Tout ce que l’imagination humaine est capable de produire, le crayon du dessinateur
est en mesure de le faire apparaître sur le papier, sans rencontrer de résistance.
Thierry Groensteen, commissaire de l’exposition.
- © Marc Antoine Matthieu
Le phénomène du rêve, ce « gardien du sommeil » a toujours interrogé l’humanité. Des temples d’incubation de l’Antiquité destinées à provoquer des rêves à usage thérapeutique aux grands songes fondateurs présents dans la bible, l’homme cherche à utiliser, mettre en mots et en images ce « matériau » de la nuit. Le rêve, source d’inspiration et processus créateur, irrigue toutes les disciplines artistiques, jusqu’au neuvième art : la bande dessinée.
Depuis ses origines, la bande dessinée entretient une connivence profonde et singulière avec le rêve, qu’il soit enfantin, cauchemardesque, onirique ou autobiographique.
Les 37 auteurs présents dans cette exposition vous entraînent dans un univers vertigineux et fantastique scénographié par Dodeskaden.
- Espace photographique de la Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône - 1er étage © CG13
Parcours de l’exposition
Le visiteur parcours successivement quatre espaces thématiques.
Rêves d’enfants
Publié chaque dimanche dans le supplément illustré du New York Herald à compter d’octobre 1905, Little Nemo in Slumberland, de Winsor McCay, est l’histoire d’un enfant qui n’existe qu’à travers ses songes. Nemo, c’est-à-dire « Personne », se réveille inéluctablement dans son lit à la dernière case de la planche, et nous ne saurons rien de sa vie jusqu’à son prochain rêve. McCay est le dessinateur qui institutionnalise la « case du réveil » comme l’aboutissement logique et nécessaire de tout récit onirique.
Avec Little Nemo, le plus célèbre rêveur de l’histoire de la bande dessinée, McCay livre un classique insurpassable et érige le récit de rêve en genre en soi. Toutefois, les enfants rêveurs existaient déjà au XIXe siècle, dans des images populaires comme le « Rêve agité » de Job ou dans des pages de magazines, comme cette « Revanche de la poupée » de l’illustrateur anglais Cruikshank Jr.
Puis Nemo suscitera beaucoup d’imitateurs. Peter Newell féminise le genre avec sa Polly Sleepyhead. Quant à Barnaby, le strip de Crockett Johnson, créé en 1942, il est initialement construit sur une incertitude touchant la réalité de Mr O’Malley, le « parrain-fée » qui vient rendre visite au jeune héros dans sa chambre.
Le Français Alain Saint-Ogan, le Belge André Geerts et l’Américain Ernie Bushmiller
viennent compléter cet échantillon de jeunes rêveurs.
Autres rêves
Les rêves paraissent souvent baignés d’un certain surnaturel ou de merveilleux. Ils suivent des chemins déconcertants, les situations et les images peuvent s’y enchaîner sans logique apparente. Le thème onirique permet donc à un dessinateur de déployer toute sa puissance créative. Guido Crepax et Nicolas de Crécy se délectent de ce surgissement des formes. Dans les aventures de Valentina, les images vont et viennent, entre réminiscences, rêveries et délires masturbatoires, et ne semblent pas vouloir se fixer.
Avec le personnage de « Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves », Marc- Antoine Mathieu développe depuis 1990 un méta-monde borgésien où c’est le langage même de la bande dessinée, son support, ses codes et ses lois, qui suscitent et déterminent les péripéties. Condamné au hors-piste narratif, Julius emprunte tous les chemins de traverse du rêve.
Gaston Lagaffe, de Franquin, et Corto Maltese, d’Hugo Pratt, sont parmi les héros les plus célèbres de la BD, dont les aventures comportent une dose d’onirisme. Si le premier a de troublants rendez-vous avec Melle Jeanne, c’est la Mort qui attend le second au coin du rêve.
Il faut enfin se méfier des songes dont on ne peut plus sortir, des « rêves emboîtés » dans lesquels les personnages de Moebius (le Major Grubert) et de Gilbert Shelton (Philbert Desanex) ont bien failli se perdre.
Cauchemars
Souvent, les cauchemars sont moins de l’ordre d’un scénario que d’une vision : une image, et tout est dit. Chez Hergé, ces visions de terreur sont particulièrement mémorables. Dans une oeuvre que l’on a trop souvent voulu réduire aux valeurs de l’ordre, de la bienséance et de la rationalité, elles font surgir de l’élucubration, du fantastique, de l’épouvante, en un mot du refoulé - comme l’a bien observé René Pétillon.
Sous le pseudonyme de Silas, McCay avait, dans ses fameux Dreams of the Rarebit Fiend (« Les Cauchemars de l’amateur de fondue ») exploré assez méthodiquement ses hantises, notamment l’anticléricalisme, la boisson, le tabac, les démêlés conjugaux, la peur du fiasco sexuel, de la folie et de la mort.
Joost Swarte, Schuiten et Peeters, Killoffer et Larcenet font partie des dessinateurs
modernes qui se sont confrontés aux images cauchemardesques, tandis qu’Alexis et
Mandryka les ont facétieusement désamorcées.
- L’Ombre d’un homme, Tournai, Casterman, 1999 © François Schuiten et Benoit Peeters
L’Espagnol Max s’empare d’un tableau emblématique, le Cauchemar de Füssli (1781),
pour soumettre son personnage de Bardin, le superréaliste, aux moqueries d’un cheval et d’un diablotin.
Journal de rêves
Il a fallu attendre que la bande dessinée annexe le vaste domaine des écritures du Moi, de l’autobiographie, pour que des dessinateurs entreprennent de mettre des images sur leurs propres rêves. Une démarche qui ne va pas de soi car les images mentales, qu’elles soient rêvées, imaginées ou remémorées, sont partielles et vagues ; il leur manque cette précision à laquelle est astreint le dessin.
David B. s’est fait connaître du grand public avec un recueil de récits de rêves, Le Cheval blême (1992), prolongé depuis par Les Complots nocturnes. En datant chacun de ses rêves, il les donne comme des prélèvements opérés dans le tissu d’une chronique, d’un journal.
Julie Doucet et Rachel Deville sont deux dessinatrices qui ont également fait de cet exercice une de leurs spécialités. Le corps et la sexualité tiennent une place prépondérante dans les rêves de la première, tandis que la seconde exprime ses inquiétudes et ses tourments existentiels.
Art Spiegelman a retranscrit quelques-uns de ses rêves dans les années 1970, ne craignant pas de les accompagner d’un décryptage psychanalytique.
Enfin, entre deux scènes fantasmatiques au statut incertain, Philippe Dupuy introduit dans son album Hanté le récit d’un rêve donné pour authentique, qui l’a profondément troublé.
La scénographie
SCENOGRAPHIE : DODESKADEN
CONSTRUCTION : atelier SUD SIDE
GRAPHISME : SECONDE VERSION
La scénographie de l’exposition recréée de manière très ludique et inventive une série
d’univers oniriques mettant en scène de façon variée, certains éléments clés développés dans les planches de bande dessinée. En effet, les jeux d’ombres et de lumières, les effets d’optiques (loupes et renversements, reflets, distorsions), les éléments physiques de scénographie et notamment les découpages contribuent à faire sortir les personnages emprisonnés dans leurs rêves ou leurs cauchemars de leurs cases, les rendant ainsi beaucoup plus présents à l’esprit des visiteurs.
On rentre dans l’exposition par le dessous d’un un lit géant. Signal fort marquant l’entrée de l’espace où l’on va débusquer nos rêves et peurs les plus anciens : ceux de notre enfance.
LE COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION
Né à Bruxelles en 1957, Thierry Groensteen vit en Charente depuis 1989.
Docteur en Lettres modernes et diplômé en Communication sociale, il a dirigé les Cahiers de la bande dessinée dans les années quatre-vingt et le Musée de la bande dessinée d’Angoulême de 1993 à 2001. On lui doit le commissariat de nombreuses expositions, dont récemment, à la Cité, « Parodies, la bande dessinée au second degré » (2011) et « Le musée privé d’Art Spiegelman » (2012). Chargé de mission auprès de la Cité, il assure la rédaction en chef de la revue en ligne NeuviemeArt2.0, sur lequel il a notamment mis en oeuvre un Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée appelé à faire date.
Fondateur des éditions de l’An 2, il poursuit aujourd’hui son travail d’éditeur au sein du
groupe Actes Sud, tout en enseignant la bande dessinée à l’École européenne supérieure de l’Image. Il est l’auteur de très nombreux articles et d’une vingtaine d’ouvrages sur l’histoire, l’esthétique ou la sémiologie de la bande dessinée. Il s’adonne aussi, ponctuellement, à la fiction (quelques scénarios, un roman pour la jeunesse) et a publié en juin 2013 un ouvrage sur l’un des plus singuliers monuments de la Charente, le château de la Mercerie.
Il a contribué, en 2012, au monumental ouvrage de référence L’Art de la bande dessinée, chez Citadelles & Mazenod.
37 artistes exposés
Alain Saint-Ogan,
Alexis,
Baudoin,
Blutch,
Ernie Bushmiller,
Chaland,
Nicolas de Crécy,
Guido Crepax,
George Cruikshank,
Stéphane Courvoisier,
David B,
Julie Doucet,
Rachel Deville,
Philippe Dupuy,
André Franquin,
Geerts, Guibert et Sfar,
Hergé,
Hermann et Morphée,
Job,
Crockett,
Johnson,
Killoffer,
Larcenet,
Mandryka,
Winsor McCay,
Marc-Antoine Mathieu,
Max,
Moebius,
Peter Newell,
Frank Pé,
René Pétillon,
Hugo Pratt,
Salma,
Schuiten et Peeters,
Gilbert Shelton,
Art Spiegelman,
Joost Swarte