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CHAPITRE 48 (part III) : Une histoire de merveilleux nuages (suite)

Suite de la chronique de France Delville entamée mercredi pour Art Côte d’Azur...

Suite des « Enfants du Borinage » de Paul Meyer (1958)

Ce film admirable déploie un espace et un temps énigmatiques où apparaissent des visages inoubliables, celui de l’adolescent dont le père est mort à la mine, et qui, tapi dans la nuit, envie la place de l’autre dont le père caresse la tête - il caresse sa propre tête - celui du fou, Domenico, qui joue avec les enfants, les fait parler leurs langues maternelles (tout comme l’instituteur, « maman » dans toutes les langues ), le fou Domenico dansant avec une Dolorès de trois ans, coiffée d’un chapeau de Gilles, Dolorès au noir regard scrutateur... Dans cet ailleurs magique - Commedia dell’arte exportée - s’agitent les silhouettes électriques des enfants qui dévalent les terrils assis sur des platines gondolées, c’est-à-dire des moules à tartes. Au loin, les pyramides... pardon, les fameux terrils, donnent une grandeur tragique à l’esclavage aimé, malgré éboulements et coups de grisou, par les Yvan Denissovitch du charbon, à coup de fierté, d’attachement à l’outil. Esclavage dont la cessation tirera des larmes bouleversantes lorsque les puits seront fermés, et que, à Lewarde ou ailleurs, des musées en retraceront le monde particulier. Monde à part, oui, où les chevaux de trait devenaient aveugles, étaient remontés une fois l’an à la Sainte-Barbe, n’étaient libérés que morts. Monde où le sandwich du travailleur, le briquet, n’était apprécié qu’imbibé d’émanations de charbon.

Nivèse avec Frédéric Altmann et Claude Fournet (1979)
Photo P.H. Polcci

Les enfants du Borinage montrent évidemment la remontée des mineurs en benne, harassés mais souriants, visage barbouillé de charbon, yeux cernés de noir, d’un noir qui fait de leurs prunelles des trous de lumière... « Ils étaient comme maquillés de khôl, dit Nivèse, ils étaient transparents ». Après cela les hommes vont ramener leurs vêtements du plafond où ils ont été hissés hors de portée de la poussière... Il revient à Nivèse petit à petit que les parois des bennes étaient des grilles, des grillages, des dentelles de métal variées, croisillons dont sont faites aussi les architectures qui brodent le paysage de roues, de tours, de piliers, de traverses, et celles aussi qui soutiennent les usines, filatures ou aciéries... Les hommes familiers de l’enfer - de la mine - l’étaient du ventre de la terre, métal et argile, aspirés par la Metropolis où se tissait la toile d’araignée de l’exploitation humaine... Chez Fritz Lang aussi les yeux des personnages étaient transparents... regardant l’écran d’une fragilité absente... Lorsque la transparence deviendra élément du vocabulaire pictural de Nivèse, elle en parlera comme d’une rédemption : « Le personnage figuratif intégré au pied de ma sculpture représente évidemment l’homme. Elle s’intitule Entrer dans l’an 2000, et, bien sûr, cet homme tente avec l’énergie du désespoir et une force décuplée de s’introduire dans la transparence des ouvertures des cloisons évidées. Mais patience, nous n’y sommes pas encore. Quelques tours de piste sont à accomplir en attendant de plonger dans le monde du futur, inconnu. Que l’homme du prochain millénaire soit un messager de paix et rempli d’espoir ».

Portrait de Nivèse par Frédéric Altmann dans l’exposition « Tokyo qui accueille Nice » en 1995
DR
« Miss Liberty » pour l’exposition à la Gallery Art 54, New-York
DR

Et si cette transparence, quasi-leitmotiv des exégètes de Nivèse, n’était que la sublimation des yeux du père délavés par l’obscurité, rentrés de solitude et d’effort, les yeux d’Ulysse venus redessiner ses yeux d’amphore grecque au charbon des galeries souterraines du Nord, et gardant, quoique endeuillés, la limpidité des fonds marins de l’Adriatique, dans une nostalgie pure des bonheurs originaires ? N’est-ce pas ainsi que se tisse l’imaginaire de l’artiste, tenture secrète d’une mémoire dite oubliée ? A coup de couleurs, formes, cernes, découpes, pleins et déliés, fidélité de Pénélope quant au tissage, fidélité d’Antigone quant à la persévérance réparatrice avec laquelle la main du père aveugle est tenue, aveugle ici non de s’être crevé les yeux mais de les avoir offerts au labeur nourricier au risque des poussières géologiques...

Transparence qui serait alors l’un des voiles de l’objet perdu, entre abysse et flashes incandescents, l’Œuvre au Noir, enluminures pour musée de mythe familial. Lorsque Nivèse passera du tissu au métal, c’est peut-être Héphaïstos qui prendra le relais, mais pour la bonne cause, celle de l’Art. Faire dériver la cause, c’est sublimer, et donne, on le sait, des choses sublimes. L’œuvre est cette dérive, au large, ou le long, des côtes. Balisés de re-pères inouïs, ce qui veut bien dire : jamais entendus... Dans l’œuvre s’entend l’écho de l’enfance, de la jouissance à avoir eu, un jour, une histoire. Dans la magie de sensations neuves où le monde se découvre avec une violence douce, polychrome. Entre les cieux turquoise et les roches multicolores de l’Istrie, et l’ébène des mines de Jemappes, une théogonie subliminale se constitue, une Genèse à soi, où les contrastes venaient structurer la forme, lui donner sa saveur, ses mystères, ses trous. L’objet perdu devenant si présent qu’il cisèle le tissu du monde en des variations haute-couture. L’arrachement à l’enfance, premier écart, créant de riches manteaux. Comme d’Ulysse la peur des sirènes, le savoir de l’artiste sur les hauts-fonds - bas-fonds pétris d’angoisse autant que de pulsion vitale - le rend apte à nouer, à attacher (incessante tâche de la tache, chez le peintre), les bribes toujours en perte, aspirées par le néant, perpetuum mobile de l’entropie des choses, mais avec régulièrement ce coup de rein du signifiant... western de la vie intérieure... Nivèse se souvient tout à coup de l’ascenseur qui remontait son père... les parois en étaient grillagées... Héphaïstos le forgeron a bien dû venir se mêler à l’élaboration d’une œuvre qui ne lui était pas étrangère, Héphaïstos enfant, aussi joufflu que le bambin Eros, tout aussi efficace...

Catalogue de l’exposition à la Galerie A. de la Salle, juin 1999
DR

Et c’est peut-être ce lien de Nivèse avec des civilisations dites englouties qui la fit si bien comprendre de Claude Fournet, Directeur des Musées de Nice et l’un des amis avertis de son talent, celui qui écrivit l’admirable Periplum aux Editions Galilée, et dont le travail de Nivèse semble si proche, puisque sans cesse y est forgé un Lieu, ouvert - vacuité matricielle - mais bruissant, d’histoires, de rencontres d’un érotisme saisissant... « ici (d’où je vous écris) j’ai reconstitué la clôture », ou bien : « un ciel bleu, très pur, découpe la colline, ponctue le végétal. Les transversales avec leurs cyprès… » ou bien : « puis jouent le spectre, la défiguration ; ailleurs, la trame se resserre ou se déchire. Quelque part, la première boucle est nouée d’un signe qui n’est que l’emmêlement », etc. Ils ne se sont peut-être pas rencontrés pour rien, dans une amitié au-delà des civilités, le poète raffiné et l’instinctive jeune fille qui faisait éclore des Volubilis sur ses cahiers de maths... Avaient-ils chacun reconnu chez l’autre un horizon où des échos lointains viennent frapper sur l’enclume de la vraie vie, celle des inspirés...

Dessin de Nivèse dans l’affiche du Colloque « Malaise dans la Civilisation » (1993)
DR

En 1995, à propos d’une exposition au MAMAC, où figuraient avec Nivèse, Cantin, Condom, Farioli, Garibbo, Serée et Tréal, Claude Fournet parlera de « cette diaspora semblant être la condition commune des créateurs d’aujourd’hui ... « De cette diaspora il faisait lui-même partie, lui aussi artisan métaphysique, selon le terme qu’il attribue à Henri Dimier...
Cette diaspora qui fut glorieusement relevée à Nice, en 1993 par le Colloque international « Exclure/Jouir, Malaise dans la Civilisation », sous les auspices des Nations Unies, du Parlement Européen et de Médecins du Monde, face à des risques de repliements identitaires, et ce fut à Nivèse que fut demandée l’affiche. Entre escalier et barreaux ouverts, elle en fit une respiration, éventail de forces déployées vers l’infini... C’est qu’un mouvement de résistance avait rappelé à la Côte d’Azur sa vocation de plaque tournante, tant d’étrangers y étant venus déployer leur génie...
A la Galerie Lola Gassin fut présenté un portfolio dans lequel des artistes niçois saluaient certains des Etrangers qui avaient aussi fait le prestige de notre région, Anton Tchékhov par Anne Gérard, Picasso par Ernest Pignon-Ernest, Chagall par Moya, Nietzsche par Thupinier, Paganini par Isnard, James Baldwin par Arman, Witold Gombrowicz par Eppelé, Le Corbusier par Pédinielli, Marie Bashkirtseff par Baudoin, Guillaume Apollinaire par Pagès, Tobias Smollett par Charvolen... Les autre étrangers étant entre autres André Ady, poète hongrois, Sydney Bechet, musicien américain, Vicente Blasco Ibanez, écrivain espagnol, Alexandre Calder, artiste américain, Thomas Cavendish, physicien et chimiste anglais, Bruce Chatwyn, écrivain anglais, Isadora Duncan, danseuse américaine, Maurice Maeterlinck, écrivain belge, Alberto Magnelli, peintre italien, Heinrich Mann, écrivain allemand, Katherine Mansfield, écrivain néo-zélandais, Somerset Maugham, écrivain anglais, Edvard Munch, peintre norvégien, Géo Norge, poète belge, Florence Gould, mécène américain, Eileen Gray, architecte américain, Hans Hartung, peintre allemand, Alexandre Hertzen, écrivain russe, Panaït Istrati, écrivain roumain, Nikos Kazantsakis, écrivain grec, David Herbert Lawrence, écrivain anglais, Vladimir Prokosh, écrivain russe, Chaïm Soutine, peintre russe, Nicolas de Staël, peintre d’origine russe, Léon Tolstoï, écrivain russe, Kees Van Dongen, peintre d’origine hollandaise, Théodor Wolff, écrivain allemand, William Yeats, poète irlandais, etc.

Aspect très « mosaïque » des Alpes-Maritimes qui furent tant recherchées, savourées par des amateurs de beauté, de poésie, de création... et d’altérité. L’Ecole de Nice, qui se constitua dans les années 60, fut elle aussi traversée de courants hétérogènes. Et c’est bien dans cette logique qu’une deux fois émigrée, Nivèse, devint un jour, une artiste du Coeur de Nice, comme l’écrivit Frédéric Altmann en août 87 dans le journal « Le Cœur de Nice » (Lu Amic de Nissa Vielha) : « Près du Cours Saleya, Rue Saint-Suaire, une artiste discrète exécute dans son Atelier-Loft une œuvre très personnelle. Son nom : Oscari Nivés, une femme blonde au regard bleu.
Une carrière jalonnée de succès hors de nos frontières. Récemment une exposition personnelle aux Etats-Unis (...) Nivés Oscari aime le Vieux-Nice ; elle adore la liberté, rire et ne se prend pas au sérieux. Acropolis, depuis le mois de mars 1987, possède une œuvre de Nivés en bois découpé de 3,40 x 3,40 m, un hommage à Miss Liberty. De nombreux écrivains ou artistes ont écrit sur elle, Michel Butor, Michel Thévoz, Le Targat, Jean Fornéris, André Verdet, André Villers, Yves Bayard, Nicole Laffont etc. Dans le monde difficile de la peinture, il est rare qu’une femme puisse avoir sa place au soleil, cela est encourageant. Nivés Oscari trace un chemin pour d’autres espoirs... Le Cœur de Nice est une pépinière d’artistes de talent. La plupart des grands du monde de l’Art contemporain sont issus du Vieux-Nice : Bernar Venet, César, Farhi, Sosno, Angel, Geneviève Martin, artistes confirmés... » etc.

A suivre...

- Pour relire le premier chapitre de cette chronique
- Pour relire le deuxième chapitre de cette chronique

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