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CHRONIQUE D’UN GALERISTE : Des archives et des hommes - CHAPITRE 20 (Part I)

Alexandre de la Salle – Cher Frédéric, tu es un passionné d’Histoire de l’Art, particulièrement celle des Alpes-Maritimes, et, depuis que je me suis séparé de ma galerie de Saint-Paul, tu as eu à cœur de me voir accueilli en divers lieux où des expositions-mémoire ont pu déployer aux yeux du public un certain travail de galeriste, d’abord avec le « Paradoxe d’Alexandre » au CIAC, à l’époque où tu en étais le directeur, et aujourd’hui tu n’es pas pour rien dans celle de la Bibliothèque Nucéra « Des archives et des hommes » ». Une fois de plus, tu as fait lien. Et même si entre temps il y a eu d’autres aventures du même type, ces deux-là, en 2000 et 2013, sont comme la même exposition, la première sous l’angle des œuvres, la seconde, celle-ci, sous l’angle des archives. Avec quelques petites œuvres, pouvant entrer dans des vitrines, et avoir valeur de ponctuation signifiante..

Portrait de Uudo Einsild « Le jeune homme en bleu » par Chaïm Soutine

Frédéric Altmann – Oui, j’ai eu à cœur que ton travail de galeriste persiste dans les mémoires. Dans l’action, les événements s’enchaînent, c’est une sorte de course en avant enthousiaste, mais à un moment il faut bien se retourner pour comprendre ce qui s’est passé. Et cette exposition de plus sur ton activité de galeriste, si elle se tient pour la première fois dans une Bibliothèque, marque bien le côté « récit » que l’on peut faire de ton parcours. C’est quelque chose, maintenant, que l’on peut « raconter ». En tous cas, qui se raconte sur les murs de la bibliothèque, dans les vitrines. J’en suis très heureux.

Vernissage de l’exposition Wols « Villes et Voilures » (27 mars 1964), Galerie Alexandre de la Salle, Place Godeau, Vence

Alexandre de la Salle – J’en suis également heureux, et très reconnaissant à Mmes Françoise Michelizza et Laurence Jeandidier que tu m’as fait connaître, et qui, ainsi, m’ont proposé cette exposition. C’est une autre manière de parler des artistes que j’ai aimés et continue d’aimer. L’exposition s’accompagne d’un catalogue qui répertorie, chronologiquement, et par thèmes, les différentes phases de mon parcours en deux galeries, celle de Vence, celle de Saint-Paul, et je n’ai plus qu’à suivre ce fil, qui démarre, tel celui, des Parques, avec ma naissance. Mais tout cela, je l’ai écrit dans la préface, ça s’appelle « Sous les cendres, retrouver les braises… :
Entre les pierres errent des fantômes. Sous les cendres… retrouver les braises. Et le feu avec : une Histoire, des histoires. Tout ce qu’on croyait un peu oublié, mais qui est là, encore là, toujours là. Ce continent qui ré-émerge, on va le parcourir, lui faire dire ses secrets, ses moments, ses effervescences. Il fut vécu, créatif, et forcément il a laissé des traces au sens où Régis Debray parle de transmission. Les traces se transforment en voyageant. L’Histoire se crée en se parlant. Et le moment est venu, ce certain « continent » de le remettre au centre, de jouer avec lui, et, attentifs, de lui laisser la maîtrise du jeu. Mais dans le respect et la fidélité qu’exige le passé : pas de passé, encore moins d’avenir, sans ce passé encore gorgé de bruits, de voix, de faits, d’émotions… de ce qu’offrirent ces découvertes, toujours agissantes. A manier avec précaution, donc, poussières évacuées, ce passé se conjugue au présent, il est là, intact, démesures des temps encastrés, ne demandant qu’à dire, qu’à être.

Invitation d’une exposition Wols à la galerie Alexandre de la Salle (16 août-16 septembre 1975)


Mettre en ordre ses successions, ses temps forts, reconnaître, agissant toujours, ses fulgurances, voir en lui un immense outil de connaissance. Qui, des siècles, fait une suite révolutionnante et cohérente. Sans lui tel qu’il fut, nous ne serions pas là, pas les mêmes, et ne serions pas à notre tour un élément dynamique du futur.
Ah ! s’immerger dans des archives, leur redonner mémoire et profondeur, les trier, les classer, les exalter, avec les mots de la Langue, de leur langue… Et – épisodes réajustés – pouvoir d’un coup d’aile (ah ! l’oiseau bleu) ressaisir ensemble le temps court et le temps long, avec, bien sûr, au centre, la conscience ordonnatrice : nous.
Archive veut dire temps passé/temps présent. Savoir les organiser, les lire, mettre en visibilité la logique de leur fonction créatrice, voilà ce que j’ai cherché ici, avec l’efficace complicité de France de la Salle, et à l’invitation accueillante de Mesdames Laurence Jeandidier et Françoise Michelizza.
Ici, entre Alpes et Méditerranée, vécurent, agirent, et inventèrent beaucoup de grands artistes, et j’insiste sur le fait que j’ai beaucoup aimé leur témoigner ma confiance, et naviguer avec eux, cap droit sur l’inconnu. (Alexandre de la Salle Cagnes-sur-mer février 2013)

Vernissage Tatin (avril 1963) : Alexandre de la Salle, Maroussia de la Salle (de dos), Robert et Lise Tatin

Ecole de vie…

Et voilà ce que toi, Frédéric, tu as écrit, sous le titre : « Merci, Alexandre, pour mon Ecole de vie » : Pour l’autodidacte que je suis, découvrir l’art contemporain dans les galeries de la région niçoise dans les années 60 fut salutaire. Après une enfance comme chanteur dans la manécanterie des « Petits Chanteurs de la Côte d’Azur », ce furent des cours du soir aux Arts Déco à Nice, des cours du jour au Conservatoire d’Art Dramatique à la Villa Paradisio à Cimiez, des débuts prometteurs de comédien dans la troupe des Vaguants, des rencontres avec l’Abbé Maurice Lefevre, Louis Dussour, Pierre Cochereau, Jacques Matarasso, Guillaume Morana, Ben, Alexandre de la Salle, Pierre Restany, Jacques Lepage, ce dernier m’ayant informé des rares manifestations de l’art dit « d’avant-garde » sur la Côte d’Azur, et mon premier vernissage en tant que spectateur ayant été le 23 juillet 1961, à l’occasion du « Festival du Nouveau Réalisme » à la galerie Muratore à Nice... Je n’ai rien compris à l’exposition ? Normal, j’étais encore sous le choc des Impressionnistes, et de Van Gogh. Alors un Klein, un Arman, un Hains, un Martial Raysse.... Mais j’ai vu qu’il se passait quelque chose d’attirant, et, un peu plus tard, grâce à la lecture d’un texte de Pierre Restany (dans un catalogue tout bleu), j’ai franchi le cap de l’Incompréhension, c’était à Vence, dans une galerie sur une placette : la « Place Godot »… Beckett était absent, et depuis je ne l’attends plus !... car, lors de ma visite à la galerie Alexandre de la Salle, et grâce à lui, j’ai découvert les élucubrations des artistes de ma génération, élucubrations géniales… Le 17 mars 1967, c’était la véritable première exposition sur l’Ecole de Nice… avec d’incroyables chocs visuels occasionnés par Ben, Arman, César, Chubac, Farhi, Gilli, Raysse, Venet, Verdet, Malaval, Viallat... et tant d’interrogations qui allaient ensemencer le terreau de l’art des Alpes-Maritimes et d’ailleurs…

Galerie Alexandre de la Salle (Vence), au sol des œuvres de Farhi, Girodon, Chubac, au mur Eppelé et Malaval (Photo Jean Ferrero)


C’est ce jour-là, grâce à Alexandre de la Salle, que j’ai trouvé m’a vocation, elle fut un bain de jouvence cette exposition, loin des poncifs et des redites de la peinture de tradition... et c’est donc à lui que je dois la suite…y compris cette série de voyages inoubliables pour porter le flambeau de l’Ecole de Nice, en tant que Commissaire d’expo, plusieurs fois au Japon, et en Corée du Sud, et en Allemagne.... car, depuis cette rencontre mémorable, Alexandre et moi faisons route ensemble.... Dans sa galerie j’ai également découvert des expositions photographiques étonnantes, loin des couchers de soleil sur la Baie des Anges...
Et puis, comme il n’est pas misogyne, des artistes femmes d’une grande créativité ont été mises à l’honneur par lui, comme la grande Christiane Alanore, et son exposition de Saint-Paul intitulée « Entre femmes seules » fut pour moi mémorable, pensez donc : Anna Béothy, Michèle Brondello, Marcelle Cahn, Edmée, Alberte Garibbo, Jani, Maguy Kaiser, Aurélie Nemours, Nivèse, Maud Peauït…
Et je voudrais saluer particulièrement Pierre Pinoncelli, qui fit Place Godeau un happening fondateur, car ce n’est ni un cireur de pompes, ni un courtisan du pouvoir.... ce qui devient rare à notre époque… Grâce aux expositions d’Alexandre j’ai engrangé des archives exceptionnelles, entre autres les catalogues « Ecole de Nice » préfacés par Pierre Restany… et surtout les débuts de mon fonds photographique (150.000 négatifs), que le Centre Pompidou, le Meguro Museum à Tokyo, le Musée d’art contemporain de Pusan en Corée-du-Sud., le Musée Tinguely en Suisse sollicitent régulièrement.
L’été 2000, à travers l’exposition « Le Paradoxe d’Alexandre » au Centre International d’Art Contemporain de Carros, j’ai pu rendre un bel hommage au grand Monsieur de l’Art Contemporain qu’est Alexandre de la Salle, un être libre qui a pris tous les risques, et je suis ravi que la Médiathèque Louis Nucéra ouvre un autre volet de cette belle aventure, afin que les niçois puissent rencontrer ce parcours exceptionnel à travers, non plus les œuvres, mais à travers les traces, affiches, catalogues, multiples, éditions…

Galerie Alexandre de la Salle en 1997 (Exposition « Ecole de Nice)


Merci à mes amis Alexandre et France, et à la merveilleuse équipe de la Bibliothèque Nucéra...

J’ai déjà parlé de mes parents, Uudo Einsild et Berthe Sourdillon dans une Chronique d’Art Côte d’Azur, et je ne vais pas recommencer, mais il est vrai que dans l’exposition ils sont à l’honneur, ma mère avec quelques-uns de ses petits tableaux (l’exposition, qui est une exposition d’archives, contient malgré tout des œuvres de petite taille, comme rappel), une affiche, et mon père, avec l’image de son portrait par Soutine, tableau qui se trouve depuis longtemps dans une collection américaine.

(A suivre)

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