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Le paradoxe de l’art concret abstrait

Art construit, abstraction géométrique … Autant de termes pour dire cet art « concret » que l’on peut observer depuis bientôt trente ans au château de Mouans-Sartoux. Un art rigoureux et minimaliste, de l’Europe du nord, bien éloigné du baroque lyrique ou romantique de nos rivages méditerranéens ?

« La question ne se pose pas en ces termes : l’art concret est certainement opposé au baroque, à l’art figuratif, voire à l’abstraction lyrique, mais aussi à l’expressionnisme pourtant inventé en Europe du nord … C’est surtout un mouvement né avant guerre, qui refusait le symbolisme ou la transcendance dans une époque irrationnelle, nous explique le Conservateur Jean-Marc Avrilla, « car il exprimait un besoin de rationalisation destiné à réinventer un humanisme. » Pourtant, l’art concret eut ses plus illustres représentants en Suisse et en Allemagne, ses plus grands collectionneurs en Suisse (à l’image de Sybil Albers et Gottfried Honegger) et sa meilleure définition donnée par l’artiste hollandais Theo van Doesburg, fondateur de la revue De Stijl : « Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface ».
Sans oublier que le château fut « durant les guerres de religion, un bastion des réformés, son seigneur Pompée de Grasse étant protestant. »

François Morellet,
acrylique bleue sur poutres de bois,
Fonds National d’art Contemporain, dépôt à l’Espace de l’Art Concret.
© Droits réservés

Un château réformé devenu « lieu de culte » pour l’art concret

Car, au commencement, à la fin du XV ème siècle, il y eut un château défensif appartenant aux familles Grasse puis Villeneuve, qui fut détruit trois siècles plus tard durant la révolution. Reconstruit au XIX ème siècle, devenu résidence privée, il est racheté par la Ville, avec son parc, en 1989.
Une opportunité saisie très vite par Gottfried Honegger, installé à Cannes avec son épouse Sybil Albers, qui rencontra l’ambition du Maire André Aschieri : l’artiste suisse propose au maire d’y mettre en dépôt sa collection d’art concret. Une collection assez importante pour que l’Etat français s’y intéresse car elle appartient à une période de l’histoire de l’art qui fait défaut dans les collections nationales.
Devenu Fonds National d’Art Contemporain, l’Espace de l’Art Concret est inauguré en 1990. Dix ans plus tard, Sybil Albers et Gottfried Honegger font donation à l’Etat de leur collection, qui s’enrichira encore de dons divers jusqu’à atteindre 600 oeuvres aujourd’hui.
Pour installer dignement cette donation, la ville choisit deux architectes (suisses !), qui construiront un nouveau bâtiment aux lignes géométriques, de couleur vert pomme, inauguré en 2004.
Agé aujourd’hui de 92 ans Gottfried Honegger est retourné vivre dans sa ville natale de Zurich.

« Apprendre à regarder, car regarder est un acte créatif »

Cercle noir sur rectangle blanc, rectangle noir encadré en noir, stries obliques sur un rectangle blanc, rectangle rouge troué d’un rectangle en creux, cube peint en dégradés de gris, quadrillage de petits carrés blancs en relief sur fond blanc. Il y a - parfois - la couleur, comme ce carré rose sur carré jaune ou ces trois plaques de couleurs pastel posées au sol.
Autour des Suisses Max Bill, Richard Paul Lohse, ou Camille Graeser sans oublier Gottfried Honegger, on y trouve des oeuvres de l’Allemand Josef Albers, des Français François Morellet ou Aurélie Nemours. Ainsi que quelques protagonistes de l’art contemporain, comme Daniel Buren ou Bernar Venet…
Quelle est l’idée de base de cette collection « exemplaire » : des variations autour du carré, du rectangle ou du cercle ? Pas seulement, bien sûr, mais encore faut-il être initié. Ateliers pédagogiques pour petits et grands, préau des enfants… : l’Espace de l’Art Concret accorde une place essentielle à l’éducation artistique. En accord d’ailleurs avec l’idéal pédagogique de Gottfried Honegger, persuadé qu’il faut « apprendre à regarder, car regarder est un acte créatif ».
Même s’il se justifiait avant guerre, ce « nouvel humanisme » marqué dans son époque peut-il encore nous toucher ? Il est vrai qu’un apprentissage semble nécessaire pour appréhender cet art d’une rigueur ascétique, qui rejette toute figuration, tout sentimentalisme.
« Pourquoi l’art contemporain est-il mal aimé ? », nous questionne un panonceau à l’entrée d’une salle du musée. Réponse du Conservateur Jean-Marc Avrilla : « sans doute parce que l’on manque des bons codes pour comprendre, de par notre éducation classique qui s’est arrêtée avant la deuxième guerre. Comme le disait Picasso, l’art c’est comme le chinois, ça s’apprend ».

Conserver une collection et réactualiser ses questionnements

Olga Kisseleva
la Bande, 2006.
Courtesy Galerie Dukan & Hourdequin, Marseille
DR

« Un sélectionneur qui définit les règles du jeu » : c’est ainsi que Jean-Marc Avrilla définit son métier de Commissaire d’expositions.
Né en Vendée voici 42 ans, cet historien de l’art qui vit depuis vingt ans dans l’art contemporain, est arrivé à Mouans-Sartoux il y a trois ans, après le CAPC-Musée d’Art contemporain de Bordeaux et l’édition d’art.
Marqué par sa rencontre avec l’artiste américain conceptuel Lawrence Weiner, puis influencé par Harald Szeeman, « un suisse qui a inventé le métier de commissaire d’exposition », ses goûts personnels le portent vers l’art minimal et conceptuel, prolongement logique de l’art concret : « dans l’art concret, les peintures et sculptures sont encore artisanales alors que la notion d’industrialisation apparaît dans l’art minimal, ainsi qu’un travail sur les dimensions, les rapports d’échelle. L’art conceptuel arrive juste après, il analyse ce qui constitue l’art, l’intention, la place de l’artiste : l’artiste se met en retrait pour donner une place au spectateur ».
A côté de la conservation d’une collection, Jean-Marc Avrilla considère que sa mission est de « montrer que ces questions sont réactualisées dans la création contemporaine ». Une exposition récente, « Du jardin au cosmos », réfléchissait sur les relations homme-nature dans les travaux des artistes contemporains. Ainsi de Hamish Fulton qui marche dans la nature en prenant des notes ou Melik Ohanian, qui fait des installations vidéo pour « explorer les notions de territoire et d’espace ».
Plus récemment, Jean-Marc Avrilla « jouait à deux », dialoguant avec le sculpteur Bernar Venet, pour présenter la collection de ce dernier (Vivre l’art), intéressante car elle montre « ses amitiés artistiques, depuis les Nouveaux réalistes niçois (César, Arman ou Ben) jusqu’aux conceptuels américains, ses amis de New York (Sol Lewitt, Donald Judd ou Frank Stella). Ce qui permet indirectement de comprendre son travail ».
Dans ce cas, l’artiste se focalise sur une question tandis que le commissaire d’exposition s’intéresse au contexte dans lequel poser cette question.

www.espacedelartconcret.fr

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