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CHAPITRE 5 (part V) : Chronique d’un galeriste

Suite et fin de la chronique d’Alexandre De La Salle de cette semaine...

Frédéric Altmann – Je voudrais poursuivre un peu avec la préface de Jacques Lepage dans « A propos de Nice » (1977), d’ailleurs pour en arriver à Malaval, puisque toi, tu souhaites reparler de Robert : « Les textes que Ben publie, dans ce catalogue, nous dispensent d’y développer des informations chronologiques et anecdotiques. Une analyse des procès de production concernant les démarches spécifiques contradictoires des peintres niçois ne saurait, d’autre part, trouver place dans une préface. On ne verra donc, ici, que quelques traits d’une mise en évidence de la « créativité » à Nice. Il ne saurait d’ailleurs nous échapper combien est abusif de confier au discours littéraire l’analyse d’une pratique qui n’en relève d’aucune façon. User, pour sa sémiologie, de moyens langagiers propres à la discursivité est un abus insensé. La paraphrase proposée présuppose l’échec. Les rapports dont relèvent les Niçois sont ceux qu’ils établissent par approximations successives avec le langage plastique. D’entrée est exclue la lettre morte où la non figuration trouvait ses recettes autour des années 50. Ils instaurent une contestation du « tableau », comme du matériau « noble », mettant en cause l’écriture traditionnelle. Même avant que le groupe Supports/Surfaces n’apporte une rupture, ils subvertissent, comme le figurent Duchamp, Schwitters, « l’œuvre l’art », ornement de salon, et s’emploient à la démythifier. Les poubelles d’Arman, les écritures de Ben, les Raysse Beach, l’aliment blanc de Malaval, autant de dérisions parodiques du travail sacralisateur, démiurgique où l’idéologie se réitère. La (dé) construction du tableau par Supports/Surfaces, théorisant la plus matérialiste des pratiques plastiques, donne une dimension nouvelle à l’acte révolutionnaire. Ainsi dépouillés des faux pouvoirs évocateurs, descriptifs, ornementaux, les travaux des Niçois seront, malgré l’usage qu’on en peut faire, porteur d’une dialectique productrice d’écarts et de ruptures ». Etc.

Alexandre de la Salle – Oui, Lepage parle bien de la « démythification » qui a été comme un ouragan levé par les artistes niçois, je ne sais pas si on le mesure, encore aujourd’hui…

Robert Malaval Vernissage Aliment Blanc Galerie A. de la Salle.
Photo Charles Leprince

Frédéric Altmann – Et vers la fin de l’article il mentionnera Daniel Biga (exposé en ce moment à Nice : « Big up Biga ! » du 7-25 mai à Arts 06 à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Bienvenue à l’Athanée aux éditions L’Amourier), et aussi la troupe des Vaguants, qui, du 21 décembre 1967 au 7 janvier 1968 nous a permis, à Jacques Lepage et moi, d’exposer des « Documents sur l’Ecole de Nice ». Voilà ce qu’il en dit : « Frédéric Altmann ce fut dans les années 60 que je le rencontrai, Fred était comédien, il est venu s’engager dans la troupe théâtrale des Vaguants dont j’étais l’administrateur. C’est là qu’il a découvert l’École de Nice. En 1967, lorsque j’exposai à la galerie des Ponchettes Klein, Arman, Raysse, je réalisai alors une présentation de « Documents sur l’École de Nice » dans le lieu d’accueil des Vaguants (dans le sous-sol de l’Artistique, entrée rue Alberti) avec Altmann ; c’est je crois un trait important de son caractère, est curieux : il se plongea dans cette documentation et il devait lui en rester un intérêt vif et permanent pour les artistes fondateurs de cette période et pour leur successeurs… » Ce qu’il ne dit pas, c’est que, neuf mois auparavant, en mars 1967, c’est dans ta galerie de la place Godeau que j’avais rencontré les œuvres elles-mêmes et les artistes dont il était question …

« Faux portrait d’Hélène » (1963)
Photo Alain Sèbe

Alexandre de la Salle – Oui, cette exposition qui aujourd’hui peut apparaître comme une sacrée entreprise de dérision, comme le dit si bien Lepage avec : « Les poubelles d’Arman, les écritures de Ben, les Raysse Beach, l’aliment blanc de Malaval, autant de dérisions parodiques du travail sacralisateur, démiurgique où l’idéologie se réitère » Dans « Les Lettres françaises » d’août 1965, il avait déjà écrit : « Tout autre est la prolifération de l’aliment blanc, qu’à la galerie de la Salle, Malaval propose à notre méditation. Basé sur la répétition, l’envahissement par le dessin ou le relief, fait éclater le cadre du tableau et nous obsède. Bactéries, spermes, vers, ovules, formes fœtales, éléments formels : points, lignes, taches, tout est bon à Malaval pour nous contraindre, nous harceler, nous déloger, nous mener de l’étouffement à l’écœurement, du vide au plein. Sur les frontières du nouveau réalisme, cette œuvre passionnante trouve sa tonalité propre en nous découvrant des abîmes contigus à ceux qu’explorent Dado, Hundertwasser, Tatin… » Tatin et Dado que j’ai exposés aussi, c’est logique. L’un peintre de la joie tellurique, l’autre peintre de l’angoisse.
C’est aussi ce qui a été bien pointé sur Malaval par d’autres auteurs que Lepage, ainsi celui qui (anonyme) décrit l’exposition de dessins chez moi (1965) à Vence : « Robert Malaval puise l’inspiration de ses dessins dans des phénomènes de reproduction, de prolifération et d’envahissement, son œuvre reflète des sentiments de profonde angoisse en présence d’un monde qu’il considère comme étouffant », ou bien Gil Tréo, qui dit que cette exposition sort très nettement de l’ordinaire, et demande un certain courage. Michel Gaudet lui s’interroge, et il a même interrogé l’artiste, qui lui a répondu qu’il ne s’agissait pas de révolte, mais d’une certaine « position ». Gaudet ajoute que cette hypnose d’un garçon intelligent et courageux (encore !) devant son « aliment blanc » n’est pas dédaignable, elle est un fait en soi, une recherche évidente, qui correspond à d’autres fins que l’esthétique (cela répond de manière intéressante à la remarque de Ben sur l’esthétisme chez Robert), et que l’on doit admettre, poursuit Michel Gaudet, d’abord parce qu’elle est audacieuse et ensuite parce qu’elle est menée avec une grande conscience.

« Anne »
Photo Alain Sèbe
Samuel Fuller Independant Film Maker (1)1968
Photo François Fernandez
Samuel Fuller Independant Film Maker (2) 1968
Photo François Fernandez

Il n’a pas tort : derrière le dessinateur obsessionnel, inventeur de machines fantastiques, Robert était un chercheur implacable et très sérieux du Réel, le réel observé d’un regard vif, intelligent et généreux. Regard sur l’Autre, sur le présent, les autres artistes, les galeries. Il est le seul du groupe à avoir poussé ses limites jusqu’à la mort, jusqu’au point de non-retour, là où la vie et l’œuvre ne faisaient plus qu’un. Sa présence à elle seule était stimulante, une garantie de « vérité ». Il ne s’est jamais économisé, et je suis heureux d’avoir conservé ses lettres entre 1963 et 1979.
C’est comme un journal parce qu’il parle de ce qu’il vit, de son travail, de ses émotions, de sa vie de famille, de ses espoirs concernant sa carrière, des gens qui le visitent, il n’y a pas de hiérarchie entre ses expositions, ses succès, et les choses de la vie quotidienne, dans l’une des lettres il demande des nouvelles de ma sœur qui vient d’accoucher d’une petite fille. Au hasard (27 juin 1963), je trouve le fait qu’il aime bien un article de Jacques Lepage sur Tatin « qui le mérite bien », et qu’il a fait « avant-hier et hier « Le sublime d’Aliment Blanc », qui est comme son nom l’indique. Et aussi : « J’ai vu en coup de vent Cordier et Alan, tous deux venus me voir au même moment et j’ai essayé de faire l’homme d’affaire, j’attends les résultats sans doute non immédiats »…etc.
Au hasard aussi voici le début de la lettre du 6-4-64 : « Mon cher Alex. Voici un bon bout de temps que je ne donne plus de signe de vie à personne (et en fait il m’arrive d’être presque mort) et aujourd’hui, Marité et moi, nous décidons à écrire à Tatin et à toi. Comme tu as dû l’apprendre, soit de Tatin soit de la Galerie de l’Université, Steinbecker, lors d’une visite que je lui fis, m’a proposé une exposition de mes dessins, avec les gouaches de Tatin ; projet, qui m’a d’autant plus plu que nous en avions déjà parlé en¬tre nous avec accord. La date prévue est pour les premiers jours de Mai : quelques jours plus tard, je dois participer à un festival dit « d’avant-garde » au centre culturel Américain. Il se peut aussi, à la même époque, que je fasse à Nantes une exposition de sculptures, de concert avec le peintre Bertini, mais ce n’est pas certain car le critique Jean Clarence Lambert qui en est l’organisateur, devra peut être quitter Paris plus tôt qu’il le pensait (et dans ce cas ce serait renvoyé à plus tard, à moins qu’il trouve un remplaçant se chargeant de l’organiser à sa place) car il doit aller au Japon pour présenter à Tokyo et dans trois autres villes de ce pays (le veinard !) une expo¬sition d’Art Contemporain groupant les œuvres de 30 artistes, connus et inconnus, qui doivent en principe représenter l’Europe : j’ai eu l’honneur d’être parmi ceux ci, représenté par « le Grand Aliment Blanc » (que tu connais : c’est le meuble noir Napoléon III, qui est animé ; c’est aussi ma plus grosse pièce et j’ai été heureux de la place qu’elle a libérée dans mon atelier, et aussi de voir qu’ils n’ont pas regardé à la dépense pour le transport). J’espère que nous te verrons lors de l’expo à la galerie A.G. si tu viens à Paris pour l’occasion, avec Tatin, qui, je pense, viendra certainement. Nous avons reçu ton catalogue pour Wols, et j’ai été heureux que tu aies présenté cette exposition qui va certainement donner du prestige à ta galerie et, je crois, doit avoir eu pas mal de succès. Que s’est-il passé ici depuis le début de l’année ? A vrai dire, rien d’extraordinaire : je ne vois que peu d’expositions hormis celles des galeries avec lesquelles je suis plus ou moins en rapport, aux vernissages desquelles il m’arrive d’assister, car je profite de l’occasion pour y rencontrer des connaissances : après on va au cinéma… Dans l’ensemble, c’est jamais bien fameux, et même très triste de voir de quoi les gens se contentent, et surtout que le marché soit aux mains de tels personnages, car de constater le manque de qualité des œuvres en question serait, en soi, assez encourageant, car cela fait d’autant plus valoir celles des rares artistes de quali¬té qui ne se laissent pas dévier de leur trajectoire »… etc.
Un autre article, signé G.T, parlait de l’expo « Aliment blanc » à la galerie de la Salle à Vence, « l’Aliment blanc » étant devenu le thème central de la création de Robert Malaval, et qu’il y avait derrière une force mystérieuse issue de l’homme, et le submergeant, autre chose que l’érotisme, plutôt une question angoissante, délirante sur son propre avenir. « L’Aliment blanc » de Malaval n’est pas si éloigné de « L’Alpha 60 » de Jean-Luc Godard », disait ce critique, je suppose qu’il parle d’Alphaville… . Je trouve que c’est bien vu. Malaval et Godard, la même audace fracassante face au réel, face à un art du réel, et une infinie poésie… le même génie…

Fin.

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