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Belle du seigneur [Extraits]

Impossible d’adapter au théâtre le volumineux roman d’amour fou (845 pages) écrit par Albert Cohen. Foisonnant et inclassable, couronné du Prix de l’Académie française, l’auteur a mis 30 ans pour le publier en 1968. Ce sont donc des extraits de Belle du Seigneur qu’ont fait entendre sur scène Jean-Claude Fall et Renaud-Marie Leblanc et qu’interprète Roxane Borgna, dans une baignoire remplie d’eau qu’elle ne se prive de faire gicler.

En monologues choisis et juxtaposés, Ariane (l’héroïne du roman) délivre sa part de vérité profonde sur une aventure imprévisible et surprenante au plus haut point d’incandescence. Epouse d’un petit bourgeois aux idées étriquées, elle a rencontré le séducteur Solal qui l’a enlevée avant de devenir son « seigneur ». Pour Albert Cohen, l’enfer, ce n’est pas les autres, mais l’autre, celui ou celle qu’on aime. La vie infernale, c’est celle de la passion amoureuse qui ne permet aucune respiration, aucun souffle d’air frais. C’est l’amour fou, retenu, désiré, refusé, puis accepté.

Pudiquement voilée dans sa baignoire, mais totalement dévoilée dans l’impudeur de ses mots, Ariane va loin dans la révélation d’elle-même. Elle se déchaîne dans la fureur de son désir et incarne magistralement l’élan de l’amour. Elle accroche ses mots aux émotions, au creux des faits les plus concrets, là où bascule son existence, puis se laisse entraîner dans des inventions langagières de l’auteur, les insolites façons de voir les choses les plus banales. Elle lutte donc à coups de mots pour se prouver qu’elle aime cet homme qui s’offre et se refuse et elle va loin dans la révélation d’elle-même, abolissant tous les tabous sur les effets et les excès que la passion provoque, sur les souffrances de l’amour et parfois ses extases.

Le public, capté par cette « Ariane au bain », n’éprouve aucune lassitude à ses confidences émiettées, tour à tour amères ou rayonnantes, ses flash back mentaux chuchotés comme on délivre un secret ou comme on se confesse à soi-même, par ses pensées en mouvement clamées par Roxane Borgna. Pour interpréter la célèbre Ariane, imprévisible et attachante, la comédienne est là, visage et corps à nu, agressive et douce. D’une voix musicale, sensuelle et dépourvue d’afféterie, elle se livre sans retenue avec une lumineuse et fraîche impudeur. Délicate, à vif, toujours dans l’émotion juste dans le territoire de l’intime, elle parle d’amour uniquement, obsessionnellement, universellement, de façon répétitive et fragmentée. Surprendre ses confidences, ses « racontages » dans sa baignoire, où elle se déchaîne de façon impudique pour parler du désir et de l’explosion sexuelle aux multiples impacts sur le corps et l’esprit, donne charme et piment à cette histoire d’amour fou et improbable. En amoureuse déjantée, elle fait ses confidences au public durant des séances intimes et quelque chose frémit, brûle, s’incarne...

L’entreprise périlleuse entre toutes à laquelle se sont attelés Jean-Claude Fall et Renaud-Marie Leblanc est une réussite ! Belle du Seigneur ? Une belle surprise !

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