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CHAPITRE 6 (part I) : Claude Gilli et le cri primal de l’Ecole de Nice

La chronique du galeriste Alexandre De La Salle, cette semaine consacrée à Claude Gilli.

Frédéric Altmann – Claude Gilli fait partie des pionniers de l’Ecole de Nice dont l’œuvre a été présente dans toutes tes expositions « Ecole de Nice » sans exception, de 1967 à 2010. Il n’y en a pas tellement.

Alexandre de la Salle – Justement parce qu’il fait partie des pionniers, et qu’il est toujours là, Ecole de Nice ou non, à poursuivre une œuvre incontournable. Mais c’est aussi quelqu’un qui revendique l’Ecole de Nice. Dans une interview filmée que je lui ai faite en 2010 à l’occasion de l’exposition au Musée Rétif (et dont un extrait a été donné sur « Art Côte d’Azur »), il dit ce qu’il ne fait que répéter, c’est-à-dire l’importance à ses yeux de l’Ecole de Nice, mais qu’elle se situe dans les premiers temps, dans le temps où une génération - née à Nice et dans les environs, et qui se rencontrait, se colletait à l’expérience et à la théorie - a poussé un Cri, son cri. Il le disait déjà dans le film de 1997 dont un extrait est donné avec ce chapitre. Dans le « Paradoxe d’Alexandre », en 1999, à propos de sa Rétrospective au Mamac de la même année, j’ai écrit qu’elle avait montré deux choses qu’on savait, mais sans vraiment les savoir : la beauté de son œuvre, son importance dans le champ raréfié de la création contemporaine. Et que c’était avec plaisir que j’y avais modestement participé par un prêt, et que Claude faisait partie des premiers pionniers de ce qui allait devenir l’Ecole de Nice, que sa contribution y était très importante, et qu’il était déjà là dans ma première exposition Ecole de Nice en 1967.

Claude Gilli (au centre) au vernissage de l’« Ecole de Nice ? » le 17 mars 1967, Galerie Alexandre de la Salle, Place Godeau, Vence
DR

Et lui, dans le Catalogue du « Paradoxe… », en novembre 1999, m’avait retourné ceci :

Dommage !
Encore une galerie qui ferme.
Dommage,
à Saint-Paul, Alexandre de la Salle
c’était le plus gentil
le plus sympathique
le plus musclé
pas le plus radin
le plus joli
le plus honnête
le plus maniaque
le plus conciliant
le plus pointilleux
le plus foutral des marchands.
Mais comme disait Alexandre :
une lumière doit être ouverte ou fermée

Dans le catalogue de l’exposition de 1967, c’est une Coulée qui était présente, une double coulée, et un mois plus tard (Paris, avril 1967) Pierre Restany écrivait un texte pour le catalogue de l’exposition Gilli à la « Galleria d’arte moderna » de Torino en collaboration avec la « Galleria del Leone » di Venezia.

Double coulée dans le catalogue de l’exposition « Ecole de Nice ? », Galerie Alexandre de la Salle (1967)
DR

Nous en avions cité un extrait dans le « Paradoxe… », mais, sous le titre « Le tout pour le tout », le voici en entier car Pierre Restany parle très finement de Gilli (il écrira même « Claude Gilli, La poésie au ras du sol », aux Editions Galilée en 1982) : « La vision de Gilli s’est développée au rythme cyclique d’une croissance végétale : elle a d’abord plongé ses racines dans le terroir niçois, l’imagerie populaire de ses assemblages et de ses ex votos. Et puis peu à peu les reliefs découpés de Gilli se sont mis à exprimer des choses simples, des vitrines de plage ou des morceaux de bord de mer, ciel bleu et nuages compris.

L’intuition du peintre est ambitieuse : il pense à des formes simples et banales parce qu’il les veut essentielles, irrécusables, définitives. La série des « coulées » offre un bon exemple du processus logique de son imagination : issu de la représentation du pot, du pinceau ou du tube, le jet de couleur a fini par se libérer entièrement par sa pleine expansion au sol. Ainsi naquirent les taches en flaques, reliefs archi-plats qui émaillent la surface à la manière des plantes aquatique. Ces Nymphéas du ripolin sont sans doute à la frontière du pop art et de l’op art et par là bien dans le vent. Mais la démarche de Gilli se situe à d’autres altitudes, au- delà des possibles rencontres avec l’actualité formelle de Londres ou de New York. L’originalité de Gilli réside dans la définition des contours de ses bois laqués dont le léger arrondi compense l’acuité sans atténuer la netteté d’inscription. Ainsi ses formes plates s’intègrent elles sans heurt tout naturellement dans l’espace ambiant qu’elles ont tôt fait de saturer par l’éclat de leur chro-matisme.
Telle est la volonté de l’artiste : un choc visuel total, une communication immédiate et directe, à base de formes simples et de couleurs stridentes. Dédaigneux des demi mesures Claude Gilli tient le pari de l’expression totale. A ses risques et périls, résolument, il joue le tout pour le tout. (Pierre Restany, Paris, avril 1967).
Mais « l’esprit de Gilli » est chose étrange : dans la plaquette « L’esprit de Gilli » éditée pour son exposition personnelle dans ma galerie en 1976, il avait fait inscrire « En art, il ne faut surtout pas expliquer ». Et il a raison, il faut d’abord faire une œuvre. Mais il a une manière de faire vivre l’histoire, son histoire, et l’Histoire de l’Art, à coup de petites touches, qui est incroyablement vivante.

Article de Frédéric Altmann (Nice-Matin)
DR

Son histoire, tu l’as assez bien résumée dans ton article de Nice-Matin du 19 janvier 1992, dont nous avions extrait un passage dans le « Paradoxe… », je vais là aussi en donner un peu plus : « Dans les rues étroites du Vieux-Nice, près de la cathédrale Sainte-Réparate, habite un artiste majeur de l’Ecole de Nice : le peintre et sculpteur Claude Gilli.

Grande coulée de Claude Gilli sur la façade de la Galerie Alexandre de la salle, Saint-Paul en 1998
DR

Il a vu le jour en 1938, issu d’une vieille famille niçoise. Pour aller chez lui, un escalier étroit, interminable, et enfin la découverte d’un atelier sous les tuiles avec un panorama sur la ville et les toits d’une grande beauté. En 1955, Gilli entre à l’Ecole des Arts Décoratifs, rue Tondutti-de-l’Escarène, il a pour professeur le peintre François Bret. De multiples rencontres parmi les élèves et quelques noms célèbres qui demeurent : Danièle Giraudy, qui fut plus tard la conservatrice du très beau Musée Picasso. C’est aussi l’époque de l’adolescence en compagnie d’Albert Chubac, le solitaire d’Aspremont, avec aussi le non moins solitaire et célèbre Martial Raysse. Première passions et émotion avec l’œuvre du romantique Nicolas de Staël. Une longue amitié se lie avec l’érudit et grand bibliophile Jacques Matarasso, avec Alexandre de la Salle aussi, dans sa petite galerie de la place Godeau à Vence. Et puis vient le temps de la boutique de Ben, un lieu magique pour la plupart des jeunes artistes de Nice. Ben l’informateur, le provocateur, l’adolescence de l’Ecole de Nice. Un nouveau monde s’ouvre avec les concerts Fluxus, le Théâtre Total, le rejet d’une certaine forme de peinture, l’avènement du Nouveau réalisme de notre ami Pierre Restany, le départ fulgurant du Niçois Yves Klein, sa mort à 34 ans en pleine ascension. Le départ d’Arman pour l’Amérique, le succès extraordinaire à 25 ans de Martial Raysse. Le mépris et l’indifférence du public, sauf pour le passionné Jacques Lepage et quelques autres… Alocco, Venet, Sosno… Le théâtre des Vaguants, le Théâtre Populaire, Dédé Riquier, Morana, Boéri et les écrits couronnés de succès de JMG Le Clézio. Le départ de Gilli pour Paris, le temps des merveilleux ex-voto, la période aussi des coulées, véritables hymnes à la couleur. Autant de souvenirs en vrac qui débouchent sur la grande nostalgie des années 60/65. Le soleil décline sur les toits du Vieux-Nice, quelques nuages sur le Cheiron... C’était hier, l’adolescence de l’Ecole de Nice (Frédéric Altmann, Nice-Matin). Ton article est une assez bonne synthèse de la biographie de Claude inserrée dans l’ambiance des années 60/65 comme tu dis, qui te sont si chères, ça transpire dans tout ce que tu écris. Je précise tout de même que Gilli a fait partie de l’exposition « Scorbut » chez Ben en 1958, c’étaient vraiment les prémisses…
A suivre...

Intérieur de la plaquette « L’esprit de Gilli » exposition personnelle à la Galerie Alexandre de la Salle en 1976
DR

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