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CHAPITRE 62 (Part V) : Mémoire d’un défi

Voici la dernière partie du chapitre 62 de la chronique de France Delville.

Ex-voto de Claude Gilli fait spécialement pour « Beau comme un symptôme » (CIAC, 2007) © DR

Suite de l’intervention de Daniel Cassini : « L’inconscient, c’est le discours de Lautréamont ».
Rémy de Gourmont pour sa part insiste sur la prétendue folie du comte de Lautréamont, qu’il définit comme un jeune homme d’une originalité furieuse et inattendue, un génie malade et plus encore un génie fou. « Si les aliénistes, déclare Rémy de Gourmont, avaient étudié les Chants de Maldoror, ils auraient désigné l’auteur parmi les persécutés ambitieux : il ne voit dans le monde que lui et Dieu et Dieu le gêne ».
Les condisciples de Lautréamont/Ducasse ont également leur opinion sur leur ancien camarade fréquenté au lycée de Pau en 1864. Ainsi son ami Lespès, interrogé sur le tard de sa vie, (il a 81 ans), se souvient d’Isidore Ducasse : « Les questions obscures qu’il nous posait à brûle pourpoint et auxquelles nous étions embarrassés de répondre, ses idées, les formes de son style, dont notre excellent professeur Hinstin relevait l’outrance, enfin l’irritation qu’il manifestait parfois sans motif sérieux, toutes ces bizarreries nous inclinaient à croire que son cerveau manquait d’équilibre. Au lycée, nous considérions Ducasse comme un brave garçon mais un peu, comment dirai je, timbré ».
Après avoir reçu un exemplaire des « Chants de Maldoror », Minvielle, autre ami de Ducasse/Lautréamont, confie au même Lespès : « Te rap¬pelles tu son discours, il avait déjà une araignée au plafond, mais depuis elle a beaucoup grandi ».
Lespès, toujours lui, rapporte ces propos de Ducasse lui même, lors d’une baignade en rivière, activité qui plaisait beaucoup au futur comte de Lautréamont : « J’aurais grand besoin de rafraîchir plus souvent à cette eau de source mon cerveau malade ».

Ex-voto de Bernard Gouillard © DR

Plus récemment, et fidèle à ce qu’on attend de lui, Jean Pierre Soulier, psychiatre, pose ce diagnostic apparemment sans appel sur Lautréamont : « Tous les signes d’une schizophrénie particulièrement unique se trouvent en effet rassemblés dans l’œuvre et dans le peu que nous savons du mode de vie d’Isidore Ducasse ». Chacun de ces commentaires, vous le voyez, valide à sa manière l’idée de l’aliénation mentale d’Isidore Ducasse. Pour ma part je retiendrai ici et j’utiliserai l’hommage que l’écrivain Ramón Gómez de la Serma rend à l’écrivain mort en 1870 à l’âge de vingt-quatre ans à Paris, 7 rue du Faubourg-Montmartre : « Lautréamont est le seul homme qui ait surpassé la folie. Nous tous, nous ne sommes pas fous, mais nous pouvons le devenir. Lui, avec ce livre, les Chants de Maldoror, il s’est soustrait à cette possibilité, il l’a dépassée ».
C’est en août 1868 à Paris qu’est publié le premier des Chants de Maldoror. Ce premier chant est signé seulement de trois astérisques. La raison manifeste, avérée, fondée, de cette non apparition du patronyme, est la crainte de la justice napoléonienne, du procureur général, des poursuites judiciaires. Là encore, Lautréamont/Joyce : même combat contre les grandes têtes dures de la censure. Pourtant, dans l’économie générale de la nomination et de l’identité chez Lautréamont, cet effacement complet du nom résonne après coup étrangement. Après tout, c’est bien l’auteur des Chants qui s’est mis en situation d’écrire un texte tellement excessif qu’il exige la disparition complète du nom de son auteur. A ce titre, et dans ce type de dispositif, celui ci pourrait par-là se réclamer de la fameuse formule de Nietzsche : « Tous les noms de l’Histoire, au fond c’est moi ». Ce qui relèverait alors d’un délire, une façon comme une autre, après tout, de dire la vérité. En 1869, la première édition complète des Chants de Maldoror est imprimée et apparaît pour la première fois le pseudonyme le plus flamboyant de toute la littérature mondiale : Comte de Lautréamont.

Ex-voto de Annie papa © DR

Beaucoup a été écrit sur ce pseudonyme qui signe la mort du sujet, sa mise en procès sur son origine. Pour Robert Desnos, il faut y voir une référence à Eugene Sue, auteur de romans populaires, et à sa nouvelle intitulée « Latréaumont ».
Pour Enrique Pichon Rivière, médecin, psychiatre et psychanalyste ayant consacré trente ans de sa vie d’écrivain à des recherches biographiques sur Lautréamont, le Mont de Lautréamont peut être mis en perspective avec le mont de Montevideo, ville natale d’Isidore Ducasse en 1846. « Monte vide eu », « J’ai vu un mont », s’exclama le marin portugais qui le premier aperçut la grande colline qui s’élève à gauche de l’entrée de la baie et d’où naquit le nom de la ville. Si le pseudonyme « Lautréamont » a été l’objet d’innombrables interprétations et recherches, le titre nobiliaire que s’est libéralement décerné Lautréamont a suscité moins d’intérêt : grave lacune. Comte de Lautréamont, certes. Mais pour¬quoi pas duc ou marquis, ou encore, et tant qu’à faire pour le même prix : prince. Prince de Lautréamont ! voilà qui sonne bien ma foi pour un « persécuté ambitieux ».
En fait, en s’attribuant la particule de « comte », Lautréamont maintient un lien, un trait d’idéal avec son père François Ducasse qui fut d’abord commis puis chancelier au consulat de France à Montevideo. François Ducasse était en effet un disciple fervent du philosophe positiviste Auguste Comte dont il diffusait les théories dans des cours de philosophie et des conférences. Il est autant sinon plus remarquable de noter que le premier prénom d’Auguste Comte était Isidore, prénom abandonné par la suite, ce qui donne en dépliant la série complète des prénoms du philosophe : isodore auguste françois marie comte. auguste comte de lautreamont.

Ex-voto de Jean-Claude Laporte © DR

Pourquoi des ex-voto à l’inconscient ?

Pourquoi, en dehors du parcours initiatique de l’Installation du Quartel (Daniel Cassini, Kô Hérédia-Chlienger, Sylvie Osinski, Georges Sammut) avoir proposé à une centaine d’artistes dont Claude Gilli comme chef de file de créer chacun un ex-voto à l’inconscient ? Pour poursuivre le rituel probablement, mais aussi pour pouvoir jouer avec l’idée que chacun pouvait se faire de cette notion étrange. Le résultat fut flamboyant. Dans le catalogue, j’avais écrit :
Ce qu’on appelle ex-voto, vœux conjuratoires, puis actions de grâces lorsque le danger est écarté, est né dans les temps anciens où la terreur des forces obscures fut un élément fondateur des civilisations, c’est cette terreur même qui fonda le sacré, structura l’espace imaginaire par du symbolique, créant à contrario un espace proprement humain. Question du numineux. Furent trouvés, par exemple, à Khanoum, des ex-voto en argent doré à la déesse Cybèle, l’Athéna Parthenos de Phidias, est un ex-voto, d’Etat, mais les offrandes à Delphes, sanctuaire d’Apollon, sont des offrandes de particuliers. Près des temples, les fidèles égyptiens achetaient des momies de chats, ibis, faucons, pour les offrir à la divinité à laquelle ils s’étaient consacrés, et l’Orant de Larsa désigne Awil-Nannar vouant sa propre statue implorante au dieu Amuru pour la vie du roi Hammourabi de Babylone. Dans les sanctuaires Shinto, des chevaux sont consacrés aux dieux, comme étant leur monture préférée, surtout celle du dieu de la pluie. Les vues marines ou lacustres de Gentile da Fabriano, celles de Moser, Conrad Witz, etc. sont considérées comme ex-voto de protection d’éventuels naufragés, ainsi que la fresque représentant la mer sur un mur de la maison de Philippe Borromée à Milan. Des représentations de villes, ou de lointains, comme certains de Van Eyck, appartiennent au genre. Mais le don le plus émouvant est celui du fidèle implorant ou reconnaissant, qui, avec sa simplicité et même sa maladresse, va raconter sa crainte puis son soulagement, et sa reconnaissance. Il s’agit là d’un véritable liber miraculorum, tel celui, de quatre siècles, du sanctuaire de la Madonna dell’Arco près de Naples. Notre Ecole de Nice, grâce à Claude Gilli, fin des années 50, puis à Nivèse, début des années 70, possède son répertoire d’ex-voto. Les sanctuaires de Laghet et de la Garoupe, plein d’ex-voto, ne sont pas loin. Dans son livre sur Claude Gilli « La poésie au ras du sol », de 82, Pierre Restany consacre un chapitre au « chemin des ex-voto », et écrit : « après avoir soumis la touche fragmentée staëlienne à l’explosion tachiste, Gilli s’intéresse directement au milieu qui l’entoure, au monde de la foire, de la brocante, du marché aux puces et des cimetières ; (…) A la fin de 1961, avec les ex-voto, Gilli réalisera la première synthèse, la mise at point du premier élément de son lexique. Cette période 1958-1962 a été tout aussi capitale pour d’autres que Gilli, à commencer par ses amis niçois qui s’imposeront comme protagonistes du Nouveau réalisme ». (C’est le 27 octobre 60 qu’il fonde le groupe). Et il poursuit : « En dépit des différences d’âge, et cela mérite d’être souligné, Gilli vivra ce moment d’accélération de l’histoire de l’art au même rythme, au même niveau de conscience, dans la même foulée, pour ainsi dire ».

Ex-voto de Héléna Krajewicz © DR

Ce n’est donc pas pour rien que les ex-voto de Claude Gilli sont particulièrement prisés dans les ventes de Sotheby, et une exposition d’ex-votos anciens aura lieu à Londres en mars 2007. Celui qu’il a spécialement composé pour l’exposition du CIAC, est « à la vie », ce qui est à la fois dans l’esprit de « la vie est plus belle que tout » des nouveaux-réalistes, et dans l’esprit de cet inconscient freudien, cette « autre scène », qui cherche par mille détours, à réaliser les potentialités premières de l’individu, à perpétuer les chocs premiers, magiques, car inauguraux, ce que Lacan a appelé le Désir. Rien de spécialement génital, mais bien plus, une incroyable richesse, singulière, due à l’ouverture au monde de l’énergie vitale, et que la tombée dans le bain de langage, et dans le désir de l’autre, la toute-puissance infantile de l’autre, famille, société, va tenter, inconsciemment, de réduire, dans un « meurtre » quotidien. L’ex-voto à l’inconscient devient donc un ex-voto à la Vie, qui insiste, qui attend, véritable labyrinthe de signifiants non pas perdus, mais voilés, comme l’est l’art. L’art de chacun, cette énigme par laquelle, de manière incontrôlée, chacun laisse percer la vérité, intime, de ce qui lui est le plus cher. Le vrai monde, tapi, secret, et qui vient affleurer, dans l’objet visible. Cet invisible difficile à dire, mais qui, au prix de formes, de couleurs, de matières, de fusain, de techniques, se fraie un passage, jusqu’à l’autre, à l’œil de l’autre, à ce qui, chez l’autre, aussi, attend de jouir. D’un petit bout de vérité. Sans ce bout de vérité arraché à la pulsion de mort, où est la vie ? Elle est assoupie, pervertie, renvoyée sur la ligne d’horizon. L’inconscient est le guetteur de l’être, impitoyable, qui ne transige pas. C’est l’inconscient qui fait de nous, tous, les créateurs d’un livre unique, notre tablette sumérienne profonde, où tout s’inscrivit en runes à moitié effacées, à la recherche desquelles, toute la vie, nous creusons, à nous arracher les mains. Sans cette perte, sans cette nostalgie, nous serions des robots, hébétés dans un monde figé, pétrifié. Nous devons tant à cette division du Sujet, à cette perte de nous-même, provisoire, quoique pour toujours suspendue, qu’il fallait, oui, dire un jour, publiquement, merci à l’inconscient. A l’inconscient, ta victime reconnaissante. Expiatoire, propitiatoire.

Ex-voto de Chantal Monray © DR

Ces EX-VOTO, surgis des multiples œuvres de multiples artistes hétérogènes, sont une forme de MERCI à une possibilité de rencontre rare : celle d’un étrange discours regroupé, provisoirement, accidentellement. Une surprenante cohabitation de bribes fait résonner, raisonner… autrement que de coutume. Chacun y a mis son style, ce style qui est l’homme ou la femme, mais comme signe, une sorte d’emblème. Une représentation. Celle-là et pas une autre. Profession de foi ? Lâcher-prise ? Audace, ou masque ? Une autre forme d’enjeu, qui rend possible, peut-être, un petit quelque chose à dire, sans procès. Une liberté. Un jeu.

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