| Retour

CHAPITRE 48 (part V) : Comment on devient la seule femme de l’Ecole de Nice (fin)

Suite et fin de la chronique de France Delville de cette semaine...

Lorsque, pour ces dessins que Nivès va montrer au directeur de la galerie « Art Marginal » (Frédéric Altmann), elle a repris quelque chose de ce qu’on appelle le Surréalisme, ce n’est pas pour rien. Les Surréalistes ont rappelé l’inconscient à la mémoire du monde, et certaines femmes encore plus précisément : la romaine Bona, épouse d’André Pieyre de Mandiargues, et les deux épouses de Max Ernst, Léonora Carrington, et Dorothea Tanning, et la belge Jeanne Graverol, et une autre belge, Marianne van Hirtum, ou la compagne d’Hans Bellmer, Unica Zürn, et Kay Sage, épouse de Tanguy, et Remedios l’espagnole avec ses châteaux hantés... « Dis-moi qui tu hantes »… Nivèse passera de cette terre à brumes et à fantômes au Nouveau Réalisme et à sa quête de l’objet. Mais l’objet fuit lui aussi, entre das ding, la chose, et le réel venant de res, la chose en latin. D’où le moucharabieh, cette grille de lecture trouée d’indicible…

Nivèse avec Michel Thévoz
Photo André Villers

Dans ces années-là Nivès triture la question en résonnance avec d’autres femmes sans les connaître, et sans se raccorder à une quelconque idéologie. Sans avoir lu Barthes, elle baigne dans l’esprit structuraliste qui consiste à avoir à l’œil les mythologies du quotidien, le langage des signes. Comme dit Annette Messager : « Je copie, je recopie, je mets au propre, je suis sage comme une image... c’est bien cela entrer dans le flux, rentrer dedans. Là, mettre au propre, c’est dé-figurer ». C’est ainsi que Nivèse articule talons aiguille et colonne vertébrale... Et le flash, Frédéric Altmann l’a, se disant : « il se passe quelque chose, avec cette blonde, elle dit quelque chose, à part... ».

Il y aura tout un parcours qui, dès les Ex votos à la Putain, l’inscrira dans cette Ecole de Nice friande à son départ des Puces, des vieilleries à détourner. A une ou deux générations d’écart par rapport aux Nouveaux Réalistes, aux amis Arman, César, Hains…Nivèse se livre à la récupération d’objets poétiques et sémantiques. Car elle est happée par des dentelles étranges, presque maudites « on sentait qu’il s’était passé quelque chose ... ces tissus déchirés, perlés, on sentait qu’ils avaient été portés, utilisés, par des gens qui vivaient la nuit... j’achetais des accessoires, des tissus, imprégnés d’odeurs, qui suscitaient des images, j’en avais des boîtes bondées... ».

« Délices de Capoue » (2004)
Photo François Fernandez
« Marilyn painting » (2004)
Photo François Fernandez
« Marilyn painting » (2004)
Photo François Fernandez

Des Ex-votos à la Putain aux claies de lumière qu’elle n’abandonnera plus, l’œuvre de l’instinctive Nivès ne suivra-t-elle pas un chemin rigoureux fait de filets divers où la vie peut se prendre comme dans les patios odorants où un filet d’eau chante une petite musique apaisante ? Ombre et lumière, dit-elle. Silence et cliquetis aussi des rideaux perlés agités par le vent, des souffles glissant entre les découpes de métal comme entre des palets de xylophones. Etant donné le choc que les Ex-votos à la putain produisirent sur un certain nombre de personnages sensibles et cultivés, il semble bien que ce soit habitée par les grands courants de l’époque dont j’ai tenté de repérer certains que Nivès les ait moulées, habillées, assemblées, ces petites poupées... Forneris, Verdet, Deroudille, Serge III, Bayard, Jacquemin, Mendonça, Godart, Gaudet, Le Targat... A part Vicky Rémi, tous des hommes. Avec pour apothéose le texte de Jean Forneris de mars 1980 à l’occasion de l’exposition au Musée Municipal de Saint-Paul-de-Vence, pleine de petites princesses, dentelles et seins sertis de diamants, visages d’enfants, visages d’anges... FOR NIVÈS THE FAY, titre Forneris, NIVÈS LA FÉE... : « Comme la princesse Salomé est belle ce soir !... Dans reliquaires, tabernacles, alcôves tout à la fois, NIVÈS, froissant passements, coulées de perles et de strass, constellations précieuses, plis et replis du corps-femme, de réminiscences fouineuses déploie de byzantines transfigurations : de Salomé à Adrienne, de Thaïs à Manon - iconologie et incantation… »
Pas étonnant que le Musée d’Art Brut de Lausanne se soit intéressé à Nivès, Michel Thévoz l’invite à l’exposition « Neuve Invention », et fait acheter une œuvre par le Musée, et, dans le catalogue de l’exposition Nivèse à la Guy Pieters Gallery de Knokke en 2044, un texte de lui est présent, à côté d’un de Pierre Restany. Sous le titre « L’allégresse structuraliste », Michel Thévoz écrit donc : « Au contraire de tous les autres producteurs d’objets qui s’ingénient à réaliser exactement ce qu’ils ont en tête, les artistes attendent de leur œuvre qu’elle leur échappe, qu’elle les étonne, qu’elle excède ce qu’ils auraient pu imaginer. On aurait donc tort de penser que l’artiste s’exprime dans son œuvre et qu’il décline son identité. Pourquoi s’engagerait il dans une aventure aussi éprouvante si c’était pour n’en rapporter que son propre reflet, si élaboré soit il ? Le MOI est une prison que les mauvais peintres décorent, il est vrai, mais dont les meilleurs s’évadent. Nivèse, en tout cas, ne s’est jamais complu ni confinée dans ce genre d’affusion ou d’infatuation égocentrique. Elle a d’emblée conçu la pratique de l’art comme un jeu un peu magique, générateur de métamorphoses et de dépaysements. Elle s’est émerveillée des surprises de l’assemblage, de la rencontre poétique d’objets hétéroclites, du carnaval des incompatibilités. Puis elle s’est attachée aux éléments les moins spectaculaires de ce théâtre enchanté, c’est-à-dire aux tissus, tulles, voiles, toutes trames ajourées faisant jouer leur réseau dans l’intervalle des figures. Ces structures résillées assignées jusque-là à faire tapisserie, elle les a instituées en tant que principes de figuration. Ainsi a t elle imaginé d’inciser feuilles et tissus par minutieuses interventions au rasoir, de manière à susciter des compositions tramées s’enlevant sur des fonds aléatoires. Elle s’est avisée qu’en faisant interférer ces sortes de grillages historiés par superposition, elle suscitait des phénomènes visuels surprenants, excitants, suggestifs et complexes. Ce qui est remarquable dans cette démarche, c’est une ascèse paradoxale qui a amené Nivèse à intensifier son expression par une progressive réduction des matériaux et des motifs mis en œuvre mais n’est ce pas un paradoxe propre à toute œuvre qui prend vraiment son essor ? La littérature française dans son ensemble n’est rien de plus qu’un alphabet en désordre, disait Jean Cocteau. De même, les artistes les plus engagés se font fort de féconder leurs compositions en restreignant leur palette et leurs éléments graphiques à une gamme intransgressible. Toujours est il que les compositions de Nivèse se sont peu à peu dépeuplées. Les personnages carnavalesques et le butin des marchés aux puces qui animaient ses premières kermesses surréalisantes ont fait place à des effigies archétypiques et même à des configurations abstraites. Mettons de l’ordre à nos plaisirs, disait le marquis de Sade. Nivèse a mis de la rigueur à ses extravagances pour en accroître la portée. Et plutôt que de se satisfaire de figures d’adoption, elle a entrepris d’intervenir pour ainsi dire sur le code génétique et de se livrer à des expériences pour voir touchant aux structures élémentaires de la figuration »

Nivèse et les structures élémentaires de la figuration.

Nommer Nivèse expérimentatrice des structures élémentaires de la figuration, quel compliment ! Je n’ai cité qu’un court passage du texte de Thévoz, mais il développe longuement l’aspect recherches et découvertes de Nivèse, et c’est bien, car elle-même n’est pas de ceux qui théorisent. Elle est plutôt la magicienne qui livre ses élixirs, en jouisse qui voudra. Ou qui pourra. Qui verra, qui comprendra.

Nivèse avec Jean-Claude Farhi, Peter Klasen, André verdet, Jean-Michel folon, Roger Vergé, Arman
Photo Frédéric Altmann

Mais la page Nivèse du catalogue de l’exposition au Musée Rétif de juin à décembre 2010 « Cinquante ans de l’Ecole de Nice » donne peut-être quelques éclairages essentiels, page qui reprend le passage de Thévoz sur la « gamme intransgressible » (le texte en question fut aussi produit dans le catalogue des Editions l’Ormaie, pour l’exposition en 2000 de la Malmaison à Cannes), et aussi un extrait d’un poème de Dolorès Oscari, sœur de Nivèse et directrice du Théâtre-Poème de Bruxelles, chroniqueur littéraire à RTBF :
« Je vous construirai une ville avec des loques, moi (…)
Et au nez gelé de tous vos Parthénons,
vos arts arabes et de vos mings… Quand j’ai vu les collages projetés et peints de Nivèse, ces vers du poète Michaux m’ont sauté à la figure. Contre, c’est la proposition artistique en négatif de Michaux que Nivèse vérifie en version solaire. Avec de la colle, avec des ciseaux, avec du papier, avec de la couleur, avec des pinceaux, elle construit des forteresses écrasantes. Ses mains d’enfant, mais solides, aiment les bras de fer avec l’acier que, féminine, elle découpe au scalpel ». Et un texte de Nivèse elle-même : « A propos de l’Ecole de Nice. En 1968 j’ai eu la chance de rencontrer de jeunes artistes en Belgique qui m’ont fait découvrir les méandres de l’art contemporain. J’ai été tout de suite fascinée par les travaux de Klein, Arman, César, Raysse, Ben, plus tard j’ai appris qu’ils appartenaient au Nouveau Réalisme et à l’Ecole de Nice, j’en garde un souvenir vivace. C’était à une période de ma vie ou je souhaitais devenir artiste, j’ai donc quitté la Belgique pour rejoindre les artistes de « La grande bleue ». Mon rêve est devenu réalité, à partir de 1973 j’ai été immergée dans l’ambiance de l’Ecole de Nice. Et c’est grâce à elle que j’ai pu découvrir le Japon, la Corée-du-Sud, L’Amérique, l’Europe. Mon « Ecole de Nice » est devenue mon territoire de vie et d’amour ! »

Fin.

- Pour relire le premier chapitre de cette chronique
- Pour relire le deuxième chapitre de cette chronique
- Pour relire le troisième chapitre de cette chronique
- Pour relire le quatrième chapitre de cette chronique

Artiste(s)