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CHAPITRE 9 (part III) : Chronique d’un galeriste...

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle de cette semaine...

Frédéric Altmann – Dans son catalogue d’ « A propos de Nice », son expo à Beaubourg en 1977, Ben écrit laconiquement : « En août Pinoncelli met le feu à un mannequin qui représente son double. Dans la confusion, de la Salle, directeur de la galerie, prend feu aussi ».

Pierre Pinoncelli signant des autographes au vernissage des « 50 ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif en juin 2010
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Alexandre de la Salle – Oui, c’est très joliment dit, et ça rejoint assez bien la phrase de Sir Donald Campbell que Pierre Pinoncelli a tenu à placer au-dessus de sa biographie dans la plaquette des « Copulations d’un Chinois à Vence » :

« … Les gens disaient que nous étions des fous : de toutes façons nous n’aurons jamais été des adultes ». C’est comme ça que je vois l’Ecole de Nice, dans le bon sens, évidemment. Dans le bon sens. Ils ont su garder une fraîcheur. Mâtinée de la cruauté des enfants, bien sûr. Je ne plaisante pas. Et dans une plaquette sur le happening, dédiée à Jean-Luc Godard et à la mémoire d’Antonin Artaud « pour lequel je demande une minute de démence », Pierre Pinoncelli écrit entre autres :

« Happening... Spectacle, mais aussi autre chose, une action improvisée et véritable, un jeu réel et qui peut mal finir : à Saint Tropez, je devais m’arroser d’essence et gratter une allumette ; De La Salle et Fahri étaient prêts à se précipiter sur moi avec une cou¬verture, mais il y avait une chance qu’ils n’arrivent pas à temps. Et quand De La Salle a pris feu sur la Place Godeau, au cours de mon happening... (je lui adresse en passant une pensée émue (!), il doit avoir été le premier marchand au monde à oser descendre dans la rue avec un de ses peintres) ; donc ça n’est pas du cirque, car les clowns ne brûlent jamais ; Jeanne d’Arc est la seule exception. C’est ça le happening au fond, laisser une chance à la vie, à la mort, au hasard, à l’accident, aux impondérables, à la catastrophe, de façon à ce que rien ne soit jamais joué d’avance. C’est la grosse différence avec le théâtre, Beckett n’est génial qu’une fois, quand il a écrit sa pièce ; après c’est seulement du rabâchage, tous les soirs, devant des spectateurs passifs, avachis sur leur siège, parce qu’ils connaissent déjà tout ; il n’y a jamais de surprise au théâtre.

Pour en revenir au feu, est ce que le cadavre bariolé de mon double qui flambait sur la place de Vence n’annonçait pas instinct, prémonition ? la mise à feu de celui du Che quelques mois plus tard, en Bolivie ? Mais le meilleur happening de tous les temps, c’est le Christ qui l’a fait, tout au long de sa crucifixion, car il y avait la mort au bout. Et qui fera mieux que les Bonzes de Hanoï qui se brûlent en public, assis et bras croisés, momies de feu qui basculent en arrière, à la fin, comme des statues mortes.
New York, où j’ai eu le choc qui a tout déclenché... New York, où j’ai passé quatre mois dans la rue, sans mettre les pieds dans un musée (sauf au Jewish Museum pour mon « Hommage à Yves Klein », et une fois au Metropolitan, j’avais rendez vous avec Henry Geldzhaler)... les rues de Harlem, Central Park sous la neige, La Bowery et ses allées de clochards, Coney Island, Bronx Zoo, « Cheetha », un soir à Broadway, la 42ème Rue grouillante, Greenwich-Village, les nuits au « Gymnasium » de Warhol, Max du « Kansas City », etc.

Happening de vernissage au Musée Rétif, 8 juin 2010
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Happening de vernissage au Musée Rétif, 8 juin 2010
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Happening de vernissage au Musée Rétif, 8 juin 2010
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Lettre entre-ouverte à Pierre Restany

Son texte est daté du 1er avril 1968, et finalement il fait écho à ce que Pierre Restany avait deviné en avril 1967. C’était un grand moment artistique, ce moment-là, la décade 1960, où les antennes de pas mal de gens étaient dressées, à faire l’Histoire, et à en comprendre une partie, de ce qui était en train de se passer. Dans un rapport au réel très libérateur. Le rapport. Du culot, et aussi une façon de payer de sa personne qui est émouvante aujourd’hui. En ce qui concerne Pierre Pinoncelli particulièrement. C’est un tel écorché vif, et c’est ce qui fait sa grandeur. Y compris quand il veut traiter le vêtement comme une œuvre d’art : sa seconde peau. Et en fait d’écorché vif, sa réponse à Restany, sa « Lettre entre-ouverte à Restany » dans ma plaquette des « Copulations… » est assez caractéritique :

« Depuis l’aurore moite où je suis né avec des tâches de ciel sur le front, j’ai toujours pris des coups, fourrés, bas et par derrière ; et je suis passé par tant de passages à tabac et à niveau que le n’y fais même plus attention.
Quand on s’est embrassés une dizaine de fois, à la manière sud américaine, dans ton bureau, après ta volte face sur ma peinture qui a amené ta post face mais tu n’es plus à une face près c’étaient en fait des baisers de Judas ; tu ne pouvais le savoir, car le coq n’avait pas chanté trois fois, ni même une et pour cause... je J’avais étranglé avant d’aller te voir, et d’une seule main, la gauche, ma meilleure.

Je comprends bien que je ne suscite pas le même genre de préface que Manessier ou Bazaine ; dans ce sens la tienne change heureusement des préfaces ennuyeuses et laudatives où le critique sert d’agent de publicité au peintre dont il parle, mais elle comprend quand même beaucoup trop de choses fausses (sur un ton de désinvolture satisfaite) que je n’ai pu avaler ; je vais donc écrire la bouche pleine et te les recracher à la figure, tu peux t’asseoir si tu veux. De toutes façons, tu n’espérais pas t’en tirer avec cette post face, non ?

Remarque bien, j’ai sûrement tort d’attacher quelque importance à tes dires, alors que tu as dû bâcler cette préface on croit d’abord qu’il y a du souffle, puis on s’aperçoit vite que ça n’est que de l’asthme, et du tape à l’œil facile imbibé de whisky et les yeux fixés sur les trois fesses de l’hôtesse de l’air. J’ai connu moi aussi des voyages en Caravelle ou en Boeing dans cet état, mais je n’en ai jamais profité pour descendre un copain en faisant semblant de lui taper amicalement sur l’épaule pour pouvoir mieux lui tirer dans le dos. C’est donc toi qui m’auras poussé au crime (très, très rare) de lèse critique ! (Hi 1 Hi 1 Hi ! )

Je préfère fermer mes grands yeux roses sur tes familiarités désinvoltes avec mon nom, les divers noms d’animaux hybrides dont tu m’affubles, les appellations bizarres dont tu me gratifies. Mais pourquoi considérer comme des crétins ce que tu dois être impuissant à vouloir et à faire : des enfants ? Quand tu espères me voir mêler ma femme à une de ces partouzes (le mot est de toi) actuellement à la mode à New York, tout le monde sait bien que tu ne penses plus qu’à ce genre d’aberration et à « Plexus » où tu as pu donner un paravent littéraire à tes obsessions sexuelles. Sache seulement que je n’entends jouer que ce que je veux, ma peau par exemple, mais pas ma femme et mes enfants, que je n’ai jamais voulu mêler au cirque et je ne parle pas du mien qu’est en fait le milieu de la peinture.

Plaquette sur le happening
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Je te griffe un peu, bien sûr, mais c’est toi qui m’a traité de chat, non ? (Ah ! Ah ! Ah ! ) Tu m’appelles aussi faux monnayeur et calculateur, et tu dis que je n’ai rien combiné à New York (je déteste ce mot combiné) ; or tu sais bien qu’à New York j’ai joué les chats suicide (Félix le Chat d’ailleurs est mort comme ça : un jour il en a eu marre de toujours retomber sur ses pattes, alors il s’est jeté par une fenêtre avec un poids au tour du cou, et il s’est enfin écrasé sur le trottoir). Après l’extraordinaire accueil du tout New York à mon hommage à Klein (à Paris les gens auraient ricané... et ma photo dans les journaux, tous les gens qui comptent m’ont reçu et tous voulaient voir mes toiles ; et puis j’ai eu cette crise, tu le sais, et je ne les ai montrées à personne ; en somme, je n’ai même pas tenté ma chance et j’ai fini par les abandonner dans une cave tu te souviens, Venet, de notre ballade en vieille camionnette Ford pour les déménager de mon atelier de la Bowery ? où elles sont en train de pourrir et d’être mangées par les rats, les rats de la 42e Rue en plus, ceux qui ont des tâches de sueur sous les bras, les plus terribles...

Pourquoi dire aussi que j’ai des tas de responsabilité quand tu sais très bien que j’ai abandonné ma situation pour la peinture, avec tout ce que ça peut avoir d’aléatoire dans un pays devenu conformiste et vieillot, où les peintres vivants peuvent crever, car il n’y en a que, pour les morts (De Vermeer à Toutankhamon en passant par la Joconde et Chagall.)
Bientôt je n’aurai plus qu’une envie : m’en aller peindre des ciels d’orties dans la mer des Sargasses et voguer vers quelque chose de mou et d’horrible, une mort au soleil dans de la confiture de femmes...
Quant à ce que tu racontes sur ma peinture, je n’y attache aucune importance, car tu t’es permis de la juger sur de bien vagues souvenirs ; et quand tu parles de « marche de la mort vers la vie et vice versa » ( !!!???), Ragon a bon dos, car tu dis en fait n’importe quoi et ça ne veut strictement rien dire ; mais il devait faire chaud dans l’avion, tu avais sommeil et la chair de l’hôtesse était dorée, sans doute… » etc.
Et il finit par « Et, bien sûr, j’oubliais, vive Restano ! » (Pierre Pinoncelli, Sainte-Agathe-La-Bouteresse – Triffouillis-les-Oies. 1h10 en Citroën à bord d car Gatty 105 MF 42 du 10 juin 1967)

J’avoue que ça me fait mourir de rire comme à l’époque, et que je suis ravi d’avoir remis le nez dans ces échanges comme en avaient les critiques d’arts et les peintres au XIXe siècle quand ils s’envoyaient quelquefois pire que des gifles à la figure. Je crois que l’Ecole de Nice, à travers certains, a renoué avec un « Grand jeu » très vivifiant. Il faut dire que Restany et Pinoncelli y ont excellé, c’est à eux que je donne les médailles !

A suivre.

Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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