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Chapitre 69 L’œuvre de Marcel Alocco, question d’héritage (Part III)

Marcel Alocco et, non pas la géométrie, mais la structure

Si en 1989, dans « Images pré-texte au travail du Patchwork », Marcel Alocco désigne l’œuvre de Paul Klee comme l’une des plus déterminantes pour lui, l’année précédente, en 1988 Pierre Chaigneau, dans l’exposition de la Galerie Alexandre de la Salle, disant son intérêt particulier pour les pièces orthogonales de « Lisières Arlequin » manifestait une certaine intuition.
Mais ce n’est pas pour rien, la question de la structure apparaît comme inhérente à la démarche de Marcel Alocco, dans sa forme et même dans son inspiration « ethnologique » (à la Léevi-Strauss), même – et ce n’est pas contradictoire - si le squelette de l’œuvre infinie, fragments de fragments, est revêtue d’une chair sensuelle, habitée, fleurie. Le réel pris dans la maille d’objets objectifs, réduit à de la classification, ce sera le Nouveau Roman, et l’intérêt que Michel Butor portera à l’œuvre de Marcel ira de soi, étant donné, en 1962, la revue « Identités ». Cela commença par l’écriture, raconte Marcel, et, en 1964, retour de service militaire, ce sera « Au présent dans le texte », déjà un patchwork, de phrases, d’associations libres selon son propre terme, phrases-objets imprimées de manière inhabituelle en travers de la page, comme pour en marquer la concrétude de signe d’abord illisible.

Plaquette exposition GDLS juillet 1979, photo exposition des « Rubans Sergés », à la 7e Biennale de Paris (1971)

Un passage de l’affiche « america » rappellera les travaux sur le brouillage de Raymond Hains
Œuvre mi-littéraire mi-plastique comme gustation des mots, des formes, des couleurs, des assemblages, et pourtant mise en ordre implacable, comme au Bauhaus. Un rapport évident eu égard aux inventaires dressés par les gens du Bauhaus (Maison de Construction) sur le point, la ligne, le plan, les couleurs, et leurs rapports.
Cette référence de Marcel Alocco à Paul Klee ne peut que nous arrêter, comme panneau indicateur vers la mise en ordre opérée par le Bauhaus, et pas seulement Paul Klee avec son Cours, il y avait aussi les cours d’Albers, Moholy-Nagy, Kurt Schmidt, Oskar Schlemmer, et toute la recherche de Kandinsky. Fritz Levedag, leur élève puis professeur lui-même, écrit qu’il y a chez Klee un point immatériel qui se trouverait à la source de tout. Et le point de Kandinsky serait le lieu où se rencontrent l’être et le non-être, le visible et l’invisible, le langage et le silence… Placé au centre d’un carré, il est « l’unique élément originaire de la composition, l’image première de toute expression picturale... » Klee dont Michel Seuphor note le parcours paradoxal de l’abstraction à la figuration, « et même à l’anecdote », dit-il, retournant malgré tout à l’insaisissable pour composer sa future épitaphe. Un texte digne de l’Ecclésiaste :
Ici-bas je ne suis guère saisissable.
Car j’habite aussi bien chez les morts
que chez ceux qui ne sont pas nés encore,
un peu plus proche
de la Création que de coutume,
bien loin d’en être jamais assez proche.

« America détérioration » en couverture du catalogue de « Arte conceptual frente al problema latinoamericano », Buenos Aires et mexico 1974 (Catalogue du CIAC, 2002)

Ailleurs Klee écrivit :
L’art est-il parabole de la Création ?
Le lien qui le rattache à la réalité optique est très élastique.
L’univers de la forme est souverain, sans pour autant être encore l’art au niveau le plus élevé. A ce niveau, un mystère plane sur la multiplicité des significations, et la lumière de l’intellect s’éteint lamentablement.

(Pages extraites du cours de Paul Klee, Pädagogisches Skizzenbuch)

Art de la frontière
Un « art de la frontière » n’est-il pas devenu au début du XXe siècle une sorte de catégorie, avec l’idée que ce sont les limites elles-mêmes qui ouvrent sur l’illimité, forment interface entre les deux dimensions ? Que ce ne peut être qu’ainsi pour l’esprit humain ? Bachelard a dit qu’on ne peut habiter l’infini, parce que dans l’infini on n’est pas chez soi. Le « chez soi », le « heim », est fait de bords. Et pourtant, par la fenêtre : la ligne d’horizon. Définition du Patchwork ? Celui de Marcel Alocco, et celui des artisanats, pièces de récupération parlant tout autant de la perte, du déchet. Mais Marcel en a fait une philosophie.

Plaquette exposition GDLS juillet 1979 (verso)

Car c’est à partir de leur concrétude, répétitive, que la différenciation, la coupure d’avec la limite sont pensables. Ce n’est qu’à partir du pensable qu’on peut ébaucher une pensée de l’impensable. Le rien ne peut penser le rien. La conformation de la Colonne sans fin de Brancusi, constituée de volumes identiques, beaucoup plus que sa sérialité, que sa consistance sérielle, désigne la fin, la coupure. L’étêtement. Le prolongement sans fin peut devenir imaginaire et symbolique, du fait du rythme. De tels phénomènes appartiennent naturellement aux théories de la Forme, le segment présenté devenant simple spécimen, échantillon. Destiné à être poursuivi par l’œil, l’imaginaire du spectateur. Dans cet art de la coupure le spectateur est requis pour restituer à l’œuvre l’au-delà de l’œuvre, l’au-delà de l’horizon. Par exemple la Ligne indéterminée de Bernar Venet est presque déterminée, puisqu’on reconnaît son auteur, qu’elle est « signée » et qu’ainsi elle fait signe, institue un vocabulaire, et c’est bien à travers un vocabulaire, troué, que l’indicible peut être dit. Que le non-dit se dit entre les Lignes, que c’est un mi-dit.

Couverture du catalogue de l’exposition « Treize fragments ou la quarantième » au MAMAC (Nice, 1993)

Encore Paul Klee : le 9 janvier 1924, dans son cours au Bauhaus, il déclare : « Si je ne la vois pas (la ligne) je la sens, et ce que je perçois de cette manière, je puis le rendre physiquement perceptible, en un mot visible. Donc il existe une ligne ? et : « Tout n’est-il pas ligne ? Fleuve dans le lointain. Pensée. Route. Attaque. Epée, piqûre, flèche, rayon. Fil du couteau. Echafaudage. Ligne : charpentier de toute forme ».
Quelles sont donc ces lignes invisibles, échafaudages du psychisme, qui viennent à être rendues visibles ? Le dessin les manifeste plus que toute autre technique. Et que manifeste le dessin de Paul Klee ? Il décrit lui-même le voyage que représente le geste de « rendre visible » par le dessin, il en dresse une carte topographique : « Entreprenons un court voyage au pays de la meilleure connaissance... » à partir du point mort, projection du premier acte de mobilité (ligne), arrêt pour reprendre souffle, ligne interrompue, ligne brisée en cas d’arrêts répétés etc. Tout un gesto-gramme, si l’on peut inventer ce mot, un tracé des énergies en action, avec sentiments, et surtout description - même abstraite, même débarrassée des détails réalistes, reconnaissables - d’éléments de la nature, hommes et paysages... Si Klee voyagea d’un objet à un autre pour en donner les lignes d’échafaudage, on parcourra avec lui tous les paysages de référence à des pérégrinations dans un réel interprété, selon des niveaux de « défiguration » divers. On est d’ailleurs dans une telle diversité qu’on pourrait intituler l’éventail des dessins des croquis de voyages.

« La peinture en Patchwork Fragment n°2 » (1974)

En 1998, j’ai écrit tout ce qui précède dans un livre intitulé « La Ligne illimitée de Franz Levedag (1899-1951) », aux Editions Feuer-Vogel. A la suite d’une biographie de Levedag, le Bauhaus puis la guerre - taxé d’art dégénéré par le nazisme il fut envoyé sur le front le plus dangereux, et persécuté - … à la suite de la description d’une recherche de « ligne illimitée » que partagea Kandinsky sous forme de « libre ligne ondulante », j’ai évoqué quelques manifestations de l’art contemporain qui pouvaient s’y rattacher. Ainsi Fluxus, avec son « indétermination », son « inarticulé », sa dépersonnalisation permettant paradoxalement une meilleure confidence du Sujet et du Monde... Fluxus comme déconditionnement, comme débloquage du flux vital, comme ouverture sur le sans-limite, Fluxus comme art nomade. L’infinisation en jeu dans Fluxus étant aussi politique et sociale : « ils » ne voulaient plus d’un discours du maître, ils projetèrent de détruire les hiérarchies qui favorisent les monopoles et enferment l’art dans des définitions bloquant le flux héraclitéen de la vie. Il fallait donc que la vie déborde les canalisations dans laquelle on l’enferme. Au plus près de cela, ai-je écrit, l’un des thèmes de Marcel Alocco est : « La peinture déborde »...
Pour parler de Fluxus, j’avais encore cité Paul Klee et sa façon de procéder : « Je commence logiquement à partir du chaos, voilà ce qu’il y a de plus naturel. Je reste calme ce faisant, parce qu’il m’est permis tout d’abord d’être moi-même chaos... », et : « ... d’être moi-même chaos, c’est la main maternelle. Devant la surface blanche, je restais souvent tremblant et timide. Tout de même je me secouais et me contraignais à l’étroitesse des représentations linéaires. Et alors ça y était, car je m’étais exercé avec énergie et conséquence dans ce domaine. Il est commode de pouvoir être chaos, pour commencer... »

« La peinture en Patchwork Fragment n°104 », d’après « Le campeur » de Fernand Léger (1978)

Comment décrire mieux la solitude dans le vide où retourne l’artiste, où il peut se dégager de toute représentation, comme à la Renaissance les peintres employaient un miroir noir pour se laver le regard - et ensuite ( la technique étant là, comme latente dans les muscles d’un danseur, en attente) ensuite, la forme exprimée sous le choc de la vie. Le choc que peuvent donner des écritures de Ben, des aphorismes de Filliou, des idéogrammaires d’Alocco, c’est cette irruption de l’objet, de la langue, comme si c’était la première fois… (…) Pierre Chaigneau, conservateur du MAMAC (toujours dans « La ligne illimitée… ) parle à propos de Venet de « ligne dans toutes ses variantes ». Il déclare également qu’avec lui les lignes « jusqu’à présent soumises aux règles strictes de la géométrie, vont prendre des libertés, se libérer », et que la « ligne indéterminée » apparaît alors.
Et dans ce livre un paragraphe était intitulé « Marcel Alocco, Illimitation par fragilité des frontières ? » :

(A suivre)

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