon symbolique : immanence de la forme, transcendance du mouvement, et si parfois je les nomme « ladies accelerators », c’est par humour et dérision.
Quant à mes dessins, le plus souvent impavides, ils s’en détournent avec une désinvolture à peine dissimulée : leur rapport aux machines est le plus souvent sans lien réel et dénué de démonstrations véritablement affirmées.
(Serge Dorigny février 2003)

« La classe morte » dans le catalogue de la 20ème Exposition d’Art Singulier à Nice Falicon

Pour une minuscule phénoménologie icarienne

Sur l’oiseau, sur son aspect tout aussi peu opérationnel, en 2004 Serge donne des indications dans un texte qui a pour titre « Drôles d’oiseaux », et pour sous-titre : « Pour une minuscule phénoménologie icarienne », et qui sera la préface du livre « Sur un fil du temps » (Editions l’Image et la Parole) :
Pour tout un chacun, l’oiseau est d’abord un objet volant, plus précisément un animal doué de la faculté de voler, mais pour moi, en tant que dessinateur, il représente avant tout et dans l’ordre : un bec, des yeux (un œil), des pattes, puis enfin, des ailes, mais simplement pour mémoire et presque comme un attribut superfétatoire : on ne le voit pas ou très rarement voler, l’ornithologie ne le concerne pas et son occurrence plastique se déploie dans une expressivité qui lui confère un tour plus humain, mélancolique et humoristique, voire comique.
« Shadok » qui pompe on ne sait trop quoi pour tromper son angoisse et son ennui, il arpente le sol de façon claudicante et dubitative en inventant des jeux dérisoires et inutiles.
Sans doute, et on l’imagine aisément, dure à dû être sa chute, et plus encore sa rechute... et je subodore, mais c’est une opinion personnelle, qu’il voudrait bien de temps en temps, nous clouer le bec.
(Serge Dorigny, 6 Mai 2004)

Sculptures de Serge Dorigny

En 2003, à La Coupole de La Gaude, France Delville avait organisé une exposition de dessins intitulée « Plis sur plis », avec quatre dessinateurs : Serge Dorigny, Sonia Grdovic, Sylvie Osinski, Marc-Olivier Vignon. Sur Serge, elle avait écrit dans la plaquette :
Serge Dorigny, ultime héros de Raymond Roussel avec ses Machines Célibataires, celles qui, ne roulant pas, semblent un hommage à l’inertie et au silence. Coelebs signifie aimant à être seul, du sanskrit eka : un. Solitude comme écrin des apparitions, pour libérer l’inquiétante étrangeté ? Errance paradoxale, puisque rythmée par les plus grandes réussites de l’image et du son, toutes voluptés recommandées par l’Art... Les dessins présentés ici, qui ont ouvert le monde plastique de Serge Dorigny, furent marqués par le jazz de Django Reinhardt, le cubisme de Jacques Villon et de Picasso, l’intériorité de Klee... Sa figure du « Scribe », au fusain, inaugure le monde intuitif qu’au sanatorium l’autodidacte commença à inventorier, sous une forme dite « schizophrénique », introversion et automatisme dirigés puisant dans les strates les plus souterraines... Une familiarité avec Michaux et Kafka n’est pas pour nous surprendre, ici aussi la question du réel se pose, dans un vertige, l’objet est posé sur la frontière du sens, prêt à basculer, et le visage humain est sombre, noirci d’ombre, menacé par les métamorphoses. Une vibration toute subliminale entraîne les formes du côté de l’alchimie pour une traversée frissonnante du monde, une remontée à la source du bateau ivre, fleuves impassibles et haleurs abandonnés… (France Delville)

Sculptures de Serge Dorigny

De bric et de broc

De bric et de broc, toute cette colonie de petits êtres aléatoires alignés comme dans des classes perdues à jamais, ou disposés dans des cirques où ils tentent soit de voler soit de faire rire avant qu’il ne soit trop tard, n’exprime-t-elle pas l’incapacité à vivre, à faire partie, à réussir… Réussir quoi… ? Le monde imaginaire de Serge semble exclure l’idée de réussite, mais déployer plutôt une sorte d’immobilisme, et même d’entropie. La mort le traverse, non comme une chose tragique, mais comme une chose dérisoire. A ceci près que les objets premiers, les objets trouvés, empilés, sont plutôt du côté du grotesque, et que ce qu’il en fait atteint à une élégance, une rigueur sans pareille. C’est une alchimie très étrange.
Dans l’interview que nous lui avons faite, il explique que philosophiquement le chaos et l’organisation cohabitent dans l’univers. Et dans un texte manuscrit qu’il a écrit sur son « méli-mélo », il prononce même le terme de « rédemption » :
Des rayonnages conçus pour un autre usage (rangement de livres, disques) subirent de mon fait une agression insolite faite d’objets disparates : objets trouvés, objets confectionnés ou bricolés, le tout mêlé en un innommable bric-à-brac qui, malgré la surface réduite, voudrait se déployer indéfiniment ; une sorte d’équivalent de la table schizophrénique d’Henri Michaux en somme !
Malgré quelques aléatoires ajouts et modifications, les objets demeurent en souffrance, attendant une improbable rédemption, qui les ferait participer à une composition aboutie et que l’on pourrait appeler une œuvre par exemple.
Mais cela arrive si rarement, et la lointaine volonté (Paul Klee) si parcimonieuse que cela semble tenir davantage du miracle que d’une pure volonté humaine, en l’occurrence la mienne (SD)

(A suivre)

- Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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