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CHAPITRE 11 (Part IV) : Chronique d’un galeriste

Retrouvez cette semaine la quatrième partie de la chronique d’Alexandre de la Salle...

Gérard Morot-Sir

L’été 1980, j’ai réalisé une curieuse exposition, comme l’a heureusement noté Michel Gaudet qui a fait un extraordinaire travail de fixation des événements dans le journal « Patriote » depuis le début des années 60, il a démarré je crois en même temps que j’ouvrais ma galerie. En dehors du fait de construire sa propre œuvre, Michel a ouvert une académie de dessin, écrit des textes pour des revues et catalogues, tenu une chronique hebdomadaire dans le journal que je viens de citer, tenu la « Maison des Artistes » au Haut-de-Cagnes, et réunir tout son savoir, et l’offrir, dans des conférences très appréciées.

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Quel investissement, quelle passion de l’art ! Tout cela pour dire que si je n’avais pas retrouvé l’article de Michel sur Morot-Sir et Guiny dans la rubrique « Arts Plastiques », sous le titre « La peinture à Saint-Paul-de-Vence », il m’aurait manqué, pour me remémorer l’installation assez saisissante des sculptures de Gérard Morot-Sir et de Bob Guiny en juin 1980, les sensations qui traversent son texte. C’était du 6 juin au 1er juillet 1980, objets-sculptures de Morot-Sir faisant irruption, comme dans un viol, porteurs d’oripeaux, de signes, d’obsessions, magnifiés par les détails, les artifices, d’une somptueuse matière. Ouverture aussi. D’une certaine façon vers les ailes noires du mortifère. Quand je lui ai demandé un texte pour le « Paradoxe d’Alexandre », puisqu’évidemment il faisait partie de mon exposition récapitulatrice en 2000, il a seulement écrit :
« Il s’agit d’un temps très ancien, c’est aux autres de faire de l’archéologie... je est un autre..." (Morot-Sir, avril 2000).

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C’est bien de lui, il était très détaché. Très doué, très habité. Je pourrais peut-être dire : très doué, donc très détaché. Je crois que ce qui lui importait, c’était l’érotisme. Eros Thanatos, comme il se doit. Il avait compris Sade, ce que très peu de gens font, au-delà du label. La philosophie dans le boudoir (il lui a fait un hommage), c’est la révolte contre les institutions, d’abord la religion, et c’est une fable sur la liberté, rien de « sadique » au sens commun. Et pour cela Gérard retournait aux vieux rites, à une esthétique funéraire. La naissance de la sculpture, après tout, ce sont ces figures à peine esquissées sur les tombes des Cyclades. Gérard passe aussi par un « ton Pompéi, ou festival de Venise dans ce qu’il a de macabre. Il y a si peu de traces de son œuvre. Peut-être des gens en ont-ils ? Il fait partie de ces gens que j’ai exposés et qui n’avaient rien à voir avec le côté archiviste immédiat des artistes d’aujourd’hui, qui prennent soin immédiatement de faire de la muséologie à leur propre endroit, construire leur statue avant d’avoir fait l’œuvre. Gérard Morot-Sir habitait son monde, érotique, à coups de tessons, de beauté archéologique reconstituée. C’est ce qu’il avait déclaré à Jean-Pierre Largillier en 1960 :
« J’utilise, explique-t-il, tout ce qui me tombe sous la main. Du doigt il désigne une tête de pharaon mystérieuse. L’anse d’une cruche achéenne est devenue pointe de barbe, tandis que les autres morceaux ont été utilisés comme de la céramique pour reconstituer le visage. L’effet est étonnant. (..) Chacune de ses sculptures approche du modèle humain alors qu’elle est réalisée à partir de multiples objets qui à priori ne peuvent donner ce sentiment de la vie. Chaque tête semble habitée, chaque visage animé d’un regard intérieur ». (Jean-Pierre Largillier, Nice Matin 29 mai 1960).

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Avida Ripolin a eu raison de citer la forme dévastée de Leiris à propos de Gérard. Même si c’est du solide, aussi bien dans le bronze que dans le dessin", la peinture, c’est comme rogné : « L’amour, la mort. L’amour à mort, a dit quelqu’un. Ou l’amour, ici, de la forme déjà attaquée, statues branlantes que minent les moisissures et la pluie, je n’aime que votre forme dévastée, pareille à tout ce que l’amour fait décroître et blémir, écrivit Michel Leiris dans Haut Mal. Les avatars de l’amour/mort apparaissent de plusieurs façons : par le dessin Gérard Morot-Sir met en scène de curieuses rencontres prises dans le charme au sens fort de créatures suspendues dans des songes, et le sculpteur en lui met au jour les hybrides figures d’un art funéraire imaginaire, à supposer que l’art funéraire puisse être autre chose.
S’agit-il d’objets ensorcelants ou d’exorcisme ? La sombre beauté de tout ce à quoi il touche semble venir d’un temps et de lieux anciens, ramenés jusqu’à nous par d’incompréhensibles naufrages... (Avida Ripolin, déc. 1999)

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Je suis assez d’accord avec cette hypothèse d’un sombre rapport au monde de Gérard. Derrière son élégance, son charme, on avait l’impression d’une douleur irréductible. Mais, encore une fois, pas de notes, pas de journal, pas dans mes archives, en tous cas.
Et peut-être cette douleur allait-elle dans le sens où Michel Gaudet prête à son œuvre un effort de résistance contre le non-sens ? Ce passé craquelé, c’est une manière de le faire revenir quand même, d’en rappeler une sorte de grandeur tragique. Il y a des êtres à qui le quotidien paraît dérisoire, et qui préfèrent la magie des nécropoles. Gérard nous a fabriqué un certain nombre de vanités. Et ses portraits de femme aussi étaient métaphysiques. Somptuosité et fragilité : morituri te salutant. Michel Gaudet a mis l’accent sur le côté envoûtant du travail de Gérard, il a raison, on est un peu dans le vaudou, non ? :
« Et pour une autre fantaisie, les « sculptures » de Morot-Sir occupent l’espace avec la même présence, proposant des aventures insolites qui, pour contradictoires qu’elles semblent dans leur dire envoûtant, complètent les toiles… Des têtes, des bustes, des volatiles, des personnages aux masques indéchiffrables, parés de coiffures étranges, de colliers, de bijoux aussi sophistiqués que primitifs, seins souvent dénudés, vivent intensément un hiératisme d’idole avec la saveur du mystère. Ces êtres argentés ou cuivrés, entourés de bandelettes ou de perles, cloutés ou craquelés, paraissent les accusateurs morts d’une société vidée de son essence, et la désinvolture de leur installation au milieu des éphémères scènes de la vie bordelière contribue pleinement à l’extraordinaire climat de cette exposition sans précédent. (Michel Gaudet)

Il y a des poèmes d’Hugo Caral qui font écho à cette suite de masques sous laquelle vibre une passion aiguë, pétrifiée dans l’impossible. Les associer aujourd’hui, dans l’après-coup, ce sera une manière de faire vibrer à nouveau cette marche funèbre qui a retenti dans ma galerie en juin 1980 :

Pourquoi cherches-tu
sous le masque il n’y a rien
qu’un masque de chair

Sur l’île inconnue
un iguane à tête d’homme
il observe l’homme

Rien qu’une grimace
ce masque est figure d’homme
sous lui faux-semblants

Comme un ciel la Terre
tempête en ses profondeurs
te vois trébucher

L’odeur des Ténèbres
le ciel a mouillé la terre
fleurs blanches s’auréolent

Source du plaisir
l’oasis des chairs pulpeuses
source des plaisirs

D’un désir de femme
à la nuit naît Dracula
le noir et le rouge

Champs Cataloniques
Attila mord la poussière
l’Occident déjà

Ombres du soleil
aux lisières s’évanouissent
sur des voix de soie

Images verbales
plus que l’image les mots
pour l’Ailleurs des mots

Son noir corps en flammes
poussières dans la poussière
l’Aube sera grise

Comme à courbe d’ailes
les oiseaux du nid surveillent
les bois des géants

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