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Sarah Moon : « Les coulisses du Paradis »

Elle créa la femme Cacharel, puis développa une fascinante poétique visuelle où s’interpellent le visible et l’invisible, l’éphémère et l’intemporel. C’est tout l’univers onirique de Sarah Moon qui est dévoilé ici.

Après avoir étudié « l’anglais et les bonnes manières », dans un collège britannique Sarah Moon entame à l’âge de 18 ans, une carrière de mannequin à Paris. Lorsqu’elle réalise en 1966 des photos d’une amie pour un défilé Cacharel, elle ne se doute pas qu’elle deviendra quatre ans plus tard, le pygmalion de la marque et sa photographe inspirée. Ses images sont diffusées dans de nombreux magazines (Harper’s Bazaar, Vogue, Marie-Claire..) et exposées dans le monde entier. 1985 marque un tournant lorsque Sarah décide de ne plus photographier que pour elle-même. Sa carrière internationale auréolée de nombreuses distinctions (Lion d’Or en 1986 et 1987, Grand Prix National de la Photographie de Paris 1995) s’oriente vers le cinéma. Elle réalisera plusieurs films dont un long métrage « Mississipi One » en 1990. Aller à la rencontre de Sarah Moon, dont la gracile silhouette semble reliée comme une antenne à une autre dimension, c’est partir pour une autre planète où le temps serait la langue la plus parlée et la monnaie d’échange, un secret chuchoté.

Sarah Moon au Théâtre de la Photographie et de l’Image
© jch dusanter

Que vous ont apporté ces années Cacharel ?
L’expérience a duré 20 ans. J’ai commencé mes propres travaux à la mort de mon assistant. Je lui dois beaucoup. Il m’a appris la technique, un passage obligé à l’époque. Pour Cacharel j’ai dû créer une représentation appliquée à une image de marque. Cet exercice de commande fut néanmoins réalisé avec une grande liberté, dans un climat familial aux côtés de mon mari qui avait une agence de pub. Nous n’avions pas de story-board. On livrait les campagnes finies. A l’époque, on entrait dans l’âge d’or de la création publicitaire qui fut un véritable champ d’expérience pour beaucoup de photographes de talent. Aujourd’hui, cela serait impossible. Quand j’ai arrêté avec Cacharel, le diktat du marketing imposait jusqu’à la couleur des yeux des mannequins en fonction d’études de marché.

Pensez-vous avoir apporté un regard féminin sur cet univers ?
La première photo que j’ai faite fut celle de Sacha, une photographe de mode des années 60. Mais il est vrai que peu de femmes étaient derrière l’objectif notamment en France. En Amérique, quelques-unes opéraient comme Lillian Bassman, sur qui j’ai fait un film plus tard. Mon apprentissage de la mode et de la lumière m’a beaucoup aidé à créer une complicité avec mes modèles et une autre image de ce monde qui m’intéressait. Maintenant encore, j’aime les tissus, les matières, les formes. Le déguisement permet d’entrer dans une autre dimension.

La prédominance du noir et blanc, les variations sur le flou et le net, tout cela vient-il du dessin que vous avez appris dans une école d’art ?
Je n’ai jamais cherché la netteté à tout prix. Le flou, vient du fait que je travaille dans des lumières très faibles. C’est aussi une intention : faire sentir le mouvement, le vent quand je suis en extérieur. Le dessin ? Inconsciemment peut-être, dans la composition, l’équilibre des formes graphiques, l’épure des décors.

A ce propos vous avez dit « Je voudrais faire une photo où il ne se passe rien."
Plus ça va, plus j’enlève, je taille dans l’anecdote pour qu’il ne reste que le sentiment. J’aime aussi convoquer le hasard. Quand je suis dehors, il y a toujours un élément ajouté qui ne vient pas de moi, quelque chose qui me donne envie d’essayer. On ne voit ici qu’une sélection, un florilège, mais je photographie beaucoup. Ma première photo « Les hortensias sous la neige », s’est imposée à moi. A ce moment-là, ce que je voyais sous ma fenêtre avait un sens. Depuis j’envisage la photo comme un langage des signes.

Sarah Moon au Théâtre de la Photographie et de l’Image
© jch dusanter

C’est aussi la première qui vous ait donné envie de travailler au Polaroid.
J’ai commencé en noir et blanc. La quasi totalité des photos présentes sont prises au Polaroid. Ce procédé, qui induit des accidents chimiques selon la lumière, la température, est un plus pour mon travail basé sur les imprévus.

En quoi l’exercice de la couleur est-il différent ?
C’est du studio avec une vraie réflexion sur des tirages au charbon réalisés aux USA. Alors que dans la mode je composais avec la couleur, pour mes travaux j’ai pu la dominer et développer une approche picturale, que j’évoque d’ailleurs avec une amie peintre dans « 1, 2, 3, 4 ,5 »

Toutes vos photos semblent habitées. Leur mystère perdure longtemps après la première lecture. Est-ce un objectif savamment recherché ?
Quand une photo est réussie, on doit penser à un avant ou un après même si cela a été pris en 1/30ème de seconde. C’est du domaine de l’association d’idées, ce n’est pas rationnel, cela m’échappe. Pour moi, il y a beaucoup de photos où il ne se passe presque rien. Mais ce presque rien c’est déjà beaucoup comme dans un Haïku. De fait, je ne fais pas de mise en scène, je ne cherche pas à faire poétique. Ma seule préparation consiste plutôt à créer les conditions pour saisir ce moment de grâce, s’il vient à se manifester.

La notion de paradis perdu transparait dans vos œuvres, êtes-vous nostalgique ?
La photo, c’est la camera obscura. On n’est que l’ombre du passé. On dit souvent que je suis nostalgique voire mélancolique.

C’est en tous cas l’aura qui se dégage de « Mississippi one » y compris dans les décors.
Probablement parce qu’une partie du film a été tournée au port d’Anvers dans une zone industrielle qui a été détruite peu après.

L’esthétique de la photographie est très marquée dans vos films
On m’a souvent fait ce reproche, comme si la beauté formelle devait forcément cacher le vide, « belle et bête » ne dit-on pas ? (Rires). Pour moi, qui viens de la photo, ce langage existe, et les films que j’aime de Bergman à Fellini ont été magnifiés par de grands directeurs de la photo.

Le cinéma expressionniste allemand vous a-t-il aussi influencé ?
Ce sont les premiers films que j’ai vus notamment ceux de Fritz Lang. A 16 ans j’étais un pilier de cinémathèque. Les images de ce cinéma m’ont donné envie de faire ce métier avant même la peinture, ou la photographie.

Sarah Moon au Théâtre de la Photographie et de l’Image
© jch dusanter

De votre enfance avez-vous gardé d’autres images ?
Très peu, mais je me souviens de ces cartes postales affreusement kitsch de vierges ou de cupidons dorés que l’on voit encore en Espagne et aussi des illustrations d’Arthur Rackham pour un livre de contes.

Le conte, on le retrouve justement dans vos films et certaines photos ?
J’avais fait un livre de photos « Le Chaperon rouge » en 1985, puis quand j’ai réalisé le film Circus, j’ai eu envie de revisiter « La petite fille aux allumettes » d’Andersen. Je ne suis pas intéressée par l’univers des fées, mais plutôt par la symbolique universelle des contes qui ne s’adressent d’ailleurs pas qu’aux enfants. De plus, c’est un merveilleux outil de narration, la dramaturgie y arrive très vite, on n’a pas besoin de d’installer les personnages. Ils sont précipités dans une situation qui les dévoile.

Le cirque semble également vous fasciner
J’aime les gens du cirque que j’ai commencé à photographier en Russie. C’est un travail âpre, passionné, défaire et refaire chaque jour sans promesse de gloire. L’envers du décor m’intéresse y compris dans la mode. Mais le backstage est encore plus fascinant dans le cirque où le spectacle et les coulisses existent en même temps avec une grande humilité. La frontière est fragile, désenchantée, la musique de Nino Rota évoque tout ça merveilleusement !

Le thème du masque dans votre œuvre est parfois troublant comme dans la photo « Un léger handicap »
C’est le mannequin de son de Salvador Dali, que j’ai trouvé aux puces ! Il paraît étrangement vivant. C’est ce que j’ai voulu. J’ai d’ailleurs fait une série où je mêlais le vrai et le faux, les statues, une femme avec une jambe de bois, ces mannequins factices qu’on utilisait aux beaux-arts au début du siècle. C’est incroyable la présence de ces figures qui flottent comme des fantômes entre le vivant et l’artificiel. Le polaroid qui donne une distance irréelle, brouille encore plus les pistes.

« Mississippi one » est votre seul long-métrage de fiction. Comment est-il né ?
Avec Alexandra Capuano, un ange est passé ! Du moment où j’ai trouvé cette fillette pour le rôle, j’ai été obligée de faire le film. L’homme, David Lowe, était un anglais, docteur en physique nucléaire devenu mannequin. J’avais fais de la pub avec lui. Il fait aujourd’hui des émissions à la TV. On ne voit pas vraiment son visage, je cherchais l’ombre d’un homme sur un enfant. Ce tournage a été pour moi une aventure extraordinaire. Un film d’amis avec un budget modique. On a tout mis sur l’écran et je me suis battu pour qu’il existe.

Dans « 4 Contes » on aperçoit Jacques Monory dans un petit rôle ?
Son côté dandy m’a toujours fasciné. C’est aussi un ami avec lequel je partage l’amour de l’image.

Vos projets ?
On me sollicite aujourd’hui pour la mode masculine. J’ai fait des photos et un film pour « Dior Hommes ». C’est différent, j’aime bien. Quant au cinéma, j’ai un projet d’histoire courte. Je suis à la recherche de l’acteur pour le rôle principal.

Sarah Moon au Théâtre de la Photographie et de l’Image
© jch dusanter

L’exposition « 1, 2, 3, 4, 5 » au Théâtre de la Photographie et de l’Image de Nice était visible jusqu’au 12 février. Il s’agissait de la première exposition de Sarah Moon à Nice. L’artiste en a d’ailleurs profité pour découvrir la ville et réaliser une série de photos à la Villa Caméline.
Un projet né en 2008 à Londres avec l’ouvrage « 1,2,3,4,5 ». L’exposition qui suit les séquences du livre, circule sous deux formes (dont celle montrée à Nice) qui relate ses travaux depuis 1990. Un univers fait de rigueur et d’extravagance, d’une certaine violence et d’une grande tendresse…

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