| Retour

Bestie di Scena à Anthéa : insolite et audacieux, il fallait oser !

Le spectacle ne commence pas. Il n’y a pas de début ! Avant l’heure prévue de la représentation, un comédien, puis deux, puis trois, arrivent sur scène en tenue de jogging pour s’échauffer. Peu à peu, le groupe se constitue sans que la salle ne soit éteinte.

Le silence se fait parmi les spectateurs, tandis que les comédiens marchent en groupe au pas cadencé, avant de se dévêtir peu à peu déposant leurs vêtements devant le premier rang. Nus, sur le devant de la scène à proximité du public, ils cachent leur sexe de la main, et parfois le sexe d’un autre, ou ses yeux. Ils font face, mais la honte de la nudité apparaît. Leurs dos se voûtent pour signifier leur humiliation.

Pas de texte, pas de décor, pas de costumes, pas de musique, sinon « Only You » clamé à deux reprises par les Platters.

©Masiar Pasquali

Quatorze acteurs, de tous âges et de toutes apparences, femmes ou hommes, grands ou petits, gros ou maigres : l’humanité dans toute sa banalité. Des coulisses, des objets et vêtements sont propulsés sur eux comme des boules sur des quilles qu’on voudrait renverser. Des pétards crépitent, des ballons surgissent qui incitent les comédiens à s’en amuser, ou des balais et des serpillières qui les poussent à nettoyer le sol, et d’autres objets invraisemblables venus dont ne sait où bondissent sur eux. La salle rit parfois, mais d’un rire nerveux.

En bouleversant les conventions théâtrales et en prenant le corps comme moyen d’expression primordial de son esthétique, Emma Dante devient chorégraphe pour exprimer l’écart entre l’individuel et le collectif.

©Masiar Pasquali

On pense évidemment au « Sacre du Printemps » de Pina Bausch. Serrés les uns contre les autres, les acteurs forment comme un choeur puissant nous renvoyant à notre propre pudeur.

Interprétés par des comédiens qui jouent le réalisme avec style, les personnages nus semblent des funambules sur la corde raide dans un monde qui les chahute. Malgré la nudité, ils suivent leur ligne de vie, dans cette « comédie », parfois en retenue, parfois dans l’exubérance. C’est passionnant ! Emma Dante possède au plus haut point l’art d’enfiévrer la réalité pour en extirper la puissance fictionnelle, avec une recherche obsédante d’images référentielles à ses préoccupations. Elle s’attache à relier ces images pour construire un ensemble dont la cohérence est une réussite pour interroger la norme. Et elle nous offre un spectacle unique, singulier, extrêmement vif et stimulant. Organisé en « parties », il évolue selon sa logique propre, une idée – une action ? – en entraînant une autre au fil de cette nudité, ou plutôt de ce naturisme. Rien de sexuel et aucune vulgarité.

©Masiar Pasquali

Avec cette néo-avant-garde de son art poétique, la célèbre metteuse en scène, que chérit le Festival d’Avignon, cherche l’essentiel, l’authentique, le primaire, dans des réflexes sans souci de l’apparence.

On est dans l’être, non dans le paraître, ni dans l’avoir. Le corps est dans sa dimension centrale, non esthétique. Tels Adam et Eve, chassés du Paradis. On revient à l’humain à l’état primitif, proche du singe et de toute animalité.
Longtemps la langue Emma Dante a été faite de dialectes siciliens, une langue populaire, limite vulgaire, qu’elle rehaussait de métaphores et de surréalisme. Utilisant des paroles et des corps qui se soulèvent pour désigner les injustices sociales, elle poursuit la ligne de conduite qu’elle s’est forgée. Avec « Bestia di scena » (« Bêtes de scène » en français), elle utilise la scène théâtrale comme moyen de révéler les malaises et les problèmes que chacun a tendance à refouler et nous offre un spectacle hors du temps et de l’espace, dans une durée intensive qui n’a pas besoin de repères.
Un spectacle unique, insolite, inhabituel, avec d’excellents acteurs, audacieux. Il fallait oser !
Caroline Boudet-Lefort

Photo de Une : ©anthéa

Artiste(s)