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Chapitre 69 : L’œuvre de Marcel Alocco, question d’héritage (Part V)

Suite de « Au fil de l’espace, au fil du temps »…

Le tissu, cette construction qui tient debout comme l’univers avec son abcisse et son ordonnée, comme les échafaudages, et les pilotis, et les maisons, avec leurs verticales solides et leurs horizontales bien soutenues, c’est le canevas fondamental sur lequel les peintres ont réinscrit, rebâti, à leur manière, les civilisations dans lesquelles ils baignaient, dans lesquelles ils étaient pris comme une encre est bue par des fils poreux. Alocco prend cette toile comme il prend la vie qui lui est donnée, il la saisit fermement comme le coureur de relais serre dans sa main le témoin, voulant démonter ce témoin, regarder à l’intérieur du ventre de la poupée, figurine et non figuration, regarder dans le ventre de l’horloge. Il veut désencastrer les rouages, désolidariser les engre¬nages, le marcher aveugle de l’automate n’est pas sa vocation.

« Arman plus Cranach » (1987)

Il « dévoile » qu’on peut circuler entre les deux nappes de chaînes du tissu, l’une levée l’autre baissée, au moment où la navette fait circuler le fil de trame. Il « découvre » le fil conducteur, levant un peu le secret de ce qui se trame dans les souterrains de l’Evolution. Son trouble entre être et néant, son déchirement, il les retisse dans les débris de ce même tissu, renouant les filaments du souffle, les fibres de la palpitation. Quand chuchote ce qui a été ourdi, l’image devient reflet dans le lac, mieux, elle est l’eau elle-même, échappant. En s’attaquant au « drap » lui-même, aux « lits » des naissances, Marcel Alocco se mesure au cœur des choses, il y fait une brèche incommensurable, mais avec le désir de retrouver le fil conducteur, celui qu’Ariane confia à Thésée pour qu’il pût échapper à l’obscurité. Son trouble entre être et néant, son déchirement, il ne les peint pas symboliquement en sombres chimères, en monstres Boschiens, en embarquements Cythère, en tournesols devenus fous, lui il déchire sa toile comme on s’éventre, il déchire aussi loin qu’on peut, car derrière le tissu détruit, il n’y en a pas un autre qui serve de décor, il n’y a pas de fond. Ni ailleurs, ni autrement. C’est sans fond, et total. Le tissu n’est pas un tissu d’ameublement, c’est la vie même, le filament du souffle, les fibres palpitantes. En s’attaquant au tissu Alocco s’attaque au cœur, il fait une brèche incommensurable, il se retourne contre lui même, et plonge l’épée jusqu’à la garde. Qu’est-ce qui est épargné de l’image, de l’illusion, du décor, des fioritures ? De l’accessoire ? Pourquoi respecter le tissu monstre devant lequel, comme par un charme de conte de fée, la main prisonnière refait sans cesse le même signe. Conditionnement hypnotique, culture aux yeux bandés. C’est en portant atteinte que l’on risque d’atteindre. Pour se faire, il faut défaire, se défaire, sans craindre de briser la belle image impeccable. Masque de mort, poudre et baumes pestilentiels.

« Arman plus Cranach » (1987)

Ici l’image n’est pas un reflet mort sur une matière imperméable, stérile, qui la repousse comme une étrangère, elle est une plante parasite, aux mille racines colonisatrices, si l’on veut se débarrasser de l’image, il faut brûler le support, pas question d’effacer, et refaire un autre tableau. On n’économise pas le matériel, ici pas de palimpseste. Ou alors toutes les couches sont laissées visibles, parce que tout est dans le droit fil, dans la plus franche démarche, on n’accepte aucun biais.
Et quand on dévoile ce qui a été ourdi, et qu’éclate, derrière les apparences, le secret, l’image devient reflet dans le lac, vibrante, mieux, elle est l’eau même, ondoyante, elle échappe, et pourtant elle vit davantage, elle danse. Elle devient miroir d’une image, et c’est le vide entre ses parties qui la fait volatile, et appartenant aux grands mouvements vibratiles. Elle montre son envers, son contraire, et ainsi les jumeaux s’avancent, les deux pôles en contact, faisant la lumière, faisant le ciel pur au sortir du labyrinthe, vaporisé des éthers de la connaissance.
Et quand le réseau est démantelé, qu’on n’entend plus que des bribes de discours, que les messages ne sont plus que fragments, que les liens sont relâchés, que le code n’a plus cours, que les communications ne passent plus les frontières, quand le quadrillage est interrompu, on voit bien que le complot est cousu de fil blanc, même si le blanc n’est pas une couleur très visible. Alors cette vie décousue, il faut la recoudre.
(Avida Ripolin alias France Delville, juillet 1986)

« Lisières Arlequins » (Editions Voix Richard Meier 1988)

Par le chas de l’aiguille

Marcel Alocco aura une très belle exposition au CIAC, que lui fera Frédéric Altmann, en 2002. Et là Frédéric écrira une préface, intitulée « Par le chas de l’aiguille », toujours replaçant tout et tous dans son paradis personnel : l’Ecole de Nice des débuts… En voici un extrait :
Bâtir une exposition n’est pas chose aisée, mais avec Marcel Alocco, la tâche devient facile... car son professionnalisme est exemplaire. J’ai d’abord découvert son travail artistique dans son atelier niçois du début des années soixante, ainsi qu’à sa première exposition : Le tiroir aux vieilleries, en 1967 dans la galerie Ben Doute de Tout, rue Tonduti de l’Escarène, seul lieu vivant de Nice à cette époque. J’étais alors ébloui par les œuvres d’Art Brut de Jean François Ozenda. L’Art Brut exerçait sur moi une grande fascination, par son absence de tout repère. Ma route encore hésitante croisa celle de Marcel Alocco, qui m’initia aux subtilités de l’art contemporain. Ma première acquisition d’une œuvre contemporaine fut d’ailleurs l’une de ses toiles de la série des Idéogrammaires : NUIT ET r EINTE, que je conserve précieusement.
Nice vit alors au rythme du Nouveau Réalisme, initié par Pierre Restany. Le premier festival de ce mouvement se déroule chez Muratore et à l’Abbaye de Roseland, dans l’indifférence de la presse locale. Et pourtant trois Niçois sont en lice : Arman, Marcial Raysse et Yves Klein, qui disparaîtra brusquement dans un nuage bleu outremer... (…) Les Institutions se montrent indifférentes à cette agitation. Les concerts Fluxus à l’Artistique avec Ben, Alocco, Erebo, Bozzi, Serge III resteront aussi des instants privilégiés. La Cédille qui sourit, à Villefranche sur mer, sera pendant un temps le repaire de Robert Filliou et de ses amis George Brecht, Eric Dietman et autres fluxmen. Barney Wilen recherche la note bleue, les poèmes d’Alocco sont adolescents, et nous aussi ... C’étaient les premiers jalons de l’Ecole de Nice.

« Lisières Arlequins » (Editions Voix Richard Meier 1988)

Quarante ans après, celle ci dispose d’une salle permanente au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain. Les temps ont bien changé... Marcel Alocco est à l’évidence un acteur privilégié de cette page de l’histoire de l’art, de Fluxus au Cercle Théâtral en passant par INterVENTION, et sa revue animée par Raphaël Monticelli. Dès 1966, il contribue à la naissance et à la mise en œuvre de l’esthétique Support Surface. Il participe à la première exposition des futurs acteurs de ce courant, « Quelque chose », le 18 mai 1968 à Hawaï plage, face au Palais des Festivals de Cannes. A la fondation du groupe (1970), il prend ses distances critiques.
Ne passons pas sous silence son remarquable travail au sein des revues : Identités, rare exemple d’une revue de province pleinement inscrite dans les mouvements artistiques internationaux de l’époque (Beat Génération, Lettrisme, Pop Art, Nouveau Réalisme, Fluxus) qu’il anime avec le poète Jean Pierre Charles, et pour les derniers numéros Ernest Pignon Ernest ; et Open, créée par Francis Mérino. Autant de documents irremplaçables pour l’histoire, de même que ses nombreux écrits : poésie, textes théoriques, préfaces d’expositions, conférences, qui témoignent de son intense activité. Sa discrétion est exemplaire, il n’est pas à l’évidence, un courtisan... J’ai observé avec le plus grand intérêt chacune de ses expositions chez Alexandre de la Salle qui fut son premier marchand.
Le temps est venu de faire une incursion approfondie dans ses recherches artistiques et historiques. De fil en aiguille, nous passerons donc de sa période Fluxus à ses Idéogrammaires et au travail d’images en Patchwork, que prolongent ses tissages de cheveux.
Je souhaite que cet ouvrage rétrospectif du travail de Marcel Alocco présenté à l’occasion de son exposition de mai et juin 2002 au Centre International d’Art Contemporain du Château de Carros, demeure un jalon important de la jeune histoire de notre Centre, et témoigne d’un moment essentiel de l’histoire des arts plastiques sur la Côte d’Azur. (Frédéric Altmann, Directeur du CIAC).

« Lisières Arlequins » (Editions Voix Richard Meier 1988)

En 2000, toujours au CIAC, à l’invitation de Frédéric, Alexandre de la Salle présente « le paradoxe d’Alexandre ». Marcel Alocco, bien sûr, est présent. Alexandre y écrit : « Après Malaval, et avec Chubac et Chacallis, il fut l’un des quatre membres de l’Ecole de Nice à venir régulièrement s’épingler sur mes murs. Il est avec Belleudy l’artiste auquel j’ai consacré le plus grand nombre d’expositions personnelles. Des « Idéogrammes » au « Patchwork », au « Dessin-Collages-Cheveux », cheveux cruellement cueillis, un par un, sur la tête de ses égéries extasiées ! Il a fait franchir le seuil de ma galerie à Michèle Brondello, depuis lors toujours bienvenue. Marcel Alocco fait partie des artistes qui pensent, qui théorisent, qui « théorémisent », et dont l’apport critique est des plus conséquents. Ou son regard ne s’arrête pas sur une œuvre, et alors il n’en parle pas, ou, au contraire, ce regard n’en finit pas, et il veut alors faire partager la fête, la découverte, l’importance. Il m’a parlé en son temps de Chacallis, de l’urgence de l’aller voir. Ce que je fis. A Paris maintenant il laisse son œuvre parler pour lui, tant il est persuadé que le Temps est son meilleur allié. (Alexandre de la Salle, 2000)
« Réponse » de Marcel Alocco, dans « Le Paradoxe… » :
« On s’est permis de naître, de grandir jusqu’à l’adulte. On a traversé Fluxus, on a creusé les fondements de Support-Surface, on était trop carrefour et trop curieux, on n’a pas supporté de construire une H.L.M. clapier. On a pris un sentier qui n’existait pas, on a tenté de marcher sur un chemin qui commençait juste à l’instant où la semelle se pose sur le sol. On a cru arriver à être, être Marcel Alocco - mais c’était où ? Sur sa carte d’identité ? On était à Paris, à Berlin, à Los Angeles, à Saint-Paul-de-Vence, où est la différence ? On était toujours dans son sac de peau, et au-delà, tellement au-delà.
On a mis un peu de poussière colorée sur du tissu.
Un point c’est tout.
Il suffit d’un point posé pour que tout commence.
Quand même très prétentieux de vouloir mettre au bout sa signature, à dire que l’on est
...Marcel Alocco…

Nice le 17 novembre 1999

Michel Butor Couverture de « Lisières Arlequins » (Editions Voix Richard Meier 1988)

Mais comment ne pas finir sur l’admirable livre « Lisières Arlequins » Alocco/Butor/Monticelli (Ed. Voix de Richard Meier), un livre-objet dont le texte de Michel Butor « Lisières » pour Marcel Alocco commence par : « Un texte venu de l’autre côté de la Terre, de l’au-delà d’un immense océan et de tout un continent encore ».
Et celui de Raphaël « Pour Marcel Alocco », a pour titre « Arlecchino sfarmasi non puo »… De l’italien… cqfd… Proust a dit que les beaux textes s’écrivent dans une langue étrangère. Chacun la sienne, à recueillir dans la nappe phréatique, et à tisser. Tisser de l’eau ? Le chemin se fraye dans l’eau, dit le Talmud. Il se referme sur vous, avec comme trace une vague rumeur. Et c’est tout l’Art.

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