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CHAPITRE 7 (part V) : Chronique d’un galeriste

Suite et fin de la chronique d’Alexandre De La Salle de cette semaine...

Alexandre de la Salle – Dans le catalogue de l’exposition « Eppelé, la pratique de la mélancolie » à la Villa Tamaris, de La Seyne-sur-mer en 2006, c’est le « Méditant III » qui accompagne le texte de Gérard Eppelé intitulé « La pratique de la mélancolie » :
« Ma peinture est la trace d’un vécu et ces personnages qui s’affichent sur le papier ou sur la toile : me servent d’alibi à mes incertitudes.
Le temps consacré à cette conquête picturale se termine : il ne reste qu’une belle émotion imaginale : je n’ai jamais tenté de résoudre la présence de ces personnages si singuliers. Je peux croire que ces représentations ne sont qu’une fatale projection du « MOI » avec l’ambition d’expliciter : la fragilité et l’obstination du vivre humain par quelques témoignages picturaux.
Ma peinture est bien close et son historicité n’offre pas ce principe linéaire que la temporalité propose en toute logique. La thématique de la mélancolie débute sur d’infimes papiers et envahit l’œuvre dans une conduite instinctive.
Le caractère mélancolique imprègne la nature humaine avec quelques écarts où l’espérance offre la nécessité évidente de respirer la vie.
Ce travail atteste clairement cette teinture saturnienne où l’espace temps est vaincu. Il ne reste que la notion sensible et fondamentale de l’inachèvement car l’interrogation sur la vie ne s’arrête pas au bord du papier ou de la toile. Ma peinture m’inquiète et en toute légitimité, je m’interroge sur l’énigme du pourquoi de cette œuvre qui n’offre que de fragiles réponses à mes incertitudes.
Cette introspection complexe est la révélation du signe : l’écrit qui raconte l’image. Au bas du papier ou de la toile pour l’authentification sont apposés la signature de l’auteur et le titre de l’œuvre. Ce titre est le destin révélé qui accorde au regardeur des clés pour atteindre les zones réflectives, qui l’autorise à quelques spéculations oniriques. L’écrit de ces titres sollicite le sensible à l’intelligible : c’est le vecteur actif au décryptage de l’humaine détresse.
Cette errance à travers la thématique de la mélancolie est l’illumination sur le sens précis de l’univers autour duquel s’ordonne toute la nature.
Le monde du signe s’affiche sur les murs, le papier, ou sur la toile, avec des mots, des phrases, de fugitives pensées et quelques textes de références pour bien marquer la symbiose qui s’opère entre le signe et l’image.
Dans mon travail : cette alchimie de l’écrit et de l’image dévoile l’ultime pensée sur la prodigieuse présence si éphémère de ce personnage au sein de l’univers ». (Eppelé).
Les titres seront, entre autres, L’angoisse, Lamentation, Le trouble en soi, Le passage, La mort rouge…

« Le trouble en soi », dessin (1960)
DR

La belle vie par contre se trouve en face de cette phrase de Jean Damascène : « Je ne suis que cendre et poussière, j’ai regardé dans la tombe et je n’ai vu qu’ossements décharnés et alors j’ai dit/lequel est roi, guerrier ou pécheur. Je pleure et me lamente quand je songe à la mort et que je vois gisant dans sa sépulture notre beauté créée à l’image et à la ressemblance divine : devenue hideuse sans gloire et sans apparence » (Saint Jean Damascène)

Mais voici les yeux qui s’ouvrent et le regard paraît…

 : « L’Etoile/Regard XVIII » (2005)
DR

Mais devant cette chose magnifique qu’est cette étrange peinture sur bois de 26/83,5cm, (2005), représentant un regard, Gérard a inscrit des bribes du texte « Visages » de Jean-Paul Sartre (1948), que, comme je l’ai expliqué dans mon chapitre 3, Sartre m’avait autorisé à utiliser pour la plaquette des « Yeux fermés » de l’exposition Eppelé dans ma galerie de la place Godeau à Vence. Je ne peux résister à redonner cet admirable texte de Sartre :
« Le visage n’est pas simplement la partie supérieure du corps. Un corps est une forme close, il absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre. La chaleur, l’humidité, la lumière s’infiltrent par les interstices de cette matière rose et poreuse, le monde entier traverse le corps et l’imprègne. Observez à présent ce visage aux yeux clos. Corporel encore et pourtant différent d’un ventre ou d’une cuisse ; il y a quelque chose de plus, la voracité ; il est percé de trous goulus qui happent tout ce qui passe à portée. Les bruits viennent clapoter dans les oreilles et les oreilles les engloutissent ; les odeurs emplissent les narines comme des tampons d’ouate. Un visage sans les yeux, c’est une bête à lui tout seul. Mais voici les yeux qui s’ouvrent et le regard paraît : les choses bondissent en arrière ; à l’abri derrière le regard, oreilles, narines, toutes les bouches immondes de la tête continuent sournoisement à mâchonner les odeurs et les sons, mais personne n’y prend garde. Le regard c’est la noblesse des visages parce qu’il tient le monde à distance et perçoit les choses où elles sont ». (Jean-Paul Sartre)

« Les yeux fermés » Exposition Eppelé à la galerie Alexandre de la Salle en 1972
DR

Et voici que, dans le texte de Sartre, le passage où les yeux s’ouvrent, où le regard paraît, engendre des regards colorés, peints sur bois, comme de grands « loups » enthousiastes (au sens étymologique ?), des regards mis en majesté, qui donnent « Quatre trous/Regard XV » (2000), « Regard III » (2000), et « L’Etoile/regard XVIII » (2005)

« Quatre trous/Regard XV » (2000)

 : « L’Etoile/Regard XVIII » (2005)
DR

La vie quand même.

C’est pour cela que j’ai envie de finir sur un autre mode, car l’œuvre de Gérard Eppelé, c’est de la poésie pure, et pas seulement parce qu’il écrit lui-même avec des mots, de manière poétique, mais parce que la poésie, ce serait d’abord les blancs entre les mots, et une possibilité de lumière entre les mots morts, les mots plats, les mots attendus…, et justement à l’occasion d’un « apax » dans son œuvre (que je sache), un « Jésus détaché de la croix », huile sur découpe de bois (1998), qui aurait pu être elle-même détachée d’une prédelle inattendue, improbable, dans un conte fantastique, mais qui fit partie d’une exposition à la Collégiale de Saint-Paul de Vence « 15 Artistes Contemporains, Un chemin de croix » (1999), les quinze artistes étaient Arman, Baviera, Cartier, Eppelé, Farhi, Folon, Franta, Jani, Nall, Patrix, Tobiasse, Vivier, Zivo. Pour laquelle André Verdet avait écrit : « De même que toute étoile/Porte en rêve/Un soleil dans le cœur/Tout être humain a charge/D’un rôle à accomplir/Dont l’homme nommé Jésus/Nous a montré l’exemple/A la cime passion/Tragique de sa vie/Pour le meilleur de nous-mêmes.

Alors le poème sur Gérard Eppelé de Hugo Caral s’impose :
Eppelé. Gérard Eppelé, du Maroc à l’Autre Sud
Eppelé à Vence
Eppelé à Saint-Paul
Son atelier à Vence
Son atelier à Tourrettes
Son atelier à Arles

Eppelé à ses rites du Sud
Homme du Nord enfant des quatre vents
A la grande croisée des chemins, là où l’homme
Se fait Homme. Traversé des errances
des souffrances
des impasses
des affronts
de l’Etonnement Immense
des refus
des blessures consumées
de l’infinie Résistance :
c’est moi, j’y suis, je suis là

Le Christ ? je m’en fous
Mais pourtant lui aussi
Il fut là, présence et Parole
c’est aussi : je n’y
Peux rien, que m’incliner
La peinture y aide
Le dit le redit

Je ne suis qu’un peintre, je pense le monde, du dedans,
ses strates, son inconsistante constance. J’y rencontre
les artistes et les poètes de la vacuité, de l’être-là. Son absence
je suis là sans être là, fantomatique sentinelle
attendant l’impossible ou l’imposture
(Hugo Caral)

Fin.

« Méditant III », peinture sur bois (1994), dans l’exposition
DR

- Pour relire la première partie de cette chronique.

- Pour relire la deuxième partie de cette chronique.

- Pour relire la troisième partie de cette chronique.

- Pour relire la quatrième partie de cette chronique.

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