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CHAPITRE 7 (part I) : Chronique d’un galeriste

Retrouvez la première partie de la chronique proposée par Alexandre De La Salle cette semaine...

Frédéric Altmann – Quel plaisir de voir Albert se promenant dans son exposition d’Aspremont en 1995. A la fin vous en appelez à un espace qui serait définitivement consacré à son œuvre, et depuis la chose s’est réalisée, pas loin d’Aspremont, à Tourretttes-Levens, grâce au docteur Frère, quelques années avant qu’Albert ne nous quitte en mai 2008.

Alexandre de la Salle – Oui, déjà à Aspremont, en 1995, son travail se déployait dans un espace pour lui, entre Nature, Lumière et Silence. Depuis le début (milieu des années 50), le public, les critiques, les écrivains, les enfants, ont été impressionnés par la présence spéciale de cette œuvre. Toujours sur le mode d’une visitation de mes archives, j’ai trouvé des passages très émouvants sur lui, évoquant la joie qu’il procurait. Cela dit, concernant l’exposition « Ecole de Nice ? » de mars 1967, un article d’Arlette Sayac dans Nice-Matin, avec photo d’une partie de l’équipe exposante (Verdet, Farhi, Gilli, Chubac, Alocco) prête à tous les artistes de l’Ecole de Nice une vertu euphorisante. Son titre est assez intéressant : « A Vence, les peintres de l’Ecole de Nice tentent de forcer l’indifférence de la Côte d’Azur ».

Article d’Arlette Sayac en mars 1967
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Début de l’article : « Pourquoi parle-t-on d’eux avec une sorte de mépris qui ressemble à de la crainte ? Pourquoi dit-on que ces peintres de l’École de Nice ne pensent qu’à se moquer des gens en faisant n’importe quoi ? Pourquoi se permet-on de ricaner, de rire trop fort, lorsqu’on parle d’eux, au lieu de se rendre compte d’abord de ce qu’ils font et d’essayer de comprendre ? (…) Si Alexandre de la Salle, propriétaire de la galerie de Vence, a voulu organiser cette exposition, avec tous les risques que cette initiative comportait, c’est parce qu’il sait qu’on ne peut plus faire semblant d’ignorer un mouvement qui est en train de conquérir le monde entier, qui a séduit l’Amérique, la Belgique, l’Italie, et même Paris, la ville la plus difficile du monde, mais la plus réceptive de France (…) L’École de Nice, c’est l’École de la joie. Il n’est nul besoin d’être un connaisseur, d’être un spécialiste des arts pour comprendre Raysse, Malaval, Chubac, Arman, Gilli. Il suffit de regarder simplement ce qui est fait simplement, et l’on ressent comme une détente, comme une envie de s’amuser. Les couleurs éclatent partout, belles, pures, violentes. Les formes, les plus concrètes, les plus solides, explosent pour opposer un démenti formel à ceux qui parlent d’abstraction. Il y a des objets gags, des objets ressuscités qu’on a l’impression de voir pour la première fois. Un regard neuf, posé sur tout, pour retrouver l’essentiel par-dessous tout un fatras de conventions esthétiques et morales, voilà ce qu’ils nous proposent, les peintres de l’École de Nice. (…) Les constructions de Chubac vous donnent envie, d’abord, de jouer et d’être heureux. Et puis elles intriguent et vous rendent curieux d’en savoir plus sur le peintre et sur son œuvre… »

Vœux d’Albert Chubac pour 1968
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Dans la très longue interview d’Aspremont dont le clip n’est qu’un extrait, Albert mentionne que plusieurs visiteurs ont dit considérer son œuvre comme un traitement de la dépression, qu’elle fait économiser le psychiatre. Quant à en savoir plus, le catalogue de l’exposition Chubac au MAMAC en 2004 offre une très belle mise au point sur les intentions d’Albert par rapport à sa démarche. Interrogé par Gilbert Perlein et Pierre Padovani, il dit à un moment : « … Je crois que tous les artistes dans leur atelier vivent avec le silence. Ils vivent assez seuls en général. L’atelier dans lequel on vit se retrouve forcément dans les œuvres. Les périodes où je travaillais beaucoup, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, je me levais tôt le matin et partais me promener. C’est dans ma nature propre d’être contemplatif. Mais dès que je rentre dans l’atelier, j’ai envie de faire des choses. Je n’ai jamais attendu l’inspiration, car, dans mon travail, une chose en amène une autre. En revanche, je ne suis pas certain que j’aurais pu vivre ici si Aspremont se trouvait à cinquante kilomètres de Nice. C’est vrai qu’aujourd’hui j’aime bien la nature mais au début, je ne me sentais pas très bien. Il y avait peu d’habitants à l’époque, c’était un village fermé mais j’ai été bien accueilli en tant que peintre, je ne leur enlevais pas le travail. Les gens me donnaient des légumes et presque tous les jours je descendais au bistrot du village. C’est dans ce bar tabacs que je jouais au baby foot avec Gilli, encore adolescent. Et les samedis, comme les prolétaires, j’allais à Nice ; si je n’y allais pas, j’étais très malheureux. Il me fallait cette coupure parce qu’après je pouvais me retirer chez moi, j’avais emmagasiné des contacts, de la vie. Mais Aspremont me convient bien, j’entends le bruit des gosses et ceux du village que je domine. De chez moi, qui est une maison très ouverte, je vois les lumières, la fin de Nice, Antibes et les Iles de Lérins. L’ermite peut vivre dans un silence absolu, tandis que moi, je peux vivre avec le silence mais j’ai besoin de la vie autour. D’ailleurs, le fait de vivre dans le silence et l’isolement fit que j’ai beaucoup travaillé. Peut être qu’à Nice, je me serais plus dispersé, alors que chez moi, je travaillais. Mais je peux passer une journée dans mon jardin sans m’ennuyer.

Son atelier d’Aspremont
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Son atelier d’Aspremont
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Son atelier d’Aspremont
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Q : Vous est il arrivé de travailler en musique car, au contact de vos œuvres, on perçoit des rythmes colorés ?

R : Toujours. Dès que je rentre dans l’atelier, sans chercher, j’écoute France Musique. J’ai une autre drogue depuis très jeune, le soleil, et cela se sent aussi dans mes travaux. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas aimé Paris, au contraire, mais j’ai découvert le soleil durant mes voyages en Grèce, à Mykonos, en Algérie, où j’ai vécu un an et en Egypte. Là encore, ce n’est pas moi qui ai choisi les destinations. J’avais deux amis d’enfance qui étaient ingénieurs en hydraulique en Algérie et qui m’ont dit « tu es peintre, tu verras, c’est un pays formidable ». Je les ai alors rejoints à Lagouat, mais ils vivaient comme des colons qui avaient un statut, tandis qu’à moi, sorte d’adolescent prolongé, ce mode de vie ne convenait pas. Je voulais rencontrer des gens avec une identité que nous avions perdue. Ce fut la même chose au Caire lorsque j’ai retrouvé un père jésuite que j’avais rencontré en Grèce et qui me donna l’adresse d’un prince de Haute Egypte qui vivait à El Minah ; cet homme possédait un village de mille fellahs et, au début, je fus luxueusement invité chez lui mais, là encore, je lui ai dit que je voulais vivre avec son peuple. Je suis alors parti avec le père jésuite qui sillonnait tous les villages alentour. Il formait les jeunes les plus éveillés pour monter des écoles. Nous faisions la tournée à dos d’âne ou en autobus, puis, un jour, j’ai trouvé dans un village sans aucune hygiène une petite pièce dont le sol était recouvert de terre battue et je m’y suis installé. Tout le monde m’a dit de ne pas y rester, que cela craignait pour ma sécurité. Il faut dire que des problèmes se posaient à cause des anglais. Pourtant ce n’était pas pour moi une façon de me distinguer, je voulais simplement rencontrer des gens et non des bourgeois que je connaissais déjà… »

Car Albert, qui avait perdu ses parents très jeune, avait eu pour tuteur un aristocrate genevois, et il aurait pu prendre goût au mode de vie bourgeois. Mais c’est quelqu’un qui est toujours allé à l’essentiel, il avait un don pour ça. Dans ce catalogue il y a une phrase de lui que je trouve très belle : « Je voudrais arriver à la feuille blanche. Je n’en suis pas loin (…) je cherche à m’exprimer avec le minimum de choses ». C’est la beauté de son œuvre : on se demande comment quelques carrés ou rectangles de couleurs franches peuvent réaliser de si magiques effets. Il dit qu’il est né en Suisse mais qu’il est très italien, comme son arrière-grand-père, pur italien, et que c’est sa grand-mère italienne qui a épousé un français. Et que son père suisse avait une mère russe ! Il n’y a peut-être rien de suisse, chez lui ! Une anecdote à ce propos : à l’époque de son exposition chez moi à Saint-Paul en juillet-août 1989 : « Structures murales et spatiales », Avida Ripolin a écrit un texte qui a paru dans plusieurs revues, et qui avait pour titre « Albert Chubac ou l’horloge suisse ». Albert n’a pas très bien pris cette référence à la Suisse, à ce quelque chose d’obsessionnel et de rigide qu’on lui prête, et elle a dû lui expliquer que pour elle la perfection d’une horloge, sa fiabilité, son exactitude absolue pouvaient être mises en rapport avec l’incontournabilté des associations des formes chubaquiennes, de ses combines comme il disait pour dire combinaisons. Quand une pièce existe, on ne peut imaginer qu’elle soit autrement, il y a un caractère d’évidence, et c’est ce que développe Avida Ripolin, et elle a raison : « Plus les œuvres sont silencieuses, plus elles provoquent de commentaires, à la manière de trous noirs aspirateurs. Albert Chubac, l’humain le plus bavard qui soit, a produit une œuvre particulièrement silencieuse, et aussi particulièrement indispensable. Lorsqu’un peintre ou un écrivain, un musicien, un biologiste établit une nouvelle mesure des choses, on se demande tout à coup comment on aurait fait sans lui. Et plus la nouvelle livraison de formes, de formules, d’idées, est lumineuse, pertinente, incontournable, plus on se tape sur le front en murmurant : pourquoi n’y ai je pas pensé moi-même ?
Devant le travail d’Albert/l’Evidence, nombre de pères de familles ronchonnent, au bord de la révolte : comme si mon plus jeune fils n’était pas capable d’en faire autant ! Ce que cette armée de pères de famille ne comprend décidément pas, c’est qu’il n’est rien de plus simple et de plus impalpable, quoique de plus performant, de plus vital, qu’un rayon de lumière, et que Chubac est définitivement un grand architecte de la lumière, un nouveau géomètre, le géomètre du temps où les corps, leur habitat, leurs totems commencent à être reconnus pour ce qu’ils sont en réalité : des couloirs à photons. Si l’on permettait à Chubac de nous envahir de ses traits (de génie, matrices des autres formes, segments de pensée pure), puis de ses carrés, de ses cubes et de ses triangles raccordés de directe façon, dans quel monde heureux et limpide ne vivrions nous pas ? (Avida Ripolin, revue Côte, été 89).

A suivre...

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