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CHAPITRE 11 (part II) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle cette semaine...

Atelier de Rosemarie Krefeld (Photo Alkis Voliotis)

ROSEMARIE KREFELD

En 1980 quand elle a exposé chez moi pour la première fois, Rosemarie avait déjà montré son travail à la Galerie Poli, à Berlin, en 1973. Née dans cette ville, elle y avait été élève des Beaux-Arts, et puis elle était venue en France en 1971, à Nice d’abord, et à Antibes. Et ce qu’elle raconte dans la longue interview filmée que nous lui avons faite en 1991 décrit bien un parcours personnel à la fois pictural – ô combien, car elle est vrai peintre, se posant des questions de peinture – et philosophique, humain : comment, ayant, enfant, assisté à un désastre, Berlin en ruines, à la mort de son père sous les bombes, on peut d’abord peindre la ville perdue à peu près proprement, et puis, sous des métaphores, des accidents, comment la destruction va revenir sous le pinceau, surtout sous la forme unique d’une alliance entre la chair et le métal. Des cerveaux d’embryon seront pris dans des mécaniques, comme si le fonctionnement psychique était à interroger aussi froidement que l’on assemble les pièces d’un moteur. Froideur ironique, désespérée, bouleversée.
Froideur qui n’en n’est pas une, car elle recouvre une interrogation métaphysique : cet espace, gris pâle, nacré, établi au millimètre coup de pinceau après coup de pinceau dans un dégradé qui n’a rien à envier à celui de Fernand Léger - son transmetteur - cet espace en continuité avec le corps humain aussi bien qu’avec la production industrielle humaine, serait-il notre lieu d’origine ? Et est-ce pour la vie ou pour la mort ?

Détail d’un tableau de Rosemarie Krefeld © DR

Les instruments déréglés d’Heidegger s’imposent ici, tout autant, qu’irrésistiblement son être-pour-la-mort.
Rosemarie a un compte à régler avec la mort, et elle dit qu’elle vient le faire à distance géographique : en France. Et puis, arrivée dans l’impasse de la mécanique cathartique, elle appelle à elle les forces de vie, sous la forme d’un corps tendre qui fait exploser le métal et naît sous nos yeux, se diversifie, tableau après tableau. Mais la chair, si sensible, ne pourra éviter le détour par Frida Kahlo, elle-même victime d’un accident, elle-même infirme, et dont le salut fut la peinture. L’admirable sublimation opérée par la belle Frida sert de livre de bord à Rosemarie, qui produit elle aussi une série admirable d’anatomies toujours aussi tendres, mais toujours aussi percées de métal, comme le fut le père de Rosemarie par les éclats de bombes, cutters tragiques.

Rosemarie Krefeld : « Archéen » © DR

Tant de beauté suave pour dire tant d’horreur, c’est tout l’art de Rosemarie, sa solution. Et dont elle trouve l’écho dans la peinture du Moyen-Age, dont c’est la planéité qui instaure une distance. La perspective étant trop reliée à la Nature, dans cette peinture du dépassement ce qui est nécessaire, vital, c’est la dimension symbolique dont usaient les Fra Angelico et autres Brea, y compris à travers le système des prédelles qui, justement, pourront accueillir un bout de paysage en tant que simple élément de vocabulaire. Construire, dit-elle.
Qui dit symbolique dit ambiguïté, et celle-ci vient rappeler qu’il s’agit avant tout de peinture, et que, structuralement, deux discours se superposent en strates : ainsi le T est aussi bien celui de la Croix que l’outil du dessinateur, et les clous, aussi bien ceux qui ont percé les mains du crucifié que ceux avec lesquels on fixe la toile sur le châssis. Et la couronne d’épines est aussi un cercle dont a besoin l’élaboration de la surface peinte, pour soutenir l’édifice. Et le gris métallisé de Fernand Léger et des casques de motos, est l’équivalent moderne de l’or de Giotto. Rosemarie est une femme très intelligente, infiniment douée, et qui, de plus, comme elle le dit de Frida Kalho, affronte la souffrance pour la dire avec une belle audace. Son mot est crudité. Une crudité lissée, polie, pour faire de l’horreur un bijou métaphysique.

Une expression souveraine

En mars 2003, dans la plaquette (Editions stArt) de l’exposition Krefeld à « L’International Academy des Arts » de Vallauris, Michel Gaudet exprimera très bien cette singularité rare : « Absolument personnel, indépendant sans aucune référence à un groupe ou à une école, l’art de Rosemarie Krefeld impose sa maîtrise sans concession ni compromis. Il s’inscrit dans une optique de composition définie méditée aux fins d’expression souveraine que ne peut corrompre l’aléatoire. Ses couleurs sont harmoniques, le dessin en est décisif et précis. Tout concourt à la délivrance d’un message de haute poésie où le réalisme se confronte à l’imagination en un langage d’entendement progressif qu’il faut se donner le plaisir d’apprécier longuement et pleinement. (Michel Gaudet, mars 2003, Cagnes-sur-mer)

Couverture de la plaquette Editions stArt 2003 © DR

Unité fonctionnelle

Mais, pour reprendre la revue Art Thèmes de décembre 1984 qui consacrait sa page « press-book » à Rosemarie, Francis Parent, qui avait déjà écrit le texte de mon invitation en 1980, toujours soucieux d’histoire de l’Art et de sociologie, précisait sa pensée : « L’Allemande Rosemarie KLINGBEIL peint la dépersonnalisation de l’espèce humaine par la machine. La facture relativement froide et les dominantes ocre et terre de Sienne (qui signifient la vie parvenue aux frontières de la mort) suggèrent un cri retenu, une souffrance dominée qui renforcent encore la pertinence de son travail. Ayant approché l’Art pur, celui défini par Baudelaire comme la création d’une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui même, Rosemarie tente donc aujourd’hui d’aller plus loin en démontant les mécanismes mêmes de la création picturale. Ce faisant, elle repousse probablement les limites de l’aporie fondamentale sur lesquelles bute la fonction de toute peinture réflexive, mais surtout elle réalise ainsi pleinement ce qu’énonce le titre d’une de ses plus belles œuvres : l’Unité fonctionnelle entre sa vie, la société, et cette étrange nécessité du peindre qui s’oppose heureuse¬ment chez tous les grands artistes comme Klingbeil Krefeld, à la logique nécessité de fuir la peinture ». (Francis Parent, Paris, juillet 1984)

Ecriture secrète

Et pour une exposition à la Chapelle de la Miséricorde de Vallauris en 1997, qui réunissait Rosemarie Krefeld et Tanagra, Frédéric Altmann écrivit dans Nice-Matin un texte intitulé « Sous la surface » :
« Avec Rose-Marie Krefeld nous entrons dans un monde qui semble glacé, implacable, et nous voyageons dans son univers initiatique. Ecriture secrète qui révèle des blessures anciennes. Clous et lames, réminiscences du drame passé, figurent à titre de mémoire. Cette mémoire surgit dans la vie et l’œuvre de la sublime Frida Kahlo, figure de proue de l’art de notre siècle, par son combat contre son drame physique, ses luttes révolutionnaires et puis son immense amour de la vie. Frida Kahlo c’était un visage, un corps déchiré par un stupide accident de tramway. De ses souffrances physiques, stimates indélébiles, elle fit un exemple contre l’adversité. Jamais je n’ai peint des rêves, je n’ai jamais peint que ma réalité personnelle, dira Frida Kahlo. Dans l’œuvre de Krefeld transparaît cette émotion et son admiration sans bornes pour cette révolutionnaire de la vie. Des couleurs métalliques, froides, implacables accompagnent son œuvre. Mais cette apparente froideur révèle une sensibilité étonnante, d’une grande pudeur ».

Tableaux de Rosemarie Galerie Alexandre de la Salle 1990 © DR

Sous la peau des choses

Pour la même exposition Avida Ripolin titra : « Sous la peau des choses », et écrivit : « Associer deux œuvres est toujours délicat, c’est demander à l’œil du spectateur un exercice du regard, comme disait Malraux. Mais, sauf s’il y a un trop grand hiatus, et que l’exercice soit impossible, ce passage d’une vision à une autre est particulièrement fécond. C’est ici le cas, car les travaux de Rosemarie Krefeld et de Tanagra sont tous deux d’une extrême qualité, et qu’ensuite ils naviguent dans des eaux comparables, même si cela ne se perçoit pas d’emblée. Et ces eaux communes sont celles de la Peinture, tout simplement. Mais ce n’est pas une évidence. Seuls les vrais peintres ont pour objet la peinture, c’est-à-dire que leur visée expressive, leurs intentions, ne peuvent passer que par ce medium, qui doit alors être exploré, pratiqué, interrogé si profondément qu’il devient le lieu même de la vie, de l’imaginaire, du vocabulaire. Le lieu de la sensation, du dire, de la Question. Ce qui apparaît chez toutes les deux comme une Figuration n’est en réalité qu’un système de signes s’élaborant au jour le jour, en journal de voyage. Dans lequel l’investissement est total. Cela donne des œuvres d’une grande audace. Audace régulée par une maîtrise rare. Par une réflexion - inconsciente, accompagnant les rêveuses - et qui organise, et aboutit ce qui, de l’expérience, est volcanique.
Deux femmes qui ne lésinent pas sur l’engagement dans ce qu’il y a à exprimer des pulsions, blessures, solitudes humaines, mais leur maîtrise produit à chaque fois une leçon de peinture : glacis savants de Tanagra où se glissent, et glissent, telles des Ophélies, les entités de la naissance et de la mort, dégradé subtil et tout aussi savant de Rosemarie Krefeld qui, en retrouvant les objets signifiants d’une histoire, produit un système hiéroglyphique digne du Livre des Morts égyptien. Dans ces deux œuvres somptueuses, une traversée de la mort pour renaître. Dans ces deux démarches osées - comme doivent l’être les recherches véritables, un parcours initiatique, une quête sans concession, qui pénètre très loin dans les mystères de l’être. Et qu’il nous est urgent aujourd’hui de reconnaître. (Avida Ripolin, 1997)

(A suivre)

Pour accéder à la première partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...

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