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CHAPITRE 48 (part II) : Une histoire de merveilleux nuages (suite)

L’histoire s’intitule Nivèse ou « Miss Liberty », ou « Une déchirante douceur », ou « La part féminine de l’École de Nice ». Et sous l’exergue de cette phrase d’Oscari Nivès, sa première signature : « Chaque chose et chacun a son ombre portée... et mon œuvre aussi... »...

Et le récit commence sous le titre de : « La dentellière  ».

Quelle est donc cette femme au visage dentellé par un mourachabieh de sa propre facture, où un presque IKB - le fameux Bleu Yves Klein - se mâtine de constructivisme, se métisse de Support-Surface, tout en gardant la mémoire de dentelles archaïques, et pour raconter une histoire très spécifique, celle d’une artiste à la pudeur anachronique, chemin à l’envers de l’exhibition vers le retrait, quelque chose de l’amour courtois, insolite au XXIe siècle... Insolite, Nivèse l’est de cent façons, et pour découvrir cela, il faudra soulever de nombreux voiles et autres macramés... tant sa simplicité de Dentellière - celle de Vermeer - égare le distrait... Elle n’est donc pas si simple que cela, celle qui, de son Istrie natale, passa par la Belgique pour aller s’ancrer dans ce Vieux-Nice empreint des forces telluriques d’un monde méditerranéen... car elle transporte avec elle toute la charge d’un personnage antique tombé dans un pot de peinture du Pop Art... Première étrangeté : son nom, qui n’a cessé de se modifier tout au long de sa pérégrination, avatars de traductions, d’adaptations à l’exil...

Nivèse dans son atelier
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Nivèse à Tarragone en 1970
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Déjà avant sa naissance dans la tête de sa mère un souci éthique la priva du prénom pourtant adoré de Naevia - Neige - précédemment porté par une sœur disparue. Sagesse instinctive de ce que la psychanalyse constate : on ne donne pas le prénom d’un enfant mort à l’enfant suivant, c’est ce que "Salvador" Dali manifesta a contrario toute son existence par sa "folie", se sachant, fils et frère de deux Salvador, interdit d’être, et nourrissant son œuvre de cette interdiction. Ici, le 19 mai 1944, à une petite fille d’une blondeur extrême on assigne le prénom de Nives, qui lui va comme un gant. Naevia ou Nives, c’est toujours neige. Prénom Nives, nom du père : Oscari... Un prénom, un nom, tout va bien. Pourtant Nivès Oscari se verra nommée de manière diverse, comme si sur cette neige les traces devaient sans cesse se réinscrire, comme si elle était d’emblée l’étrangère... O. Nives, Nivès Oscari, Oscari Nivès, Oscar Nivès, Nivés (accent aigu), Nivès (grave), et même, dans le Catalogue de la Mostra Internationale di scultura all’aperto de Gambarogno, Lago Maggiore, en 1996 : Nivèse Uckar.
Le Nivèse d’aujourd’hui est-il définitif, n’ajoutera-t-on pas de nouveaux masques fleuris à un personnage hors du commun, personnage tout court, femme venue d’un espace autre, d’un temps historique haut en couleurs ? Et dont la neige aura fait broder tant de métaphores aux critiques et poètes qui, au-delà de la reconnaissance d’une œuvre, voulurent adresser à son auteur des couronnes célébrant s’il en était besoin sa gentillesse, son sens de l’amitié, son sens de l’essentiel... C’est donc à cause de son exceptionnelle blondeur que, née à Labin, sur les rivages d’une Istrie italienne à l’époque, aujourd’hui Yougoslavie, la fille de Romano Oscari, cultivateur, et de Marie Dorani, troisième de six enfants, fut prénommée du signifiant neige en latin. Un latin toujours usité dans la Croatie d’aujourd’hui.

Nivèse avec Frédéric Altmann, Sosno et Gaby Kopp
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Jusqu’à son éclatement, la Yougoslavie, formée en 1918, fit coexister six nations et diverses minorités, utilisa deux alphabets, latin et cyrillique, pratiqua trois religions, l’orthodoxe, la catholique et la musulmane. Cet effet de mosaïque étant dû, dit-on, à la nature accidentée du relief, qui sépare, isole, accentue les différences. Mais ce pays fut toujours un fusible entre Occident et Orient, entre le littoral adriatique et l’égéen.
Dès le Moyen Âge il y eut écartèlement entre deux chrétientés, deux civilisations, où passa la frontière instable de l’expansion ottomane et de la reconquête chrétienne, source de contrastes économiques et culturels. Et l’Istrie détient le record des changements d’appartenance : annexée par Rome en moins 177, au Ve siècle elle est occupée par les Wisigoths, les Huns, les Ostrogoths, les Slovènes et les Lombards. Conquise par Venise au XIe siècle, elle lui est enlevée en 1797 par l’Autriche, qui à son tour doit la céder à Napoléon en 1805, mais elle la récupère en 1815, et c’est le traité de Rappalo, en 1920, qui la donnera à l’Italie, pas pour longtemps, puisqu’en 1947 elle sera attribuée à la Yougoslavie, ce qui entraînera l’émigration des Italiens, dont Nivès, qui, avec sa famille, à l’âge de trois ans, partira pour la Belgique.
Trois ans : est-ce trop jeune pour avoir été marquée par la terre natale ? Dès sa conception l’humain est poreux à ce qui le traverse, l’écho des vents, la densité du sol, le souffle de ceux qui parlent et chantent alentour. Les canyons profonds, les surfaces dénudées, dus au quaternaire, les grands poljés reliés entre eux par des rivières souterraines, n’ont-ils pas donné à la petite fille l’énergie du sculpteur, la patience du laboureur, et l’empreinte de cet Homme debout qui sera plus tard l’un de ses thèmes les plus marquants ? Une forme de résistance aux modes, la poursuite d’un vocabulaire tellurique, n’ont-elles pas été dictées, fondamentalement, par cette montagne qui servit de foyer de résistance aux Ottomans, fut la forteresse des partisans pendant la Seconde Guerre mondiale ? Montagne qui domine aussi l’étroite frange adriatique dont le millier d’îles en dentelle émergeant du vide bleu ne sont que des éclats préhistoriques, des fragments de genèse... Cette terre d’alluvions, riches de loess, porte une population ethniquement bariolée, il faut le répéter, lorsque naît Nivès, et le Temps sera tout aussi chaotique, temps d’émigrations diverses, vers l’Europe de l’Ouest, la Belgique par exemple, dont la population a vieilli, il y faut l’importation de troupes fraîches, italiens, marocains, turcs, et... Yougoslaves.

Et c’est ainsi qu’appâté par des rabatteurs, Romano Oscari entraîne toute sa petite famille en Wallonie. La séparation arrange tout le monde, le clan Dorani n’a jamais vu d’un bon oeil le goût de l’une de ses filles, Marie, pour un ouvrier. A 16 ans Marie a mis au monde son premier garçon, trois ans plus tard une petite fille, trois ans après, Naevia, dont la mort est attribuée à un mauvais sort, enfin : Nivès. Mais la désapprobation de la famille ne s’est jamais atténuée. En 1947, l’émigration vient à point. Romano Oscari demande l’asile politique à l’Italie, se retrouve dans un camp de réfugiés, Marie doit l’y rejoindre avec les enfants. Elle prend un bateau à Pula, payant son billet avec le jambon et la choucroute qu’elle a subtilisés à son père. Arrivée au camp où est censé l’attendre Romano, il n’est pas là : transféré. Après maintes angoisses elle le retrouve, et ils font route vers l’Eldorado : Jemappes. La Mine. Avec pour habitat les baraquements demi-cylindriques où l’on a parqué les prisonniers allemands pendant la guerre. Pourtant Nivèse dit « La Belgique nous a accueillis... » . Leur vie rude, payée par le courage du père, est égayée par la chaleur humaine, la solidarité, et aussi une infinie curiosité intellectuelle. Invention, intuition, persévérance, ont fait le reste. L’humour aussi. Qualités intrinsèques à la famille Oscari, mais l’exil révèle les ressources humaines, la sensibilité, autres versants de la nostalgie. C’est ce que décrit un film admirable, de Paul Meyer, Les enfants du Borinage, où, en 1957, ont joué les frères et sœurs de Nivès, Branko, Dolorès, Marie. Nivèse était déjà trop grande.

Sculpture de Nivèse
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« Graphe n°7 » (à l’époque de la Villa Arson)
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Les enfants du Borinage sont un petit chef-d’œuvre entre Bünuel, De Sica, et le Kurosawa de Dodes Caden... du noir et blanc pour dire l’ombre et la lumière, le charbon, mais la joie des bals, de l’amour pour les enfants. Le film a pour sous-titre « ... déjà s’envole la fleur maigre », phrase tirée de l’exergue, le très beau poème de Salvatore Quasimodo, Prix Nobel de littérature :

Je ne saurai rien de ma vie
sang obscur et monotone
je ne saurai qui j’aimais
qui j’aime
maintenant que replié, réduit à mes membres
dans le vent gâté de mars
j’énumère les maux des jours déchiffrés
Des branches
déjà s’envole la fleur maigre
et moi j’attends
la patience de son vol irrévocable

La fleur maigre du Borinage/Charbonnage obsolète qui déjà rime avec Chômage, avec l’irrévocable fermeture des mines, et, dans le vent gâté de mars et autres saisons, l’aridité de la question sur l’avenir, et celle du sol envahi d’herbes où des enfants, comme tous les enfants, inventent des lieux mythiques... Lieu déjà mythique pour avoir reçu, sortant de trains noirs aux locomotives chuintantes, des individus aux langues bigarrées, polonais, grecs, yougoslaves, italiens, kabyles... chacun ensuite, au gré des amours, se faisant professeur de langues...

A suivre...

- Pour relire le premier chapitre de cette chronique

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