| Retour

CHAPITRE 11 (Part V) : Chronique d’un galeriste

Alexandre de la Salle livre aujourd’hui la dernière partie de son chapitre...

Bob Guiny

Bob Guiny savait tout faire, peindre, écrire, il connaissait l’histoire de l’art, la littérature, il dominait les techniques, et avait la même distance que Gérard, pour pouvoir se livrer à sa fantaisie. Sa technique, ses connaissances, sa virtuosité, et son humour ont pu être au service d’une œuvre elle aussi un peu méconnue. Alors ces Abandons qui accompagnèrent les sculptures de Gérard Morot-Sir en juin-juillet 1980 dans ma galerie de Saint-Paul, voilà ce que j’en ai écrit pour le « Paradoxe d’Alexandre » : « Ces abandons eurent toute la saveur de l’intrusion d’un autre Temps, passé, mythifié, dans l’orbe actuelle du temps. Temps immobile, fossilisé, où rien n’advient plus que d’un rêve, d’un souvenir à peine survenu, de traces en voie de disparition, voix éteintes, regards absentés, d’un au-delà de la glace sans tain, temps où plus ne tinte que la mémoire affligée d’un heureux strabisme, du survivant incrédule descendu du mur, entraînant avec lui des particules de plâtre, des traces de peinture, et des effluves sans nom où le stupre même, délavé par le temps, n’est plus que chose sans odeur. Oui, abandons, et, pour le spectateur abandonné l’ombre de l’ombre d’en-temps qui têtument flotte encore ». (Alexandre de la Salle, 1999)

De quoi s’agissait-il ? D’un montage poétique et plastique dont il m’écrivit un raccourci en 2000 : « De l’histoire au fantasme par la rencontre de Georges bataille, ou la mise en image de Madame Edwarda sur le chemin de l’imaginaire : fresques de bordel, objets oubliés… »

Robert Guiny fin des années 1980 ©DR

My dear Bob

Et dans l’invitation de l’exposition Abandons, le scénario est inscrit sous la forme de deux lettres d’Edwarda, l’une à « My dear Bob », de Paris, 26 avril 1928 (la vraie), et l’autre d’Orléans, 1946, à « Mon vieux Guiny ». Ce n’est pas drôle, « Bob » Guiny qui se sent interpellé et qui répond à Edwarda, à Bataille, et au sauvetage de ce qu’il y avait de si esthétique dans les maisons closes depuis l’Antiquité, leur côté initiatique peut-être, en tout cas pour Bataille… et donc il y a une troisième lettre, du directeur commercial de la SOciété DEmolition REcupération BAtiment, Monsieur A. Buguet. Réponse aussi au peintre Hans Bellmer qui avait illustré la première édition de Madame Edwarda je crois. Tout se rejoint ainsi, et se poursuit surtout. Mais A. Buguet c’est un drôle de jeux de mots aussi, que sans doute Bob n’a pas prévu : cette exposition comme un « bug », un grain de sable qui vient faire patiner l’histoire, glisser sur une peau de banane, comme doit le faire la poésie. Alors ces lettres :
Paris, 26 avril 1928. My dear Bob . Déjà six mois que tu es retourné dans ton pays de brumes. Depuis, aucune nouvelle. Pourtant je sais que tu es revenu plusieurs fois à Paris (c’est l’abbé C. qui me
l’a dit). Me bouderais-tu ?.. ou as-tu oublié le chemin de la Porte St Denis ? Nous parlons parfois de toi avec un certain chauffeur de taxi, devenu depuis un certain soir un fidèle pèlerin « des Glaces ». Au fait, tu auras des surprises lors de ton prochain passage : le salon mauresque est totalement transformé. Ton copain Eric est en train de le décorer de dessins à sa manière ; c’est drôlement bien et ça plaît aux clients ! (ça leur donne aussi des idées…). Pourquoi ne proposerais-tu pas la même chose, dans ton style, pour le salon tango. Tu passerais quelques semaines avec nous et on ferait la
Fête ! Tu avais raison pour le Mandarin, ça rend fou plus vite que le Pernod. Quelquefois j’en ai marre ; d’autres fois, j’attends le suivant. Et si c’était toi, bientôt ? Edwarda »

Affiche de l’exposition « Abandons » Galerie Alexandre de la Salle (1980) ©DR

Et la seconde, d’Orléans, le 17 décembre 1946, Edwarda qui écrit :
« Mon cher Guiny. Quelle tristesse ! Cet hiver est glacial ; Orléans est un trou démoli et sinistre. Georges est gentil, mais pas marrant ! Il passa sa vie dans ses vieux bouquins. Depuis cette saloperie de loi, il m’a installée chez lui… en attendant. En attendat quoi ? Je m’emmerde ici parmi ces peaux de curés ! Quand je pense qu’ils vont transformer « les Glaces » en foyer d’étudiants ou en centre d’accueil social Y a de quoi se bidoner ! Ils n’avaient qu’à récupérer les couvents et nous fiche la paix ! Téléphone à René avant le réveillon ; il doit venir avec la bande (s’il y a de l’essence pour la traction) et ça me ferait sacrément plaisir que tu sois dans le coup ; Simone sera là… Un verre de larmes pour toi. Edwarda. PS : Renseigne-toi auprès des amis pour mon retour. Je ne suis pas à la retraite et j’ai pas l’intention de moisir ici comme une nonne ».

C’est incroyablement drôle mais aussi très subversif : le 13 avril 46 Marthe Richard a fait fermer les maisons closes, et Edwarda est réfugiée chez Georges (Bataille) !
Et donc, la SOciété DEmolition REcupération BAtiment, sous la plume du directeur commercial A. Buguet, écrit à Bob Guiny, de Paris, 8 septembre 1978 : « Monsieur. Nous avons eu vos ccordonnées par notre ami commun Pierre Angélique qui nous recommande de vous annoncer l’adjudication de démolition que notre société vient d’obtenir pour un ancien « établissement » de la rue Blondel : « Les Glaces ». Nous allons procéder à l’abattage complet des murs et cloisons intérieurs d’ici à un mois. Si, comme nous le pensons, vous êtes intéressé par la récupération de fragments de décorations murales, nous vous prions de vous mettre en rapport avec nos bureaux. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de notre sincère considération. Le directeur Commercial A. BUGUET ».

Vestiges et guenilles, tiré à part rehaussé à la main (juin 1980) ©DR

Et bien sûr, tout le monde l’a compris, les « Traces d’abandon » exposées chez moi en juin 1980, ce sont ces fresques récupérées virtuellement par Robert Guiny, l’un des plus éminents participants à la création dans les Alpes-Maritimes. Ce qui est émouvant, c’est que sa culture artistique lui permet de donner un pendant surréaliste à la déposition des fresques romaines déplacées dans les musées, comme le mentionne Avida Ripolin en 2000. Tout est très intelligent, dans cette histoire, et si magnifiquement fait.

L’œuvre comme réponse à une adjudication ?

Avida Ripolin avait écrit un texte sur les « Abandons » pour le
« Paradoxe d’Alexandre » : « L’œuvre s’enroule selon des méthodes agricoles bien à elle, style lierre, autour d’une bribe, d’un simple écho, mais jaillissant de toute la puissance du printemps : ici la fermeture d’une maison close (pas n’importe laquelle, celle de Mme Edwarda... vraie et fausse à la fois, comme tout morceau choisi de rêve emporté dans la fantasia de la littérature)... et voici comment l’artiste s’invite dans une histoire qui n’était pas la sienne mais le devient absolument. Paris, 26 avril 1928, My dear Bob, écrit Edwarda, écrit Bob à la rencontre d’Edwarda, par l’entremise d’une société de démolition qui lui propose (le rêve fracasse les murs du bordel, à moins que ce ne soit l’inverse !) de récupérer des fragments de décorations murales... Le salon mauresque est totalement transformé, précise Edwarda à my dear Bob, ton copain Eric est en train de le décorer, et pourquoi ne proposerais-tu pas la même chose, dans ton style, pour le salon tango... Le talent de Guiny consiste ici à mettre à jour la demande préalable qui déclenche l’œuvre. Œuvre/ réponse, adjudication en quelque sorte, adjuration. Conjuration ?
Et Abandons de quoi ? S’abandonner d’abord au vieux fantasme d’un lieu clos sur lui-même, ce qui pourrait être la définition du fantasme, cette prison dorée ?

ô saisons, ô salon, âbandons, tiré à part rehaussé à la main (1980) ©DR

Ou bien regrets qu’aient été abandonnés les lieux où Georges Bataille mit en scène les démêlés de la vie avec l’amour à mort, l’amour mort... Je m’emmerde ici parmi ces peaux de curé, déclare Edwarda à dear Bob, ils n’avaient qu’à récupérer les couvents et nous fiche la paix ! La Maison de Livie a bien été transportée dans un musée italien, on décolle la fresque, on l’emporte comme une peau de l’Histoire, et la présence sexuée d’hommes et de femmes vient rappeler les dessous de la vie, affriolants ou pudiques. Second degré pour de fausses fresques qui donnent de faux tableaux, dans une fausse histoire, au prix de la peinture. Mais alors, comme un retour à Lascaux, à un pariétal subtil que la pudeur évita, et que Guiny ose, avec un éclat de rire. C’est pourquoi sans doute il nous avait envoyé cette photo de lui, emblématique.

Abandons, mais encore…

Mais Michel Gaudet, dans la rubrique « Arts Plastiques » de son journal, et sous le titre La peinture à Saint-Paul de Vence, Guiny  :
« Abandons » mais encore… parla d’humour grave, et de ce qui donne à réfléchir. Il avait raison. Voilà son texte :
« La réunion chez de la Salle d’une peintre et d’un sculpteur, Guiny et Morot-Sir, semble être le fruit d’une collaboration spirituelle. En fait les démarches sont indépendantes mais s’harmonisent parfaitement.
Théoriquement, les fresques de Guiny représentent le décor d’une maison close de Paris : les « Glaces » que la loi de Marthe Richard voue à la démolition, et le directeur commercial de la société de récupération, le Sodereba (Société DÉmolition RÉcupération du BÁtiment) propose à l’artiste de conserver les panneaux. Ainsi, scrupuleusement travaillés en plâtre comme dans la réalité, un peu fendillés, un peu ternis, parfois nantis de vestiges d’objets usuels, étagères, cordes à linge, nous sont proposées en sanguines de charmantes suggestions érotiques 1900, fesses, bas à jarretelles, torses corsetés, toutes scènes discrètes, légèrement pompéiennes qui, malgré l’immoralité des maisons closes, ont le charme nostalgique et désuet des splendeurs déchues de la trompeuse Belle Epoque. De l’esprit, une technique remarquable et finalement humour grave… une ambiance curieuse donnant à réfléchir… entre le rejet et la complicité. (Michel Gaudet, 1980).

Fresque de la maison Edwarda ©DR

Hommage à Méliès

En 1970, l’année où en août j’expose les Paravents, événement
« organisé par Ben, raconte Ben dans A propos de Nice avec Erebo, Filliou, Brecht, Oldenbourg, Flexner, Takako, parmi les Niçois, John Gibson dit : C’est la meilleure exposition que j’ai vue cette année-là… »
En 1970, Bob Guiny fait un film de 8mm qui est un Hommage à Méliès avec George Brecht et Robert Filliou. Guiny ne fait pas partie de l’Ecole de Nice mais il l’a croisée. Ce qui lui est complètement égal. Mais c’est cette arborescence qui m’intéresse.

Pour accéder à la 1e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 2e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 3e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 4e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...

Artiste(s)