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L’œuvre de Martial Raysse comme « descente au paradis » ?…

Une grande rétrospective Martial Raysse est prévue au Centre Pompidou à Paris, moment pour certains de faire le point sur une œuvre brillante mais complexe, contradictoire, soumise de par son auteur même à des malentendus certains, ce dont l’auteur se fiche apparemment ?

Mais un jeune homme devenu célèbre très tôt sur une sorte de label, et qui a voulu se dégager du label tout aussi tôt, a sans doute vu toute sa vie avec un certain énervement ce label lui coller à la peau. Alors que s’il fallait trouver un mot-clé pour désigner Martial Raysse, ce serait le mot liberté, ou tout au moins, - c’est incontestable - désir acharné de liberté. Et c’est ce désir de liberté qui l’a sans doute fait toucher à tout et à son contraire, mais avec un tel génie que même quand il retrouve des techniques dites classiques qu’il ne maîtrise pas au sens classique justement - qu’il subvertit, je pense au dessin et au cinéma – toute chose faite par lui devient simplement l’outil d’une audace, d’une utopie, de l’expression d’une vision restée pour toujours ludique.

S’il y a une philosophie de Martial Raysse, c’est : si vous ne jouez pas avec le monde, si vous n’inventez pas votre vie, vos images, vos gestes, alors à quoi ça sert, car « la vie est plus belle que tout », sous toutes ses formes. Osez toutes les formes, personne n’est accrédité pour venir vous dire que vos inventions ne valent rien. Inventez, et fichez-vous du reste. Mais pensez, surtout. Pensée du jeu au sens de ce qui peut branler lorsqu’on le dégonde, ne restez pas en place. Préparez-vous à chaque seconde de votre vie à un grand départ. Quittez à chaque seconde vos propres pensées. Ne dormez pas, éveillez-vous.

Martial Raysse avec son père et Nivèse devant la porte de la Galerie des Ponchettes en 1982 © Frédéric Altman

Martial Raysse a traversé le Nouveau Réalisme et l’Ecole de Nice comme un météore – du point de vue de l’institution - alors qu’il les a profondément marqués, et créés. Pas seul –Arman, Klein et Pierre Restany étaient là – mais, oui, créés. C’est paradoxal, et passionnant. Heureusement pour l’Ecole de Nice, trois des Nouveaux Réalistes français étaient de Nice et de ses environs, le Nouveau Réalisme fut la locomotive de l’Ecole de Nice, avec la confluence de Fluxus et Ben, autre maniaque de la libération des idées reçues.
Mais, dès la fondation du Nouveau Réalisme à l’initiative de Pierre Restany chez Yves Klein, rue Campagne Première à Paris, Yves Klein et Martial Raysse ont rué dans les brancards, et refusé de se laisser assimiler. Arman, beau joueur, a toujours apporté son énergie et sa notoriété, sa caution même, au pot commun. Comme un père bienveillant.

Contradiction intéressante, c’est que, si en 1967, quand une première « fédération » de l’Ecole de Nice (selon le terme d’Arman lui-même) est accomplie par Alexandre de la Salle, Place Godeau à Vence, Martial Raysse est déjà ailleurs (comme Arman et Klein), – en 1967 Martial Raysse expose chez Iolas à Paris et à Milan – il continue néanmoins de tenir, devant la caméra de Jean-Pierre Mirouze le même genre de discours qu’il tenait pour la revue Sud-Communication en 1961 (Sosno et Mirouze tous deux au Comité de Rédaction). Dans le Sud-Communication n°113bis de novembre 1961, le débat est animé par Sosno, qui demande à Yves Klein, Arman et Martial Raysse : « Vous faites partie tous les trois de ce qu’on a pu appeler l’Ecole de Nice, pouvez-vous donner quelques caractéristiques de ce groupe ? », et Yves Klein de répondre : « Je pense que l’Ecole de Nice est à l’origine de tout ce qui se passe depuis dix ans en Europe ». Il termine avec l’idée que « l’artiste aujourd’hui est un artiste international, il est l’artiste du monde ».

Et Martial Raysse : « Moi j’ai là une vue provinciale. Je suis arrivé à Paris, et mon hygiène de la vision niçoise m’a fait gagner du temps. Tout un côté tachiste de ce qui se présenterait comme une avant-garde – on aimait encore la rouille, on s’attendrissait avec des bouts de torchons déchirés et tout cela, au fond, c’était du tachisme ; on part de trapèzes avec des vieux procédés, c’est toujours la même manière d’aborder la surface. Je me suis aperçu qu’il y avait l’envergure et une pureté de l’esprit qui était tout à fait différentes à Nice. Il y a au départ, formellement, des différences ; il n’y a plus aucune construction dans le travail des peintres de l’Ecole de Nice. On cherche une réalité de fait, une chose en soi ».

Martial Raysse avec son père et son fils en 1982 devant la Galerie des Ponchettes (Nice) à l’occasion de l’exposition « Les Nouveaux Réalistes, Œuvres 55-65 » (9 juillet-26 septembre), galerie dans laquelle Frédéric Altmann était chargé de mission
© Frédéric Altmann

Martial Raysse a particulièrement théorisé devant la caméra de Jean-Pierre Mirouze, à Nice dans un Prisunic, chez un brocanteur, sur la Promenade des Anglais, Mirouze qui pouvait parfaitement l’entendre puisque, dans le Sud-Communication n°108bis (article intitulé « Tendances du Nouveau réalisme niçois »), Sacha Sosnovsky avait écrit : « Dans la musique aussi les résultats sont extraordinaires : Jean-Pierre Mirouze prône et illustre une HYGIÈNE DE L’OREILLE grâce à la musique concrète et électronique, il veut nous rendre capable de jouir de tous les sons quelles que soient leurs origines ou leurs destinées… ».

Et il se trouve que Jean-Pierre Mirouze vient de retrouver l’interview filmée qu’il a faite de Martial Raysse le 27 juin 1967 à l’occasion de son exposition chez Alexandre Iolas à Paris. En voici des extraits :

Pierre Restany – A partir du moment où tu nous présentes une exposition comme ça, tu as un problème moral qui se pose… tu es conscient de ça ?

Martial Raysse – Je suis conscient de ça… par exemple tout l’art qu’on nous présente et la manière dont nous vivons, ce n’est vraiment pas moderne, on vit dans des maisons antédiluviennes, les voitures que nous avons sont ridicules, l’Arc de Triomphe blanchi c’est aussi ridicule que Park Avenue. Park Avenue ce n’est pas moderne non plus, on pourrait avoir une vie tellement différente. J’aimerais que les gens prennent conscience d’une manière physique que vraiment notre monde doit être autrement, qu’on doit changer nos mœurs, changer nos manières de vivre, changer la vision, et moi je travaille sur la vision, quand je faisais le Prisunic, c’était pour expliquer aux gens : voilà, le Prisunic c’est beau, la matière plastique c’est vivant, le néon c’est un matériel qui ressemble à la vie, qui ressemble à la chair, c’est ce qu’on doit faire, c’est dans cette direction qu’on doit aller, et maintenant j’essaie d’expliquer aux gens que le Pop Art, les affiches, le langage de la rue, le néon, c’est un langage qui est devenu commun, nous aimons le modernisme… mais on doit aller au-delà, le monde agressif que nous connaissons ce n’est pas ce qui doit être, il faut découvrir une nouvelle image de l’homme, il faut découvrir une nouvelle situation dans l’univers, il faut avoir de nouveaux problèmes, il y a un sens caché de la vision que nous devons trouver. On a essayé d’expliquer aux gens : voilà, le modernisme et le progrès, c’est une chose vécue, et qui vaut la peine d’être vécue, il faut en avoir conscience, il faut raisonner cette chose-là, il faut la vivre intensément, mais, en plus, le travail c’est de découvrir le monde tel qu’on ne le voit pas, et tel qu’on le verra demain, ça c’est le travail que j’ai voulu faire, et je l’ai fait, comment dirais-je, en utilisant – dans ces tableaux, sur des grandes surfaces qui sont pour moi symboliques du visage, dans ces lieux géométriques du visage où s’inscrivent certaines formes – certains objets de la technologie, comme la télévision, comme un transistor n’est-ce pas, qui pour moi servent de relais avec le public.

Martial Raysse avec son fils en 1982 pas loin de la Galerie des Ponchettes
© Frédéric Altmann

C’est-à-dire que Raphaël prenait une Madone parce que pour lui c’était un moyen de communication, moi je prends une télévision parce qu’une télévision c’est un phénomène vécu, grâce à cette télévision j’arrive à redonner une image différente du monde, une vision différente du spectateur. Par exemple dans une télévision on se voit toujours de face, et moi, de la manière dont j’ai installé le circuit, les gens se voient de dos, il y a un lieu géométrique qui est le sigle, qui est l’expression du visage, et bien : les gens se voyant à la télévision voient cette grande forme vide, et en même temps voient leur propre dos, ils ont l’impression de se diluer, ils doivent se dire « tiens, est-ce que je suis comme ça, quelle est ma place, que suis-je ? » se poser des questions. Au fond on fait un travail pour que les gens se posent des questions…

Larguer les amarres semble avoir été le but permanent d’un jeune homme dont Alain Jouffroy, au début de son livre « Martial Raysse » (1996, Fall Edition), dit : « Homme libre et fier, épris d’audace et de liberté totale, Martial Raysse est d’abord un poète : il a commencé par publier des poèmes à dix-neuf ans, et continue d’en écrire. Un poète, mais aussi, et cela va souvent de pair, un utopiste, qui voit grand, et cherche à pré-voir l’avenir. (…) Il s’agit en tous cas d’un artiste dont la base sensible est celle qu’organise un verbe, une parole » (Alain Jouffroy)

Martial Raysse © JP Mirouze

Synthèse de Martial Raysse sous une autre forme : « Le grand départ », film fait par lui, d’une heure dix, constitué en grande partie de son négatif au sens technique, les temps y sont mêlés - avec femmes de l’époque (1971) libres de leur corps mais revêtues de vêtements hippies, ressourcement dans esthétique ethnique - et aussi les ethnies parmi lesquelles l’Occident comme une parmi d’autres. Evidemment un gourou, grand-prêtre, et une petite fille, son nom est « Innocente ». Il faut entendre Martial Raysse parler comme on prophétise, tel une pythie, dire tout ce qui lui passe par la tête, mais qu’on ne s’y trompe pas, il est tellement habité par la question de l’art, par la question de la civilisation que cela coule tout seul, à coups de mythologie grecque et d’art tribal, d’Angélus de Milet, de Mona Lisa, de Femmes d’Alger, de Liberté guidant le peuple, d’Embarquement pour Cythère, entre autres… et l’envers de l’image, renvoyant les formes à leurs taches psychédéliques, est une leçon de peinture, peinture pure derrière laquelle on devine les objets, les gens, l’intrigue. Mais c’est : la peinture d’abord. Epopée époustouflante où l’on pourrait dire que Martial Raysse a rencontré sa propre puissance au sens de Spinoza, réponse à la question « que peut un homme ? ». Martial semble s’être dit très tôt : « si je veux le faire je peux le faire », mais surtout : « ne peut-on pas énormément quand on laisse faire ? »

Martial Raysse a rencontré Jean Cocteau en 1957 (exposition « Les peintres de 20 ans »), et son film « Le grand départ » a beaucoup du « Testament d’Orphée » : têtes d’animaux, mélange de prosaïque et de revisitation des mythes, côté enfants terribles. Hanté peut-être, Raysse, par la phrase de Cocteau dans « L’éternel retour » : « Les choses savent ce qu’elles font, laissons-les faire ». Martial Raysse fait-il autre chose que d’être là où il est ? En commençant magiquement par de la haute pâte dans la cave de ses parents, qu’il va reconnaître chez Dubuffet, grâce à son ami Jean Brandy. Ils étaient dans le car Nice-Beaulieu, Jean Brandy lui prête un livre : « il reçut le premier grand choc de sa vie de tout jeune artiste, en reconnaissant exactement ce qu’il cherchait dans la reproduction d’une Haute-pâte de Dubuffet », écrit Jouffroy. « J’ai été obligé de descendre du car pour retrouver mes esprits », dit Martial. « J’étais coincé entre mes instincts personnels et un grand courant que l’on nomme art. J’ai compris qu’il n’y avait pas de génération spontanée, mais qu’il fallait remonter aux sources »

Martial Raysse par Jean-Pierre Mirouze

Jean-Pierre Mirouze, dont les précieux documents sont aujourd’hui mis à la disposition des grands musées nationaux à l’occasion des Rétrospectives historiques, a écrit, spécialement pour Art Côte d’Azur, ce témoignage :

« Martial Raysse est un enfant perdu sur la planète terre. Donc il s’attache à la découvrir et à l’épingler avec la précision et l’émerveillement d’un entomologiste. Comme dans « l’effet Papillon », son travail est allé jusqu’à faire trembler le monde de l’art.
Bien qu’ayant signé la charte des Nouveaux Réalistes, adopté par ses frères explorateurs Arman et Yves Klein qui avaient décelé chez lui un talent exceptionnel de découvreur, le réel n’était pour Martial qu’une apparence douteuse. Cependant il s’est efforcé de le toucher dans l’expression de cette humanité pour lui étrangère mais fascinante. Y a-t-il une vérité, une pierre philosophale du réel ? Dans sa quête inlassable et diversifiée son rêve est devenu de l’or. Poète, écrivain, cinéaste et artiste peintre, il a commencé par adopter et délivrer son évangile de « l’hygiène de la vision ». C’est dans cette attitude que je l’ai rencontré alors que j’étais à l’école de l’art et de l’amitié avec Arman et les autres Nouveaux Réalistes résidant à Nice, Düsseldorf, Milan et Paris.
Acceptant d’être filmé, Martial m’a emmené à son marché, le Prisunic, caverne des inventions de l’homme, rutilante de laideur, de couleurs et d’étrangeté. Au moment d’entrer il a dit : « voici la descente au Paradis ». Ce qui m’a interpelé, c’est le mot descente. J’ai compris alors que Martial, avant d’être peintre et sculpteur, était un oracle et qu’il aimait passionnément l’humanité. »

Jean Pierre Mirouze, jeudi 24 octobre 2013

Photo de Une : Martial Raysse © JP Mirouze

Artiste(s)

Martial RAYSSE

Martial Raysse est né à Golfe-Juan-Vallauris le 12 février 1936. C’est à Nice, en 1955, que Martial Raysse réalise ses premières oeuvres et publie pour la première fois une plaquette de poèmes. Deux ans après, ses premiers poèmes-objets et mobiles sont présentés à l’exposition Les peintres de vingt ans (...)

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