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ANTHEA - Les frères Karamazov, par Sylvain Creuzevault : magistral, riche, libre et réjouissant 

Adapter au théâtre « Les frères Karamazov », l’énorme roman de Dostoïevski (1300 pages), pourrait sembler un défi impossible que Sylvain Creuzevault a relevé allègrement. Et avec humour, aussi étonnant que cela puisse paraître ! Car, chacun ri vraiment au cours de son spectacle de 3 h 15 où il semble impossible de s’ennuyer un seul instant !

Certes, cette adaptation est très personnelle, mais on y adhère totalement !

Et avec admiration ! D’autant plus que les interprètes sont tous excellents : ils ont eux-mêmes, pour la plupart, participé à ce regard sur l’oeuvre ultime du grand auteur russe, tous réunis pour improviser dans une bâtisse campagnarde du centre de la France.
Les « Frères Karamazov » sont quatre : Dimitri l’exalté, Alexis le mystique, Ivan le fanatique nationaliste, et Aliocha le fils illégitime. Ils n’ont pas grandi ensemble et se trouvent réunis pour la première. Plutôt qu’un véritable père, l’ignoble Fiodor (Patrick Pineau) tient davantage du géniteur. On dit que Dostoïevski pensait à son propre père en campant cet homme, jouisseur et irascible.
La relation très tendue entre le père et le fils aîné s’encombre d’une dualité qui émeut et fait rire, car l’humour s’insinue partout pour faire de la pièce une tragi-comédie débordante d’énergie.

« Les frères Karamazov » est avant tout une farce ravageuse, une énorme bouffonnerie pour raconter un crime fascinant.

Sylvain Creuzevault a non seulement adapté le roman, mais il a fait une mise en scène très originale et très agitée se heurtant sans cesse à des personnages d’une hystérie toute russe. De plus, il interprète Ivan. Quand Aliocha (Arthur Igual) assassine le père, c’est pour plaire à Ivan croyant obéir à son désir secret. Et c’est Dimitri (Vladislav Galard) qui est accusé du meurtre. Quoi qu’il en soit, tous sont concernés par cette mort que chacun a souhaitée à sa manière.
L’histoire est dominée par les problèmes de Dieu et de la séduction : le Christ et Grouchenka. Garce, animal, sainte, Grouchenka réunit en elle les multiples contradictions de la femme. C’est la folie faite chair. Et Servane Ducorps l’interprète à merveille avec des regards coulissés et des mimiques adéquates.
Aliocha a une foi tranquille « ce n’est pas la foi qui naît du miracle, c’est le miracle qui naît de la foi », dit-il. Tout à la fois, guide spirituel et père de substitution, le staretz Zossima (Sava Lolov) le protège et, comme lui, il baigne dans le même éclairage bienheureux. Mais, lorsqu’il meurt, le cadavre de cet homme de Dieu se met à puer plutôt que de dégager une odeur de sainteté, comme chacun l’aurait supposé.

Le volumineux bouquin a évidemment subi de nombreuses coupes, il n’aurait pu en être autrement, mais l’essentiel est là et l’esprit du livre (traduit par André Markovicz) est conservé dans cette approche contemporaine.

L’enquête trouble les certitudes : les actes, les motifs, les caractères, s’ouvrent à toutes sortes de contradictions. Même la justice, au cours du procès de Dimitri, montre toutes les contradictions dans son fonctionnement. « Le Procureur explique les mobiles... et l’avocat, aussi sagace, leur donne un sens inverse » a écrit Jean Genet dans un très beau texte sur sa lecture du roman où il a décelé la « jubilation » de Dostoïevski.

Nous, notre jubilation a été d’assister à un spectacle aussi magistral, riche, libre et réjouissant ! Notre enthousiasme est total !

Caroline Boudet-Lefort

Photo de Une : Visuel de Une DR ANTHEA

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